Abécédaire de l'anti-crise

Nous poursuivons la publication des bonnes feuilles de l’essai de notre ami Jacques Bichot Les enjeux 2012 de A à Z, Abécédaire de l'anti-crise, (coédition AFSP/l’Harmattan, sortit le 11 février). Cette semaine, nous publions quelques passages en lien avec notre dossier présidentiel sur l'immigration.

Démographie (p : 92)

Parmi les pays européens, la France est un des rares où la natalité est très proche du niveau requis pour le renouvellement des générations. Elle dispose là d’un atout important, qui l’amènera par exemple à être aussi peuplée que l’Allemagne, dans quelques décennies, si ce phénomène perdure. Pour ce qui est de la longévité, notre pays est en bonne position, particulièrement pour celle des femmes, et la croissance de l’espérance de vie continue à une vitesse impressionnante. Enfin, l’immigration et l’émigration sont importantes, bien que les données soient beaucoup moins précises et fiables dans ce troisième domaine que dans les deux précédents.

Fraternité (p : 142)

    Pour les Chrétiens, les hommes sont frères parce qu’ils ont un même Dieu et Père. Il se trouve que la République française a repris cette idée en la laïcisant : tous les Français sont frères parce qu’ils sont enfants d’une même patrie. La présence du mot « fraternité » dans la devise républicaine a comme écho la première phrase de l’hymne national : « allons enfants de la patrie ». Et l’ONU a placé le mot « fraternité », en tant que devoir, dans le premier article, très bref, de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en décembre 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Immigration (p : 148-150)

Domaine où la polémique prend facilement le pas sur la réflexion sereine, l’immigration est d’abord un domaine mal connu. Cette ignorance est si grande qu’un des meilleurs spécialistes de la question, Michèle Tribalat, de l’Institut national d’études démographiques, a écrit en 2010 un livre intitulé Les yeux grands fermés qui expose les lacunes de notre appareil statistique en la matière. Par exemple, la sous-estimation des entrées par l’INSEE a longtemps été telle que notre institut national de statistiques, au vu des données du recensement, a dû engager une sorte de rattrapage portant au total sur environ 700 000 entrées non enregistrées en sept ou huit ans.

L’exemple des pays scandinaves (que l’on peut difficilement prendre pour des pays totalitaires !) et de quelques autres montre pourtant ce qu’il faut faire : tenir des registres communaux de population. Le refus de se doter de cet instrument de base ressemble étrangement au refus des gouvernements, toutes nationalités confondues, et même après la crise financière de 2007, de faire le nécessaire pour que les émissions d’instruments dérivés et de swaps – ces instruments financiers dont on subodore que la prolifération et l’usage inconsidéré peuvent être assez déstabilisants et donc nocifs - soient dûment enregistrées.

Ce qui pose problème a tendance, dans notre monde, à rester à demi dissimulé, ce qui empêche les économistes et autres experts d’étudier convenablement la question, et d’éclairer les pouvoirs publics. L’idée majeure de Benoît XVI s’applique donc pleinement : pour agir dans la logique de l’amour, il faut absolument faire la vérité ; le clair-obscur favorise les comportements mauvais ou inadéquats, dont l’accumulation finit par déboucher sur ce que Jean-Paul II appelait des « structures de péché » qui rendent ensuite très difficile la résolution des problèmes.

L’interdiction des statistiques ethniques, c’est-à-dire des enquêtes dans lesquelles on note l’ascendance des personnes interrogées, fait partie de cette volonté de rester « les yeux fermés ». Or comment agir efficacement en faveur de l’intégration des immigrés si l’on a, sur les difficultés rencontrées à la seconde génération, uniquement le témoignage, fort important mais nécessairement ponctuel, de quelques enseignants, policiers, magistrats, employeurs, etc., qui y sont directement confrontés ? Les pouvoirs publics ont besoin d’une vision globale permettant de mettre les expériences particulières en perspective. Force est de constater qu’ils ne se donnent pas les moyens de prendre leurs décisions en connaissance de cause.

Malgré la faiblesse de nos connaissances, on peut dire que la France ne fait pas assez pour l’intégration des immigrés en provenance de pays et de catégories sociales où les us et coutumes, les mentalités, sont très différentes des nôtres. Quand par exemple un demandeur d’asile attend plus d’un an et demi pour savoir si sa demande est agréée ou rejetée (c’est actuellement le délai moyen), il est mis dans une situation inextricable, que ce soit pour rester en France ou pour repartir d’où il vient. Les rejets aboutissent alors bien souvent à rester en France, mais dans l’illégalité, par exemple parce que les enfants ont été scolarisés en France pendant toute l’attente, ou parce que leurs proches accepteraient mal ce retour tardif posant un sérieux problème de réintégration dans le pays d’origine.

Il s’agit dans ce cas comme dans bien d’autres d’une situation qui n’est pas la véritable clandestinité : les adultes n’ont pas de titres de séjour, mais leurs enfants sont scolarisés, et tout le monde se fait soigner aux frais du contribuable. Ces situations ni oui ni non sont désastreuses, comme Jésus nous en avait prévenu en disant (Matthieu, chap. 5) : « que votre oui soit oui, que votre non soit non, ce qu’on dit de plus vient du Mauvais ». Hélas, l’administration et les pouvoirs publics français sont coutumiers de ces formules ambiguës. Ils sont coutumiers aussi de régularisations massives après des années passées dans un état de non droit, c’est-à-dire après des années très mal utilisées pour l’intégration.

Les règles européennes jouent un rôle non négligeable dans l’impuissance de l’État français à gérer correctement les problèmes liés à l’immigration. Ces règles ont été acceptées sans examen suffisant, sans véritable étude d’impact, et nous sommes liés par elles. Cette situation découle d’un amateurisme qui est encore plus fréquent au niveau européen et dans les instances internationales (on le retrouve, comme il a été dit, en matière de finances) qu’au niveau national, car les discussions se déroulent davantage avec le souci de faire admettre des propositions françaises en échange de concessions sur des positions d’autres pays, qu’avec la volonté d’arriver à un texte juste et efficace. La fatuité l’emporte souvent sur le réalisme, et on se retrouve avoir pris sans en avoir mesuré la portée des engagements qui ligotent les services en charge d’effectuer, par exemple, la régulation des flux migratoires. De temps à autre une affaire médiatisée, comme celle des Tunisiens arrivant à Vintimille, devrait permettre de voir d’où vient l’erreur, mais reconnaître ses torts puis les corriger requiert intelligence et humilité, deux qualités peu communes.

Au total, la situation n’est pas fameuse. Faute de pouvoir freiner l’immigration qui pose de réels problèmes d’insertion, le gouvernement s’acharne sur ceux qui sont plus repérables, notamment ceux qui, bien qu’en situation illégale, occupent un emploi, et par conséquent ont déjà beaucoup progressé dans le sens de l’intégration. Les ministres de l’intérieur et du travail ont ainsi divisé par deux la « liste des métiers ouverts aux étrangers », instrument bureaucratique et inefficace, avec pour objectif déclaré de « réduire de moitié l’immigration annuelle de travail ». Sachant que celle-ci, qui se limite hélas à environ 20 000 personnes par an, est autrement plus favorable à une insertion réussie que les regroupements familiaux (ou parfois d’apparence familiale) qui s’opèrent à un rythme au moins cinq fois plus élevé, on se demande quel est le niveau de la réflexion de ce gouvernement. Il est à craindre que, ignorant la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say, que Michel Godet a exprimée de façon moderne avec sa formule « l’activité crée l’emploi », il n’ait fait siennes les antiques peurs relatives au vol des emplois des Français par les immigrés. Quand comprendra-t-on en haut lieu que la France peut accueillir beaucoup plus de travailleurs étrangers, alors qu’elle a dépassé le point de saturation en ce qui concerne les immigrés qui vivent au mieux des prestations sociales, au pire du trafic de drogue et de prédations diverses ?

Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église dit avec bon sens : « La règlementation des flux migratoires selon des critères d’équité et d’équilibre est une des conditions indispensables pour obtenir que les insertions adviennent avec les garanties requises par la dignité de la personne humaine. » Ce qui, hic et nunc, veut dire : accueillir moins d’immigrés pour les accueillir mieux. Le drame est que la France ne possède ni les dispositifs légaux ni le personnel nombreux et compétent nécessaires pour mettre en œuvre une telle régulation. Notre pays, et ceux qui souhaitent venir s’agréger à lui, ont besoin qu’arrivent au pouvoir des hommes capables d’améliorer notre arsenal juridique malgré les obstacles créés par le manque de sens pratique de diverses instances européennes et internationales, et de réaliser les économies voulues pour pouvoir étoffer nos services de l’immigration malgré l’impérieuse nécessité qu’est la réduction du déficit budgétaire.

Ajoutons que l’État n’est pas le seul acteur possible de l’intégration. Si nous pouvions, au profit de cette noble cause, mettre pour une fois en échec le diagnostic d’Alexis de Tocqueville selon lequel, confrontés à un problème, les Français font des pétitions et des manifestations pour inciter l’État à intervenir, au lieu de créer, comme le font les Américains, des associations destinées à prendre elles-mêmes le problème à bras-le-corps !

Xénophobie (p : 253-254)

Cette hostilité à ce qui vient de l’étranger est plus large que le racisme : ne pas souffrir les Allemands, ou les Anglais, pour un Français, n’est pas une question de race, mais de culture et de sentiment national exacerbé. En revanche, c’est vraiment par racisme que les nazis ont persécuté les Juifs allemands, qui avaient la même nationalité qu’eux.

La xénophobie est un obstacle à la construction européenne qui ne doit pas être sous-estimé. Trop de guerres ont eu lieu pour que les sentiments d’hostilité disparaissent rapidement. Le « couple » franco-allemand fournit un exemple de la rémanence de sentiments mitigés : côté français, la jalousie se mélange à l’admiration ; côté allemand, l’attirance comporte un zeste de condescendance à l’égard de ces amis frivoles.

Il est vrai que le patriotisme national ne peut que lentement et difficilement se transformer en patriotisme européen. D’autant que l’Union européenne s’est élargie trop rapidement et sans précautions suffisantes. Les réticences à l’entrée de la Turquie reflètent la nécessité d’un minimum d’homogénéité culturelle. Le refus d’inclure dans la définition de l’Europe une référence à la culture judéo-chrétienne a été une erreur, parce que c’est un fait que les Européens ont en commun une civilisation façonnée par le christianisme et le judaïsme, comme par la philosophie grecque, le droit romain et certaines traditions germaniques. De même la construction d’un sentiment européen est-elle rendue plus difficile par l’importance du phénomène migratoire extra-européen. Faire abstraction de certaines difficultés pour paraître « politiquement correct » n’est pas le bon moyen de réussir le projet européen. Nous avons besoin de leaders politiques qui soient réalistes sur ce point comme sur les autres.

 

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