Comment expliquer l’échec de l’industrie française ?

[Source : Contrepoints]

Notre secteur industriel est dans les trente sixième dessous, et il est urgent que l’on puisse le reconstituer. Va-t-on le faire en choisissant le libéralisme, ou bien va-t-on opter pour le colbertisme ?

Dans un précédent article, nous avons décrit la débâcle française en matière industrielle. Comment expliquer tous ces échecs ?

La réponse à cette interrogation nous est donnée par les travaux du chercheur américain Weston Agor1, professeur à l’université du Texas, un chercheur que les consultants français ont jusqu’ici complètement ignoré, en en restant aux applications par trop mécaniques des outils de l’analyse stratégique d’entreprise mis au point ces dernières années par les chercheurs de Harvard. Cet universitaire américain, qui comme beaucoup d’universitaires de son pays fait du consulting en entreprise, a démontré que la stratégie nécessite deux vertus fondamentales : l’intuition et la créativité.

Les vertus nécessaires à la stratégie

Ce sont là les spécificités du cerveau droit. Weston Agor, en faisant passer des batteries de tests aux dirigeants des entreprises américaines qui se sont prêtés à cet exercice, a établi une très forte corrélation entre réussite et intuition des dirigeants. Il a ainsi démontré que pour être un bon stratège il faut nécessairement être cerveau droit. Or les chefs d’entreprise français, tout particulièrement semble-t-il, dans le domaine industriel, sont très majoritairement des cerveaux gauches ! Voilà donc la conclusion à laquelle on arrive.

Il nous faut rappeler ici les découvertes sur le fonctionnement du cerveau que des chercheurs en neurophysiologie ont faites ces 30 dernières années, notamment Roger W. Sperry, prix Nobel de médecine en 1981. Notre cerveau a deux hémisphères qui sont en relation, mais qui ne fonctionnent pas de la même façon. L’hémisphère gauche est le siège du langage et du raisonnement logique. Avec le cerveau gauche on fait des analyses détaillées, minutieuses et séquentielles, sans jamais parvenir à une vision globale : pour le cerveau gauche qui fonctionne en binaire, il n’y a qu’une seule façon de faire les choses.

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La créativité du cerveau droit

Le cerveau droit, quant à lui, voit les choses globalement : il traite l’information d’une façon holistique. Le cerveau droit est créatif : c’est le siège de l’intuition et de l’imagination. Il explore plusieurs pistes à la fois. Avec le cerveau gauche on organise, on planifie et l’on va dans le détail, alors que le cerveau droit a horreur du détail, son appréhension de la totalité se faisant d’une manière instantanée. Les deux cerveaux coopèrent, mais très souvent l’un domine l’autre : c’est ainsi que le cerveau gauche étouffe la créativité.

Les artistes, les musiciens, sont tous des cerveaux droit : Mozart entendait dans l’hémisphère droit la musique qu’il allait composer avec son hémisphère gauche. Le cerveau droit permet la gestion de la complexité. Daniel Pink dans son ouvrage L’homme aux deux cerveaux paru en 2007 nous dit :« L’avenir appartient aux cerveaux droits ».

Résoudre les problèmes de stratégie

Weston Agor, dans ses missions de conseil aux entreprises, constituait toujours avec les interlocuteurs qu’on lui donnait pour travailler sur les problèmes de stratégie, deux groupes distincts, en utilisant les tests qu’il avait mis au point : d’un côté les cerveaux gauches, et de l’autre les cerveaux droits.

Il demandait au groupe des cerveaux droits d’élaborer des propositions diverses en matière de stratégie, en donnant libre cours à leur créativité. Puis il invitait le groupe des cerveaux gauches à faire un screening dans toutes ces élucubrations avancées par le groupe précédent, afin de ne retenir que les suggestions les plus cohérentes avec les moyens de l’entreprise. Si dans un groupe de brain storming on mélange les cerveaux droits avec les cerveaux gauches, ceux-ci paralysent complètement la réflexion et stérilisent le débat.

Techniques plutôt que logiques

Voilà donc les constations auxquelles on parvient : les managers français avec leur sens de la logique veulent généralement gagner par la technique. C’est une grande constante chez les Français et cette manière de procéder n’est généralement pas la bonne. Le Concorde qui était une merveille technique en est parmi bien d’autres un parfait exemple. Comme on le sait, ce fut un échec commercial et il fallut cesser de le faire voler.

On doit donc se demander comment on pourrait remédier à cette difficulté viscérale des managers français, qui sont majoritairement des cerveaux gauches, à concevoir de bonnes stratégies. Est-ce affaire de formation de notre jeunesse, est-ce dû à l’apprentissage chez les tout jeunes enfants de notre pays de la langue française, une langue par trop logique, ou encore est-ce affaire de génétique ? Nul ne le sait actuellement.

Mettre en oeuvre des stratégies gagnantes pour contre le déclin industriel français

Ce qui paraît certain c’est que les managers italiens se révèlent être bien plus doués que leurs homologues français pour concevoir et mettre en œuvre des stratégies gagnantes, et l’on sait que depuis toujours le peuple italien est bien plus artiste que le peuple de France : à quoi cela est-il dû ? Autre constatation : les Asiatiques sont plus doués pour la stratégie que les Européens : est-ce génétique ? Ou bien est-ce leur écriture qui, avec ses idéogrammes et ses pictogrammes, suscite en permanence le recours à l’intuition pour imaginer instantanément ce que ces caractères signifient ?

On sait que le sens des sinogrammes varie selon le contexte, et certains caractères chinois peuvent représenter plus d’un morphème. Cette écriture nécessite, semble-t-il, une plus grande sollicitation du cerveau droit que ne le fait notre écriture. Tout cela reste à étudier.

Que faire ?

Dans l’immédiat, que peut-on donc faire ? Aider les chefs d’entreprise à se familiariser avec les techniques de l’analyse stratégique, des techniques très au point actuellement ? Mais les outils de l’analyse stratégique sont très délicats à mettre en œuvre car pour être correctement utilisés ils nécessitent que l’opérateur ait recours à l’intuition, ce que les manuels ne disent jamais.

Découper les activités d’une entreprise en différents domaines d’activités stratégiques, les SBA des auteurs américains (Strategic Business Area), nécessite de l’intuition. Donner aux SBA une dimension géographique pertinente nécessite, aussi, de l’intuition. Et choisir les avantages distinctifs à adopter pour réussir dans une stratégie de différenciation nécessite, là encore, de l’intuition. S’il s’agissait, en effet, d’acheter un manuel d’analyse stratégique à 40 ou 50 euros pour faire fortune, cela se saurait.

Le problème de l’enseignement de l’analyse stratégique

Tous les essais qui ont été faits, y compris dans le passé par le CNPF2, pour inciter les chefs d’entreprise français à se former aux techniques de l’analyse stratégique n’ont donné aucun résultat : on ne peut pas former un chef d’entreprise aux techniques de l’analyse stratégique en un séminaire de deux jours, et le recours à des consultants est très cher, et encore faudrait-il que ceux-ci soient valables.

Une action ne pouvant avoir de résultats que dans le très long terme consisterait à demander aux spécialistes des problèmes de pédagogie de mettre en place des activités permettant de développer chez nos jeunes, dans le système scolaire, le recours au cerveau droit. Mais il s’agit là d’un vœu pieux.

Nous nous trouvons donc totalement démunis pour corriger chez nos managers cette infirmité qui consiste à fonctionner essentiellement sur le cerveau gauche.

Cela pose la question de fond de savoir quel est le système économique qui finalement convient le mieux à notre pays : est-ce le libéralisme économique intégral, ou bien est-ce le système dirigiste qui a pour nom le colbertisme ? S’il s’agit, avec un système libéral, de créer des milliers et des milliers d’entreprises qui seront menées à l’échec par des chefs d’entreprise incapables de développer de bonnes stratégies, sans doute vaudrait-il mieux en revenir, alors, au colbertisme, la puissance publique prenant les initiatives qu’il faut pour orienter les entreprises et les aider à se développer.

Pour l’instant, notre secteur industriel est dans les trente sixièmes dessous, et il est urgent que l’on puisse le reconstituer. Va-t-on le faire en choisissant le libéralisme, ou bien va-t-on opter pour le colbertisme, ce que l’ancien président de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, polytechnicien et manager de l’année en 1989, recommande dans son dernier livre La France doit choisir, parlant, pour être moderne, de « néo-colbertisme » ?

  • Claude Sicard est l’auteur de Le Manager Stratège et L’audit de Stratégie (Éd Dunod)