[Source : L'enquête du mois]
Pour gagner le pouvoir et s’y maintenir, des mouvements politiques ont détourné des sommes faramineuses du budget des collectivités. Ces méthodes apportent leur lot d’enrichissements personnels et de compromissions. Enquête sur un phénomène structurel qui compromet l'action publique.
Les affaires se multiplient. Au Sénat, quatre élus ont été mis en examen pour détournements de fonds publics ; ils auraient servi à leurs campagnes locales et nationales. À Marseille, le Parquet financier s’intéresse au patrimoine de 1,7 millions d’euros d’une sénatrice. Dans le Pas-de-Calais, le plus jeune maire de France, et futur candidat à la députation, a été mis en examen pour prise illégale d’intérêt. Dans l’Essonne, un conseiller départemental a été condamné pour avoir réalisé 13 000 euros d'achats personnels avec de l'argent public.
De leurs côtés, les candidats François Fillon et Emmanuel Macron auraient utilisé l’argent du Parlement et du ministère de l’Economie, l’un pour embaucher fictivement sa famille, l’autre pour préparer sa campagne présidentielle.
Ces affaires, loin d’être exhaustives, se doublent de vastes soupçons sur les bastions des deux grands partis politiques au pouvoir. Apparues entre 2011 et 2013, les affaires Jean-Noël Guérini (Détournements de fonds, trafic d’influence, destruction de preuves), Jérôme Cahuzac (comptes en Suisse et à Singapour), Jean-Pierre Kucheida (détournements de fonds publics), Serge Dassault (achats de voix) et enfin Charles Pasqua (complicité de recel et abus de biens sociaux (l’homme est décédé avant d’avoir eu à en répondre) semblent indiquer un système structurel mis en place ces quarante dernières années.
De vastes soupçons sur les bastions des deux partis au pouvoir
D’autres, récemment ouvertes, pourraient faire l’effet d’un séisme. C’est le cas des richesses stupéfiantes acquises par le député-maire de Levallois, Patrick Balkany, dont l’origine demeure mystérieuse.
Dans ces conditions, doit-on s’étonner si les Français font peu confiance à leurs hommes politiques ? Une récente étude de l’organisme Cevipof prouve que la population doute de la probité de nos responsables.
Tandis que des institutions comme les PME reçoivent 84% d’opinions favorables et les grandes entreprises publiques 54%, les partis politiques ne sont bien vus que par 14% d’entre eux. Les enquêtes sur la perception de la corruption effectuées ces quinze dernières années montrent une forte dégradation de la confiance dans les politiques.
La corruption est-elle le signe d’une époque ou le fruit d’un système ? « Elle est le reflet de la société », affirme Gérard Dallongeville, l’ancien maire d’Hénin-Beaumont, qui nous avait accordé un entretien lors de ses révélations sur la fédération socialiste du Pas-de-Calais.
L'accès au pouvoir, un coût faramineux
Les détournements de fonds publics se situent au carrefour de l’accès ou du maintien au pouvoir et de l’enrichissement personnel, sans qu’il soit toujours facile de distinguer qui dépend de l’autre. C’est qu’une campagne coûte chère, très chère…
400 000 euros pour son meeting de rentrée à Lyon, 20 000 euros par mois pour le QG parisien, 50 salariés à temps plein, un baryton de l’opéra de Paris pour travailler la voix du candidat, des contrats passés avec l’agence de stratégie électorale Liegey Muller Pons, des déplacements en cascade y compris à l’étranger.
Ca, c’est pour la seule campagne d’Emmanuel Macron, soutenue par l’Elysée, et dont les financements demeurent relativement mystérieux. Afin d’éviter une inflation des budgets lors des présidentielles, la loi plafonne à 22,5 millions d’euros les dépenses de campagne. Elles doivent être enregistrées sur un compte inscrit à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).
Si cette limitation montre en soi les besoins gigantesques nécessaires à la prise du pouvoir exécutif, ce plafond peut être dépassé. En 2012, l’UMP est allé très au-delà de ce seuil légal ; pour cacher les sommes en surplus, le parti a contracté des fausses factures avec une entreprise de conseils – Bygmalion.[…]
Quand l'action politique s'efface derrière les pressions
[…] Dans un tel contexte, peu de monde aurait intérêt à dévoiler les détournements de fonds publics là où des nids de corruption se sont formés. Les spécialistes le disent : les affaires sont souvent détectées par de banals contrôles fiscaux, et quelques fois seulement sur dénonciations anonymes.
« Vous savez, c’est un système mafieux. Une fois entré dedans, il est très difficile d’en sortir » souligne Gérard Dallongeville, qui raconte comment on entre dans un système de corruption.
« J’ai commencé la politique assez jeune. A 22 ans, on me proposait déjà un poste dans l’une des Sociétés d’économie mixte (SEM) du Pas-de-Calais. C’était un emploi fictif. On ne se pose alors pas trop de questions. Puis j’ai monté les échelons au niveau local et j’ai été élu à la mairie d’Hénin-Beaumont grâce aux financements des quelques entreprises qui tournaient autour du responsable régional du parti socialiste ».
Les arrangements se nouent avant ou après les réunions officielles, ou, plus discrètement, dans les loges maçonniques. L’homme, qui avait été condamné en première instance à trois ans de prison ferme, poursuit : « A la mairie, il y avait un coffre dont je n’avais pas la clef : il servait à cacher l’argent liquide des détournements. C’est ça qui m’a valu de faire d’abord huit mois de prison préventive. Là, on m’a collé l’avocat du PS. On m’a dit de tenir bon. Le parti m’a proposé un emploi à la sortie. Et puis il y avait un engagement personnel de fidélité. A l’inverse, si vous racontez la vérité, tout le monde vous lâche. On vous attaque, on vous traite de menteur ».
Les pressions peuvent aller plus loin. Dans 92 Connection (Nouveau Monde éd. - 2013), l’ancien responsable de la brigade anti-corruption de la police judiciaire raconte par le menu la tentative de perquisition effectuée au domicile d’un conseiller général du RPR, Didier Schuller, en février 1995. Arrivée de bonne heure, la police judiciaire ne put accéder aux appartements qu’à la nuit tombée.
« Le pouvoir avait envoyé ses sbires »
« La situation à laquelle les policiers étaient confrontés étaient tout-à-fait exceptionnelle. En effet, pendant de longues heures s’est instauré un échange entre les autorités policières au plus haut niveau de l’Etat, incarné par le premier d’entre eux, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, et les magistrats chargés du dossier, sous l’autorité desquels les policiers sont censés agir. (…)
Le chef de service était à la manœuvre et les policiers devinaient, au nombre d’appels téléphoniques passés, que la situation était très complexe ; après tout, il jouait lui aussi sa carrière dans une telle opération. D’ailleurs, les policiers n’étaient pas seuls sur les lieux, les collègues des Renseignements généraux faisaient les cent pas, signe que le pouvoir, au plus haut niveau, suivait la situation de près et avait envoyé ses sbires. C’est une situation tout-à-fait étrange car, entre gens de la même maison, il semblait que les deux services ne travaillaient pas du tout pour la même cause ».
Parfois, c’est la justice qui pêche. Un juge du tribunal de Béthune en charge de faits de corruption politique dans le Pas-de-Calais a lui-même été condamné pour corruption passive (avant d’être relaxé cinq ans plus tard).
D’autres fois, les affaires s’enlisent sans que l’on comprenne pourquoi. Telle le scandale Cahuzac. Cet ancien ministre et trésorier du Parti socialiste, qui a bénéficié de complicités bancaires afin de transférer des sous à Singapour via la difficile pratique des comptes omnibus, n’aurait caché que 600 000 euros dans le but d’éviter le fisc ; certains de nos interlocuteurs demeurent sceptiques.
Parfois, la corruption sombre dans le sang et la boue. Les meurtres et les décès suspects de personnages-clés affluent ces quarante dernières années, jusque récemment [voir notre encadré "Quand la corruption tue"].
Les détournements de fonds publics opérés par les partis au pouvoir peuvent aussi prendre des pays étrangers comme base arrière. Dans les anciennes colonies, le Gabon a longtemps constitué une pierre tournante d’un circuit relativement bien huilé : les responsables de l’Etat français, qui distribuent d’énormes subventions et ont le pouvoir de favoriser tel ou tel dirigeant, ont reçu en retour des millions d’euros en cash, selon le très informé Pierre Péan (Nouvelles affaires africaines - éd. Fayard, 2014).
Comme dans le Pas-de-Calais, les loges maçonniques africaines jouent un rôle prépondérant pour créer des liens inextricables entre les intervenants.[…]
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Enquête réalisée par l'Enquête du mois