Un des malentendus les plus pernicieux qui entourent les revendications régionalistes dans les pays démocratiques d'Europe occidentale : Pays basque, Irlande du Nord, Corse (nous n'évoquons ici que les cas ayant donné lieu à une dérive terroriste), est l'assimilation hâtive qu'on en a faite avec la question de la décolonisation, laquelle avait dominé le débat public dans la génération précédente.

 

Confusion entretenue complaisamment par quelques insupportables donneurs de leçons comme nos amis allemands.

Confusion entretenue par les séparatistes eux-mêmes dont cette lecture hâtive sert bien évidemment la cause.

La grande différence est que la revendication séparatiste se trouve dans toutes les régions évoquées clairement minoritaire alors que, dans une partie au moins des anciennes colonies, la majorité souhaitait l'indépendance. Or il est bien évident que dans un pays démocratique, il n'est pas possible de satisfaire les revendications d'une minorité dès lors qu'elle s'oppose aux aspirations de la majorité. N'hésitons pas à le dire : oui, il est des cas où être politiquement minoritaire donne juridiquement tort !

On comprend que cette situation soit irritante dans une démocratie " avancée ", pour ne pas dire décomposée, où l'on pense spontanément que le progrès passe toujours par la satisfaction de la " base ", quelle qu'elle soit, surtout s'il s'agit d'une base activiste. Dans une démocratie " apaisée " (et donc apaisante !), tout conflit étant tenu pour une anomalie, il ne faut pas se lasser de chercher le compromis avec l'unique brebis égarée, fut-ce aux dépens des quatre-vingt-dix neuf autres qui n'ont rien demandé.

La conflictualité entretenue par le minorités ne heurte pas seulement le sentimentalisme démocratique ambiant, il répugne autant à une technocratie qui ne supporte pas l'idée qu'il y ait des problèmes sans solutions.

Cette situation paradoxale tend à nourrir plusieurs logiques perverses. La pire est évidemment celle des terroristes. Application directe du léninisme et de son application, la guerre révolutionnaire, le terrorisme part du présupposé que les citoyens ne sont qu'un troupeau de moutons (ou des chèvres !) qui se range toujours du côté du plus fort. Nous ne sommes qu'une minorité, disent-ils, tant que l'État, doté des moyens de la violence légale, est le plus fort. Si nous arrivons à terroriser les populations plus que ne le fait l'État, les " masses " se rallieront à nous. Quel meilleur moyen de montrer que nous sommes plus fort que l'État que d'assassiner son représentant ?

Qui ne voit combien ce raisonnement est fou puisque ses conséquences ne peuvent être que criminelles ? Mais il est également faux, car il part de l'idée que la force serait le seul fondement de la légitimité.

Il est une logique également perverse, quoique plus bénigne, qui consiste à dire que pour apaiser les minorités séparatistes, il faut trouver le moyen terme, en accordant aux instances locales toujours plus d'autonomie et, par conséquent, multiplier les réformes en ce sens. Cela fait l'affaire d'une partie des notables locaux, qui ne sont pas les mêmes que les séparatistes, mais pas forcément celle des populations. Une telle méthode n'a réussi que dans des provinces comme la Catalogne ou l'Écosse, où il n'y avait pas de mouvement séparatiste violent, et où les élites locales étaient suffisamment mûres pour s'assumer elles-mêmes.

Elle est inadaptée aux régions en crise aiguë. Pourquoi ? Parce que celles-ci voient coexister plusieurs sentiments dont les esprits superficiels (comme il en existe beaucoup dans les sphères gouvernantes ) font trop facilement l'amalgame : la volonté farouche d'indépendance d'une minorité ; le désir d'autonomie et de décentralisation des notables locaux ; l'attachement bien réel de tous à l'identité et à la culture locale ; mais aussi l'attachement d'une majorité, plus ou moins large selon les cas, très large en Corse, à l'autorité de l'Etat et donc à son exercice effectif par le pouvoir central.

Il est probable que ce dernier sentiment (que l'on ne trouve pas par exemple là où la décentralisation est un fait acquis comme en Catalogne ou en Bavière) tend à s'exaspérer sous le double effet de l'insécurité entretenue par les séparatistes et des carences du pouvoir local. Un pouvoir local que les réformes successives tendent à élargir mais dont beaucoup déplorent qu'il soit parfois corrompu, souvent incompétent et toujours clientéliste.

Un sondage déjà ancien soulignait cette situation pour la Corse ; si seulement 8 % des sondés ne se sentaient pas Français, ils étaient 49 % à vouloir plus d'autonomie (ce qui n'est pas beaucoup ) mais 38 % à faire confiance aux élus locaux, alors que 45 % faisaient confiance au gouvernement (1).

Ceux qui ne perçoivent pas ces paradoxes sont eux aussi entraînés dans une logique perverse : pour résoudre un malaise qui tient pour l'essentiel à un déficit de l'autorité, on déstabilise un peu plus celle-ci par des réformes à répétition, qui tendent à affaiblir encore cette autorité, à renforcer de notables locaux qui ne font pas l'unanimité, tout en donnant l'impression de se plier aux exigences des activistes.

Dans le prolongement de la politique des gouvernements précédents, le nouveau statut proposé à la Corse représentait sans doute le chef d'œuvre d'une gymnastique intellectuelle tendant à résoudre la quadrature du cercle : comment apaiser des minorités activistes en régime démocratique en leur donnant autant de pouvoirs que la règle majoritaire le permet ? Tout en procédant à une simplification de la carte administrative plutôt bienvenue mais affaiblissant d'influents notables, ce projet donnait, par la voie d'une proportionnelle intégrale, les moyens aux nationalistes de disposer d' une minorité de blocage à l'assemblée unique, c'est-à-dire, faut de pouvoir la gouverner, de la rendre ingouvernable.

Par rapport à une majorité qui aspire d'abord à être vraiment gouvernée, on ne pouvait aller davantage à contresens. D'autant que l'exemple basque montre que ni une large autonomie, ni une représentation substantielle des indépendantistes dans les instances locales, ne suffisent à apaiser la logique terroriste. Il a fallu toute la pression de l'appareil d'État et des principaux partis politiques (UMP et PS), conjuguée à celle des nationalistes, pour que près de la moitié des Corses acquiescent tout de même à un projet de statut dont l'effet eut été si contraire à leurs véritables aspirations.

Que faire alors, dira-t-on ? Peut-être faut-il commencer à accepter l'idée, qui répugne tant à l'esprit moderne, qu'il y a des problèmes sans solution, en tous les cas à court terme : celui de minorités irréductibles qui veulent s'imposer à une majorité rétive, est un de ceux là. Le minimum que l'on attende de l'État dans ce cas est de sauvegarder l'ordre public. L'arrestation de Colonna, dont on ne peut que féliciter ceux qui l'ont osée, est déjà un grand pas dans ce sens. Peut-être ne faut-il pas oublier non plus qu'il y a des plaies qu'on guérit d'autant mieux qu'on les laisse se reposer !

(1) Louis Harris, décembre 1999, publié par Commentaire n° 89, printemps 2000, p.181.

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