Turquie : le nouvel état voyou

Source [cf2r.org] Au cours des dernières décennies, la Turquie, pays au riche héritage historique, a connu un développement économique et démographique remarquable, qui en font aujourd’hui un Etat de 82 millions d’habitants et une vraie puissance industrielle et financière, au carrefour de l’Europe et de l’Orient. De plus, depuis la dislocation de l’URSS, Ankara a pu renouer avec les peuples d’Asie centrale avec lesquels la Turquie partage un fonds culturel commun et y a développé son influence politique, économique et culturelle. A partir de 2011, en raison de la guerre en Syrie et en Irak, la Turquie a fait face à un afflux d’environ 3,6 millions de réfugiés sur son sol. Cela a représenté une charge financière de près de 25 milliards de dollars pour Ankara, dont la moitié seulement a été couverte par des aides internationales (ONU, Union européenne, etc.).

Toutefois, parallèlement à sa réussite économique, au développement de son rayonnement régional et à son action humanitaire, l’Etat turc, sous l’impulsion de Recep Tayyip Erdogan, a connu d’autres transformations beaucoup moins positives : celle d’un pays en voie d’occidentalisation avancée en un Etat islamique, prosélyte et interventionniste ; et celle d’un pays membre de l’OTAN, candidat à l’Union européenne en un Etat arrogant, agressif, bafouant le droit international et persistant à nier ses responsabilités historiques quant au génocide arménien.

Trois domaines permettent d’observer ces évolutions révélant une véritable dérive autocratique et impérialiste d’Ankara : sa situation interne, sa politique extérieure et l’instrumentalisation de sa diaspora.

Depuis la désignation d’Erdogan à la Primature (2003), et plus encore depuis son accession à la présidence (2014), la Turquie se caractérise par un recul démocratique constant, observable à travers un autoritarisme et une islamisation de plus en plus marqués.

Contrairement aux apparences et aux discours de ses dirigeants, la Turquie n’est plus une démocratie mais un régime autoritaire. Depuis une dizaine d’années au moins, les élections relèvent plus du plébiscite que d’un suffrage démocratique en raison des manipulations du scrutin et des pressions exercées sur l’opposition par le régime. L’AKP[1], le parti présidentiel, recourt aux méthodes développées par les Frères musulmans : les classes populaires sont particulièrement choyées et encadrées par un système politico-religieux très efficace qui les accompagne aux urnes en leur indiquant le « bon » vote. Parallèlement, tout est fait pour réduire l’opposition au silence. Elle est l’objet d’une véritable persécution : arrestations et détentions arbitraires, interdiction de certains partis politiques et associations, contrôle des médias, etc. L’Etat de droit n’est plus en vigueur en Turquie et la justice est totalement aux ordres du pouvoir.

Surtout, Erdogan a saisi le prétexte de la – très trouble – tentative de coup d’Etat militaire raté contre lui (juillet 2016) pour faire incarcérer des milliers de personnes critiquant ou s’opposant à sa politique : militaires, fonctionnaires – notamment juges et policiers -, enseignants, intellectuels, journalistes, hommes politiques, représentants et élus kurdes, etc.

Par ailleurs, depuis juillet 2015, le président turc fait preuve d’une totale intransigeance sur la question kurde et a mis un terme au processus de paix qu’il avait initié avec le PKK, ce qui a entraîné une reprise du conflit armé avec le mouvement séparatiste kurde, provoquant une situation de guerre civile dans le sud-est anatolien.

L’autoritarisme prononcé du régime est clairement perceptible au regard des effectifs des forces de sécurité et des milices créées par le pouvoir, qui comptent aujourd’hui plus de 530 000 membres (policiers, gendarmes, bekçi, policiers municipaux, agents de sécurité privé et gardes de village) pour une population de 82 millions d’habitants[2].

Parallèlement à sa dérive autoritaire, la Turquie connait depuis vingt ans une réislamisation prononcée. Il convient de rappeler que Recep Tayyip Erdogan est un Frère musulman convaincu et militant et qu’il fut un temps membre du Bureau international de la Confrérie, l’une de ses instances dirigeantes.

Depuis son accession au poste de Premier ministre, Erdogan et son parti, l’AKP, n’ont cessé d’œuvrer à une réislamisation de la Turquie et à effacer toutes les traces de l’héritage de la Turquie laïque instaurée par Mustapha Kemal. Afin de rétablir un pouvoir religieux dans le pays, Erdogan s’en est d’abord pris à l’armée, gardienne de la laïcité. Il est parvenu à casser son influence avec l’aide du mouvement Gülen, via des accusations montées de toutes pièces (pseudo-complot Ergenekon, 2011).

La volonté d’Erdogan d’effacer toute trace de l’héritage kémaliste est particulièrement forte et demeure peu perçue en Occident. Mustapha Kémal est le père de la Turquie moderne qu’il a fait entrer de plain-pied dans le XXe siècle par une révolution sociale et culturelle sans précédent. Il a aboli le califat et inscrit la laïcité dans la Constitution, supprimé l’islam en tant que religion officielle, aboli les instances chariatiques et donné le droit de vote aux femmes. « L’imprégnation islamique rendait impossible à ses yeux, la renaissance du pays[3] ».

Les propos d’Atatürk que Benoist-Méchin rapporte dans la biographie qu’il lui a consacrée sont édifiants. Pour Mustapha Kemal, l’islam était « une greffe étrangère grâce à laquelle le clergé arabe vaincu par les guerriers turcs avait remis sournoisement la main sur l’âme de ses vainqueurs[4] ». Lorsqu’on lui objectait que le coran était la révélation de Dieu et qu’il devrait y puiser ses inspirations politiques, il fulminait de rage : « L’homme politique qui a besoin du secours de la religion pour gouverner n’est qu’un lâche (…). Or jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l’Etat ! [5] ».

Afin de mettre un terme à l’influence islamique dans le pays, Mustapha Kemal commença par faire changer les formules de politesse. « La façon de recevoir et de rendre les saluts fut réglementée. Le « salaam » fut interdit. La poignée de main remplaça par décret la salutation traditionnelle qui consistait à porter les doigts successivement à son front à ses lèvres et à son cœur. Puis le Ghazi défendit de lire de la littérature arabe et de déclamer des poésies arabes en privé ou en public. Il interdit également la musique et les danses « de style oriental ». Le port du burnous et de la gandourah fut puni de prison. Enfin, le port du fez fut interdit à son tour[6] ». De telles décisions seraient, à notre époque, immédiatement taxées d’islamophobie et attaquées en justice…

On comprend aisément que pour Erdogan l’islamiste, adepte de la Confrérie extrémiste des Frères musulmans, l’héritage laïque de Mustapha Kemal doive être à tout prix détruit et effacé. Suite à la réislamisation de la Turquie qu’il est parvenu à imposer depuis deux décennies, on observe dans le pays l’imposition de nouvelles règles de vie et une politique discriminatoire à l’encontre des chrétiens et des Kurdes

Plus largement, le Frère musulman Erdogan souhaite revitaliser le monde islamique dont il se présente comme le défenseur. En effet, il ne cesse d’œuvrer, depuis plus d’une décennie, à la diffusion de la version archaïque et sectaire de l’islam sunnite auquel il adhère, partout dans le monde arabe.

Depuis les “printemps arabes” de 2011, Istanbul a accueilli d’importantes communautés musulmanes ayant fui leur pays. Plusieurs centaines de milliers de Syriens, d’Irakiens, de Yéménites, de Libyens, d’Égyptiens, de Libanais et de Magrébins sont aujourd’hui présents dans la ville. La Turquie leur offre la possibilité de s’engager dans un militantisme politique « frériste » en direction de leur pays d’origine. Le pays est ainsi devenu un foyer de prosélytisme et de subversion au service de la Confrérie et Istanbul est devenu un refuge pour les Frères musulmans. L’État turc les soutient et les aide à s’organiser. Des dizaines de chaînes de télévision  pour la plupart affiliées à la Confrérie  attestent de ce soutien étatique. C’est dans la ville turque que se prennent les décisions importantes du mouvement et que la branche yéménite des Frères musulmans a récemment élu son nouveau chef.

 

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[1] Parti de la justice et du développement. Il s’agit d’un parti islamo-conservateur majoritaire depuis 2002.

[2] A titre de comparaison, en France, les effectifs des forces de sécurité intérieures sont de 250 000 gendarmes et policiers pour une population de 67 millions d’habitants, et ce chiffre est l’un des plus élevés d’Europe.

[3] Benoist-Méchin, Mustapha Kemal ou la mort d’un empire, Albin Michel, Paris, 1954, p. 351.

[4] Ibid., p. 352.

[5] Ibid. A noter toutefois également que Mustapha Kemal, au nom de la race turque, a « nettoyé » le pays de ses minorités chrétiennes (grecques, assyriennes, arméniennes) et interdit aux Kurdes de parler leur langue.

[6] Ibid., p. 416.