Avent : aller à l’essentiel avec l’Évangile de Marc

« Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu. » Ainsi débute l’Évangile du second dimanche de l’Avent. Dans ce texte, l’évangéliste Marc annonce d’emblée la couleur, sans faire dans la périphrase !

Mais au-delà de la question de savoir si cette expression est à comprendre comme « commencement de l’Évangile annoncé par Jésus-Christ », ou bien comme : « Commencement de l’Évangile qu’est Jésus-Christ », il est important de souligner la raison profonde pour laquelle l’auteur débute son texte par un exorde si lapidaire, une introduction si abrupte. Pourquoi une entrée en matière si rapide ?

C’est que le deuxième Évangile est un texte très peu « littéraire », au sens d’une construction « léchée ». Il constitue plutôt un témoignage « brut de décoffrage » sur la vie du Christ. Ici, pas de rhétorique, ni d’effet de manches. Marc emploie d’ailleurs très souvent le temps présent, ce qui renforce l’impression de regarder Jésus vivre en live. On s'y croirait ! Les événements, saisis sur le vif, ne traînent pas. La narration a bien un dessein théologique. Cependant, l'Incarnation ici est sans circonvolutions. Nous ne sommes pas dans une peinture pieuse ! Jésus s'indigne, s'étonne, s'impatiente, s'émeut, rabroue, rudoie. Et cela sans semblant ni affectation. L'inverse d'un Christ en plâtre.

Le fil rouge de l’Évangile

De plus cet Évangile est écrit suivant le procédé de la « parataxe » narrative.

Qu’est-ce qu’une parataxe ? C’est un procédé de syntaxe qui consiste à juxtaposer des phrases (ou des propositions) sans expliciter le rapport qui les lie entre elles, en omettant d’employer des particules de coordination ou de subordination. D’ailleurs, l’hébreu fonctionne selon cette modalité. La parataxe narrative du récit de Marc consiste dans le déroulé d’épisodes se succédant les uns aux autres sans transition, se suivant sans explication apparente. Dans le texte abondent en effet les “Et aussitôt”, les “ils arrivent à” (en parlant de Jésus et ses disciples). Les micro-récits s’enchaînent sans transition les uns à la suite des autres, sans que le lecteur puisse toujours saisir de prime abord la logique présidant à l’intrigue textuelle (je vous rassure, l'Évangile de Marc possède tout de même un plan).

Si j’insiste sur ce point, c’est afin de répondre à la question initiale concernant la raison de l’introduction abrupte de l’Évangile. On en saisit mieux la pertinence maintenant. Ce qui relie tous les épisodes du récit évangélique les uns aux autres, ce n’est rien d’autre que l’identité de « Jésus-Christ, Fils de Dieu », l’identité de la personne présentée dans l’introduction du texte.

Ainsi, le premier verset de l’Évangile nous fournit-il le fil rouge de tout l’Évangile. La réalité que vise l’expression « Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu », c’est elle qui cimente toute la narration, qui fait tenir ensemble les multiples péripéties relatées par l'évangéliste. De telle sorte que le lecteur est amené à se poser, tôt ou tard, cette question décisive : comment peut-on être Fils de Dieu en ce monde ? Quelles caractéristiques donner à ce statut que Marc reconnaît à Jésus ? Car l’Évangile nous fournit un portrait assez paradoxal de celui à qui est appliquée cette titulature ! La suite du récit se chargera en effet de nous faire comprendre qu’être Fils de Dieu n’est pas une sinécure, une « fonction » qui fournirait à Jésus des passe-droit, des privilèges ! Loin s’en faut, comme le montrera le récit de la Passion.

Un ascète qui bouscule les habitudes

La citation de l’Écriture : « Voici que j’envoie mon messager en avant de toi… », tirée du prophète Isaïe, atteste elle aussi qu’avec le récit de Marc, nous n’avons pas affaire à un simple fait divers. L’histoire qu’il va nous rapporter s’inscrit au contraire dans l’histoire sainte d’Israël, en continuité avec elle. « Jésus-Christ Fils de Dieu » ne tombe pas sur terre tel un météorite !

Cette citation sert également de transition à l’entrée en scène du premier personnage en chair et en os de l’Évangile de ce dimanche. Ce personnage n’est pas celui dont parlait le premier verset, mais un autre : Jean. Le Précurseur « paraît » dans le désert. Tel Élie dans le premier Livre des rois — dont on ne sait pas trop d’où il vient. Idem pour le Baptiste.

L’évangéliste prend bien soin de relier Jean au glorieux prophète dont le retour était annoncé pour la fin des temps. En effet, si Marc précise que Jean « était vêtu de poil de chameau, avec une ceinture de cuir autour des reins », ce n’est pas pour satisfaire notre curiosité, ni parce qu’il se passionne pour les détails vestimentaires (dont il n’a cure), mais afin d’opérer un rapprochement entre le Précurseur et Élie, dont l’habillement était similaire. Une autre façon de nous faire comprendre (avec la citation des Écritures) que quelque chose de très important est en train d’advenir avec Jean.

Le lecteur ne peut s’y tromper d’ailleurs. Car ce Jean, quel champion de l’ascèse !  Non content de vivre au désert dans des conditions prodigieuses, comme si Dieu seul lui suffisait, il arrive de plus à séduire la grande cité religieuse, Jérusalem elle-même ! La capitale, la ville où réside le Nom, qui s’enorgueillit de son Temple, la voilà qui se rend auprès de lui avec tous ses habitants ! Et avec elle l’ensemble de la Judée, celle de toutes les tribus qui a le mieux gardé la fidélité au Dieu des Pères !

Oui, quel homme que ce Jean ! Capable de faire sortir l’élite de la ville sainte de sa routine, de son inertie « religieuse » ! Même Jésus n’y parviendra pas. C’est quelque chose que de faire bouger une élite ! Et de surcroît de l’amener dans un désert inhospitalier ! Et tout cela en lui faisant reconnaître ses péchés ! Parce qu’il n’est pas question de tourisme religieux dans cette histoire. Alors là, c’est le pompon, la cerise sur le gâteau ! Sûrement quelque chose d’extraordinaire est-il en train d’advenir avec un homme de cette envergure, de cette trempe.

En attendre un Autre

Et pourtant… Ce n’est pas que le Baptiste déçoive les attentes en sa personne. Mais Jean remet d'emblée les choses à leur place. Alors que tout semblait indiquer que sa sainteté accomplie le désignait comme celui que la nation attendait, le voilà qui nous demande de porter notre espérance ailleurs. Non, il ne représente pas, lui, l’espérance d’Israël. Non, ce n’est pas sur lui que les regards doivent se porter. Il faut en attendre un autre. « Voici venir derrière moi celui qui est plus fort que moi. » témoigne-t-il. Coup de théâtre. Alors qui ?

Jean ne donne qu’une précision au sujet de l’identité de celui qu’Israël doit attendre. Elle est relative à son baptême. Alors que lui-même a baptisé avec de l’eau, le mystérieux personnage qui arrive après lui, qui « vient derrière lui » selon ses propres termes, baptisera, lui, dans l’Esprit Saint. Telle est la seule indication que Jean est capable de donner au sujet de cet Autre dont il annonce la venue imminente aux foules venues de Jérusalem pour l’écouter.

Ainsi, ce n’était pas lui ! Pourtant, quel champion de Dieu ! Qui sera alors ce mystérieux inconnu qui succèdera à Jean-Baptiste et baptisera dans l’Esprit-Saint ? « Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas » dit-il à son sujet dans le quatrième Évangile (Jn 1,26). Le suspens est à son comble. Et ce nouveau baptême, en quoi consistera-t-il au juste ? Avec celui de Jean, on savait au moins à quoi s’en tenir. Il s’agissait de se repentir, de reconnaître ses fautes, et se préparer de la sorte à la venue décisive de Dieu.

Mais le baptême dans l’Esprit-Saint, qu’est-ce ? Un baptême qui fera plus que la purification des péchés ? Voilà qui doit donner l’eau à la bouche au lecteur ! Et si, comme ce sera le cas avec l’identité de « Jésus-Christ, Fils de Dieu », il était nécessaire de parcourir tout l’Évangile de Marc afin de lever le voile sur cette énigme ? Et si le fin mot de l’histoire résidait dans l’intégralité de l’existence publique de Jésus de Nazareth que le récit nous propose de parcourir ? À suivre… En tout cas, Marc sait bien ménager ses effets ! 

En attendre un Autre : l’Avent ne se résume-t-il pas finalement dans ce programme ? Ainsi, derrière sa simplicité, on oserait presque dire sa rusticité, le texte de ce dimanche nous permet-il d’aller, et d’accéder, fût-ce encore partiellement, à l’essentiel.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

Illustration :
Jean Baptiste, par Le Caravage (1571-1610), Galerie nationale d’art antique, Rome (détail).

 

 

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