La rémunération des acteurs des salles de marché est manifestement excessive, quand on compare son niveau à leur valeur ajoutée dans la production mondiale, le seul service qu'ils rendent étant le maintien de la liquidité sur les marchés. Cette liquidité est certes utile, mais non au point de justifier que les professions qui la servent soient les mieux rémunérées de l'ensemble de l'économie.

Effets secondaires indésirables
Cependant, la limitation de ces rémunérations est vouée à l'échec. Pourquoi ? Parce qu'il est évident que, si elle se fait dans certaines régions, de nombreuses salles de marché se délocaliseront dans des pays plus conciliants, et que les traders suivront leur emploi. Pire, les activités de ces entreprises seront d'autant moins contrôlées qu'elles seront éloignées des places de marché les mieux régulées, et le système financier mondial en sera davantage fragilisé.
Il faut ajouter à cela la réalité concrète du travail dans les salles de marché. Les sommes qui y sont traitées quotidiennement sont colossales, et leur bonne gestion dépend largement du respect d'un petit nombre de règles. Il s'agit d'éviter principalement le détournement de fonds et le délit d'initiés. Dans l'ensemble, ces règles sont appliquées, et le niveau actuel des rémunérations permet de ne pas trop sentir la tentation de les violer. Il est probable que si les bonus devaient être réduits substantiellement, le risque de fraude augmenterait d'autant. Là, ce serait l'ensemble du système financier qui entrerait dans une ère de non-droit.
Enfin, le problème des rémunérations abusives ne concerne pas uniquement les traders et les gérants de fonds, mais aussi les professionnels du haut de bilan : dirigeants de grande entreprise, banquiers d'affaires, opérateurs en capital-investissement, conseillers en stratégie, avocats d'affaires, etc. Quoi qu'en dise M. Obama, les revenus de ces salariés, qui ne risquent que leur poste, sont largement supérieurs à ceux des entrepreneurs même les plus dynamiques. Il y a bien là une injustice.
L'effet de levier
Que faire alors ? Il faut revenir à ce qui permet ces rémunérations, à ce qui fait que tant d'argent puisse être gagné dans le secteur financier, alors que si peu de valeur y est produite. Le pilier de la finance contemporaine, mais aussi le non-dit de la crise, est l'effet de levier. Lui seul permet aux établissements financiers d'engranger des sommes démesurées par rapport à leur activité réelle. De quoi s'agit-il ?
Le principe de l'effet de levier est simple : une entité dispose d'un capital de base ; elle emprunte une somme adossée à ce capital, puis place le tout dans un titre financier ; elle revend ensuite le titre avec une plus-value, rembourse l'emprunt, et conserve la plus-value. Cette plus-value a été acquise avec un apport très supérieur au capital misé ; rapportée à ce capital, il en résulte un rendement très élevé, un rendement qu'il aurait été impossible d'atteindre avec le seul capital initial.
Ce mécanisme de base se retrouve dans toutes les opérations de marché et dans les rachats d'entreprise avec les LBO. Il est le moteur de la financiarisation de l'économie.
Les règles d'endettement
Ce qui caractérise l'effet de levier, c'est d'utiliser un emprunt pour compléter les apports initiaux en capital. Or, dans tous les domaines de l'économie, le recours à la dette est fortement limité. Pour un particulier, l'emprunt prend pour garantie le bien qu'il finance, et l'endettement est plafonné par un niveau total de remboursement qui ne doit pas dépasser un tiers des revenus du foyer. Pour une entreprise, la règle générale est de limiter la dette au niveau des fonds propres ; le ratio d'endettement maximal est de la moitié des fonds propres.
Pour les établissements financiers, il en va tout autrement. Le ratio Bâle II (anciennement ratio Cooke) stipule que les fonds propres des banques doivent couvrir 8% de leur exposition au risque, et que le capital et les réserves peuvent ne représenter que la moitié de ces fonds propres. C'est-à-dire que ces institutions peuvent émettre vingt-quatre fois plus d'argent qu'elles ne possèdent de capital. Cette disposition est normale, car le rôle propre des banques est de financer l'économie par les crédits qu'elles distribuent. Mais elle devient une libéralité exagérée quand cette règle de fonds propres se double d'un calcul lâche de l' équivalent-crédit des opérations de marché ou d'un empilement de structures en LBO qui dilue le capital effectif dans des proportions illégitimes.
Ces pratiques laxistes des banques permettent de financer les activités de marché ou de haut de bilan avec un effet de levier supérieur à celui auquel les entreprises non financières peuvent prétendre. D'où les profits extraordinaires des entités qui bénéficient de ces facilités de crédit, et les revenus très élevés qui en résultent pour ceux qui y travaillent.
Ces profits ne proviennent pas d'une activité plus rentable que les autres par elle-même, mais d'une tolérance exceptionnelle dans les niveaux d'endettement réels permis pour les institutions financières. Elles jouissent d'un régime de faveur qui les met à part dans le jeu concurrentiel et leur donne un avantage exorbitant.
Pire, cet avantage est précisément ce qui fragilise l'économie mondiale : l'effet de levier mis en œuvre systématiquement avec des multiplicateurs élevés favorise les bulles spéculatives et démultiplie les risques de crises en cascade en cas d'à-coup brutal.
Arrêter de nourrir les bulles par un crédit immodéré
Au total, si les régulateurs doivent intervenir pour garantir, et ils le doivent car leur rôle est d'assurer la justice, leur action devrait se porter non sur les rémunérations des personnels des salles de marché, mais sur les conditions d'exercice des établissements financiers. En particulier, leurs capacités d'emprunt pour opérer sur les marchés boursiers ou pour les montages financiers devraient être limitées au même niveau que pour les autres entreprises, avec des normes comptables rigoureuses pour le décompte de leur capital effectif. Ces mesures devraient restreindre les effets de levier, mais aussi tout ce qui s'y apparente, comme les opérations de marché à découvert ou encore les empilements d'emprunts.
Si de telles dispositions étaient prises, la question des rémunérations injustes tomberait d'elle-même, car les profits de ces institutions reviendraient à des niveaux ordinaires, qui ne permettent pas de sur-payer le personnel. Les professionnels du haut de bilan et des salles de marché, aujourd'hui enivrés par des sommes incommensurables, reviendraient sur des opérations dont les ordres de grandeur ont des contreparties concrètes. C'est ainsi seulement qu'ils pourront voir à quel point leurs rémunérations sont exagérées et qu'ils pourront accepter de revenir dans le giron de la réalité.
*Guillaume de Lacoste Lareymondie est éditeur.
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