Qu'y a-t-il de plus insupportable ? Qu'un homme politique de premier plan soit condamné pour des pratiques manifestement illégales et de grande ampleur, ou qu'un juge le souligne avec emphase dans les attendus du jugement qu'il prononce ?

À supposer qu'il y ait eu un doute, les faits reprochés à Alain Juppé sont désormais bien établis : pendant sept années, de 1988 à 1995, sept permanents du RPR (1) étaient en réalité payés par la Ville de Paris où ils occupaient des emplois fictifs, ville dont lui-même était alors maire adjoint chargé des finances.

C'est en cette qualité qu'il était poursuivi et qu'il a été condamné pour " prise illégale d'intérêt ", en d'autres termes pour utilisation abusive et irrégulière des fonds publics dont il avait la responsabilité au bénéfice d'un mouvement dont il était entre-temps devenu le secrétaire général (fin 1994). La polémique actuelle porte désormais moins sur cet aspect des choses que sur la condamnation encourue de ce chef qui apparaît à certains comme trop sévère (18 mois de prison avec sursis), sur ses accessoires, à savoir la radiation automatique des listes électorales pendant 5 ans qui entraîne ipso facto une inéligibilité sur une durée qui va du simple au double selon les types d'élection, et sur les motifs de ces décisions.

Il faut d'abord replacer l'affaire dans son contexte (2). Lorsqu'en 1995 l'existence d'emplois fictifs au RPR est dévoilée et que commence l'instruction du dossier, l'affaire URBA relative au financement du PS, qui a succédé à l'affaire Luchaire et est connue depuis plusieurs années, ne va plus tarder à aboutir à la condamnation de Henri Emmanuelli ; elle a entre temps conduit le président de l'Assemblée nationale, Philippe Seguin, a prendre l'initiative d'une nouvelle loi (la quatrième en sept ans) relative au financement de la vie politique qui sera adoptée par la majorité RPR/UDF sur le thème de la normalisation et de la moralisation du fonctionnement des partis (Loi n° 95-18 du 21 janvier 1995). C'est cette loi qui, outre l'interdiction des dons des entreprises aux partis politiques, a introduit dans le code électoral l'actuel article 7 aux termes duquel est automatiquement radiée des listes électorales toute personne condamnée pour toute une série de délits (3), et dont l'application est aujourd'hui contestée. Au même moment, le gouvernement Balladur auquel Alain Juppé participait comme ministre des Affaires étrangères était secoué par les démissions de trois ministres (4) mis en examen pour des raisons diverses dont certaines relevaient du financement de leurs activités politiques. S'il était donc un sujet que ne pouvait ignorer aucun dirigeant et qui aurait dû le préoccuper dans l'exercice de ses fonctions, c'était bien celui-là.

En vérité, un climat n'a jamais suffit à rendre quiconque responsable, et encore moins coupable au plan pénal. D'où sans doute cette défense absurde dans laquelle Alain Juppé s'est enferré, contre toute vraisemblance et à l'inverse de tous les protagonistes du procès, à rebours également de ce que les audiences publiques ont permis de savoir, selon laquelle il ne savait rien, pas même qui payait sa propre secrétaire, et ne se préoccupait pas de ces sordides contingences matérielles ! Le tribunal a probablement eu le sentiment qu'on se moquait de lui ; et sans doute à juste titre quand on a ensuite entendu l'excuse en forme de demi aveu articulée devant les téléspectateurs, selon laquelle " tous les partis ont eu des difficultés pour organiser leur financement ", alors qu'ils bénéficiaient d'un financement public extrêmement important depuis déjà plusieurs années... À supposer cependant que cette ignorance fût véridique, et sans qu'on ait besoin d'imaginer qu'il ait cherché à atteindre indirectement Jacques Chirac, alors maire de Paris mais aujourd'hui protégé par l'immunité présidentielle, le tribunal ne pouvait en tout état de cause pas faire autrement que déduire de l'autorité et de la légitimité qui s'attachent à la fonction d'élu titulaire d'un mandat exécutif une responsabilité effective sur les actes qui sont commis sous son mandat et dans son champ de compétence. C'est d'ailleurs le principe qui est constamment opposé aux chefs d'entreprise lorsque des délits sont commis en matière sociale ou économique : leur fonction même leur interdit de s'exonérer de leur responsabilité par la seule invocation de leur ignorance mais au contraire les oblige à savoir ce qui se passe chez eux et à l'assumer. Vérité en deçà du suffrage universel ne saurait devenir erreur au-delà, sauf à entériner une curieuse conception de la responsabilité qui n'aurait pas de contenu concret dès lors qu'on opère dans la sphère publique mais qui serait purement politique, l'élection valant exonération voire absolution. Heureusement que, malgré les pressions de nombreux élus, nous n'en sommes pas là.

J'ose à peine revenir sur l'objection tirée de l'absence d' " enrichissement personnel " qui est hors sujet. Il est indéniable que Alain Juppé n'a pas tiré directement profit des emplois fictifs en question. Quoique, en considérant les choses plus globalement, il faille nuancer le propos : faisant prendre en charge ses permanents à l'extérieur, le RPR s'est " donné les moyens " d'un train de vie notoirement aisé dont ont bénéficié tous ses dirigeants. A vrai dire là n'est pas la question. Il assez étrange qu'il faille rappeler d'une part que ce sont des fonds publics qui, de fait, ont été détournés de leur objet, pendant de longues années, à une échelle qui, dans l'absolu, n'est pas mince même si elle peut apparaître limitée au regard du budget de la Ville de Paris, et d'autre part que ce délit n'est pas d'institution récente mais constitue la sanction d'un principe de base s'imposant à tous ceux qui gèrent les fonds d'autrui. Ce n'est donc pas une bagatelle. En revanche la polémique laisse transparaître un rapport vicié à l'argent, qui serait suspect voire condamnable quand il enrichit un individu, mais utilisable à discrétion quand il sort des caisses d'une collectivité.

Alors, sévère la condamnation ? Non : elle est dans la norme de celles qui ont été prononcées dans des affaires comparables. La même (18 mois de prison avec sursis) a été infligée à Henri Emmanuelli ; un dirigeant d'entreprise convaincu d'abus de biens sociaux sans en avoir tiré de profit personnel n'est pas traité avec plus de mansuétude ; quant aux autres prévenus de l'affaire, chefs d'entreprise, dirigeants ou cadres du RPR, ils ont été à peine moins sanctionnés, la hiérarchie étant toutefois quelque peu proportionnée à la gravité des délits commis par chacun et à sa situation (5). En revanche, lorsque sont condamnés des actes de corruption ou de détournement de fonds à des fins personnelles, la prison est infligée sans sursis et pour une durée sensiblement plus longue (A. Carignon a été condamné à cinq ans de prison dont quatre fermes).

Ce qui est critiqué en réalité, c'est l'automaticité de sa conséquence sur les droits civiques. Manifestement il faut rappeler à des esprits trop oublieux pourquoi elle a été instituée en 1995, précisément par la loi que j'évoquais plus haut. Pour deux raisons : d'une part pour éviter que les juges n'aient à énoncer une appréciation à dimension forcément politique sur l'édiction éventuelle d'une telle peine supplémentaire avec les risques de polémique qui s'ensuivent, comme ils devaient le faire auparavant ; d'autre part parce qu'il avait paru légitime au gouvernement d'alors d'assortir d'une telle conséquence une condamnation " infamante " dans un souci de moraliser la vie publique. N'étaient-ce que des mots en l'air ?...

Le tribunal a-t-il enfin fait preuve d'une dureté excessive en rejetant la demande non-inscription de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire ? L'article 775-1 du code de procédure pénale l'autorise en effet, ce qui entraîne automatiquement le relèvement des interdictions ou incapacités qui en résultent. Les avocats d'Alain Juppé avaient dressé cet ultime rempart procédural pour tenter d'éluder sinon la condamnation, du moins l'application de ses conséquences. Introduite en 1975, cette exemption permet à un condamné de bonne foi ou qui n'a pas d'antécédent judiciaire de ne pas subir des effets disproportionnés à la cause de sa condamnation. Face à une telle demande, d'ailleurs contradictoire avec la position de principe prise antérieurement par l'intéressé qui avait annoncé péremptoirement et imprudemment qu'il se retirerait de la vie politique s'il était condamné, les juges se devaient de motiver fortement leur réponse, et donc d'entrer sur le terrain qui leur est aujourd'hui reproché. Et comme ils jugent, on doit aussi le rappeler, " au nom du peuple français ", ils étaient parfaitement fondés à invoquer les valeurs de la République et la confiance des électeurs, tout en considérant que les titres et la carrière de l'intéressé excluaient de sa part candeur et ignorance.

Peut-être ont-ils versé dans un excès de grandiloquence. Eussent-ils cependant considéré les choses différemment que les juges de Nanterre eussent plus certainement entaché la cohérence, donc la crédibilité et la validité de leur décision. L'invocation des grands principes n'est pas un monopole des élus, ni davantage une matière réservée aux effets de tribune, mais dont les gouvernants seraient exemptés des effets par la grâce du suffrage universel. C'est bien cela qui serait insupportable au corps social. Quand donc les dirigeants politiques français comprendront-ils qu'ils ne sont pas au-dessus des lois ? Comment ne perçoivent-ils pas que l'incohérence de leur comportement et la défausse systématique de leurs responsabilités mine plus profondément et plus sûrement la société que le voile des jeunes filles musulmanes ?

Ceci dit, comme il en a le droit, Alain Juppé a interjeté appel : rien n'est donc définitif. Il reviendra à la cour d'appel de reconsidérer l'ensemble du dossier, à commencer par les faits reprochés, leur qualification pénale et la responsabilité de l'intéressé. Mais si elle confirme le jugement du tribunal de Nanterre sur cette première série de points, la suite me semble en découler inévitablement.

Notes

(1) Sans parler de ceux qui avaient été embauchés par des entreprises privées à cette seule fin sur les pressantes invitations du mouvement, et dont le sort a également été examiné par le tribunal de Nanterre dans le cadre du même procès, mais dont le cas ne concernait pas Alain Juppé.

(2) Pour plus de détail et une analyse précise de ces affaires, je renvoie à mes deux chroniques " Les affaires : la réalité contre les politiques ", publiée par Décryptage en décembre 2000 et janvier 2001.

(3) La liste des délits qui entraînent cette radiation automatique témoigne des intentions du législateur : il s'agit des délits de concussion, de corruption, de prise illégale d'intérêt, de détournement de biens, de violation des règles de passation des marchés publics, etc., commis par des personnes dépositaires de l'autorité publique ou investies d'un mandat public.

(4) Alain Carignon, Gérard Longuet et Michel Roussin.

(5) 14 mois de prison avec sursis pour les deux anciens trésoriers et pour Madame Casetta ; 12 mois de prison avec sursis pour Patrick Stefanini, ex-directeur de cabinet d'Alain Juppé et salarié (fictif) de la Ville de Paris pendant cinq ans ; 6 mois de prison avec sursis pour les chefs d'entreprise employeurs de faux salariés.

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