Les contradictions du nouvel "enseignement moral et civique"

Le nouvel "enseignement moral et civique" (EMC), selon la nouvelle appellation consensuelle de la "morale laïque", se veut clairement un projet à visée émancipatrice. Pourtant, le nouveau catéchisme des valeurs républicaines déploie tous les moyens possibles pour neutraliser la liberté de pensée.

L'HISTOIRE des idées définit les Temps modernes comme la période qui a vu monter en puissance l’autonomisation croissante de l’homme. « Penser par soi-même » : tel fut leur adage de prédilection. Dans le domaine de la morale, de la réflexion et de la politique, nous avons été invités à laisser tomber les lois dont nous n’étions pas les auteurs afin de nous déterminer par nous-mêmes. Ainsi sont nées les « libertés modernes ».

Dans le cadre de cette accession de l'homme à la majorité intellectuelle, a germé récemment, dans la tête des responsables du système scolaire, le projet d’une nouvelle éducation à la citoyenneté. Il s'agit de transmettre les « valeurs de la République » aux futurs membres de la communauté politique. Ce projet sous-entend ainsi l'identité, l'harmonie préétablie, entre ces « valeurs » et l'autonomisation de pensée. En adhérant aux injonctions de cet enseignement civique, l'élève est censé devenir de plus en plus libre en développant son esprit critique vis-à-vis de tous les pouvoirs, de toutes les oppressions, quelles soient culturelles ou politiques.

Toutefois, il y a de fortes chances que cette initiative accouche du résultat inverse. Le plus probable en effet est que le conformisme le plus plat, le plus insipide, s'habillant des oripeaux d'une morale prétendument « citoyenne », ne finisse par étouffer dans l'œuf toute pensée qui voudrait interroger le bien-fondé des présupposés de cet enseignement. Celui-ci présente déjà ses postulats comme apodictiques, c'est-à-dire comme hors d'atteinte de tout questionnement susceptible de les remettre en cause.

Vicié à l'origine, ce projet d'émancipation est bien parti pour interdire tout effort de pensée, en confortant la bonne conscience de ses initiateurs et de ceux qui avalisent leur credo, tous cramponnés à leurs opinions « indiscutables ». Quelle tache originelle nous permet de prédire un tel sort à cette entreprise ?   

Apprendre à lire pour apprendre à penser

Pour répondre à cette question, il suffit de considérer ce qui est nécessaire à l'exercice d'une pensée libre, quel humus est favorable à son éclosion. Deux conditions sont requises afin de donner aux nouvelles générations la capacité de penser par elles-mêmes. La première consiste à apprendre et à maîtriser la langue, ainsi que les classiques littéraires, l'histoire, et à leur fournir des rudiments de connaissances scientifiques.

La seconde condition pour former des esprits libres relève elle aussi du bon sens : elle consiste à ne pas imposer un catéchisme qui prendrait la place des contenus d'enseignement contre lesquels s'est forgé le fameux « esprit critique » que l'on prétend promouvoir. Or, le nouvel enseignement civique ne répond à aucune de ces deux conditions. Peut-il dès lors se réclamer des « Lumières » ?

L'Éducation nationale n'est plus en mesure de remplir la première condition d'émancipation de la pensée chez les enseignés. La faute en incombe au pédagogisme, pour lequel elle a opté, et qui privilégie la méthode d'apprentissage au détriment du contenu enseigné. Au lieu de donner à l'élève de connaître ce dont il ne soupçonnait pas l'existence, l'école s'est proposée de recentrer l'attention sur les attentes de l'enseigné, voire sur son « génie » propre. Ce qui s'est traduit par un illettrisme consternant. Voulant mettre la charrue avant les bœufs, les apprentis-sorciers de l'enseignement ont oublié cette évidence fondamentale : pour penser par soi-même, encore faut-il penser, et pour penser, encore faut-il savoir maîtriser une langue. Car la pensée ne précède pas le langage.

De même enseigner l'histoire en délaissant la chronologie, et en la compartimentant par « thèmes », revient à laisser les élèves dans l'ignorance de notre provenance historique. Cet enseignement « saucissonné » possède un autre effet pervers : il nous persuade que la liberté est née hier avec la « lutte contre toutes les discriminations », et voue de facto aux gémonies le génie multiséculaire de notre pays. Pourra-t-on s'étonner après cela du peu de gratitude que manifestent les nouvelles générations vis-à-vis de l'héritage reçu de leurs ancêtres ? Quelle culture espérée d'une telle incitation au vandalisme soft ? 

L'histoire, repeinte en noir et blanc, est ainsi tendancieusement travestie. Au final, c'est son intelligibilité qui finit par nous échapper. Comment former des citoyens libres, tout en les maintenant dans l'ignorance du sens profond de l'aventure humaine qui les a précédés ?

Un nouveau catéchisme

Le nouvel enseignement civique ne remplit pas non plus la seconde condition pour exercer une pensée libre et autonome. Si elle désirait former des esprits libres, l'école ne devrait imposer aucun catéchisme qui se substituerait à ceux dont elle se fait fort d'émanciper les élèves. Il est contradictoire en effet de prétendre promouvoir l'esprit critique et, dans le même temps, mettre tous les moyens de l'Éducation nationale au service d'un credo à rabâcher par cœur. N'est-ce pas pourtant ce qui arrive avec la promotion des « valeurs républicaines » ?

Quelles sont-elles ? Lutte contre les inégalités, les discriminations, les « stéréotypes » en tous genres, les clichés, le sexisme, le racisme ; et promotion de la « laïcité », du « vivre ensemble », de la « mixité », du multiculturalisme, etc. Il faut une bonne dose de mauvaise foi pour ne pas s'apercevoir qu'un tel programme s'apparente davantage à un livre des sentences progressistes qu'à un encouragement à problématiser par soi-même le monde tel qu'il est. Non pas que tout soit à rejeter dans ces nouvelles tables de la loi : qui pourrait être pour le racisme ?

Cependant cette morale facile passe par pertes et profits les grandes questions de l'autorité, de la transmission, de l'héritage à honorer, de la justice, des vertus cardinales. Est-ce si innocent ? Muni de ses mantras, en dehors desquels vos opinions ne sont pas loin de passer pour des délits, cet enseignement civique, loin de favoriser la réflexion, conforte au contraire l'emprise des nouveaux maîtres actuels de la bien-pensance sur les esprits désorientés des enseignés déculturés. Sommes-nous encore au pays de Voltaire ? Le délit de blasphème n'est-il pas ressuscité, même si son objet ne porte plus sur le Nom divin ?

La culture contre le manichéisme progressiste

Les nouvelles générations seront-elles encore en mesure de penser par elles-mêmes ? D'affiner leurs jugements, de bémoliser leurs convictions, après que le nouveau magistère progressiste leur eut peint la réalité en noir et blanc, d'après des dichotomies aussi creuses et convenues que des slogans orwelliens : ouvert-fermé, raciste-antiraciste, enracinement-accueil du monde en sa diversité, mixité-repli sur soi, laïcité-angoisse identitaire ? Avec de telles simplifications, c'est la culture que l'on fait passer à la trappe. Pour quels motifs ? Pour lutter contre les privilèges des « héritiers » de Bourdieu, qui monopoliseraient les clefs d'accession à la « grande culture » en discriminant ceux qui en ignorent les codes ? Pour démocratiser l'enseignement et la culture générale ?

En le focalisant sur cette morale « civique » simplificatrice, les responsables de l'enseignement civique condamnent celui-ci au nivellement par le bas. Au final, est criminalisée toute pensée différente qui aurait le toupet d'exiger de ses adeptes une rigueur qui froisserait l'égalitarisme promu en nouvel article du credo « civique ». Pourquoi s'évertuer à penser par soi-même, en s'astreignant à des efforts dans ce but, s'il suffit d'ânonner le nouveau catéchisme pour obtenir sa barrette de « citoyen » ?

Le temps n'est-il pas venu cependant de rappeler que la liberté restera toujours, pour toutes les générations, une conquête, le fruit d'un long et persévérant travail sur soi ? Que l'on ne peut pas philosopher sans l'appui de ceux qui nous ont précédés dans l'aventure de la pensée ? Et que le génie « spontané » de l'enfant ne remplacera jamais l'étude de Platon, d'Aristote, de saint Augustin, de Shakespeare, de Pascal, de Chateaubriand, pour poser les bonnes fondations de la réflexion lorsqu'on désire interroger le mystère de l'existence ?

« Penser par soi-même » est un projet plus que louable. Encore faut-il commencer par choisir les bon maîtres pour cela, et savoir, non seulement les lire, mais savoir lire tout court.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Dernier ouvrage paru : 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

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