Quelques jours avant le vote de confiance du Parlement italien au gouvernement Berlusconi, Mgr Giampaolo Crepaldi, archevêque de Trieste, s'est alarmé : Nous sommes de nouveau face à une éventuelle scission politique des catholiques. J'espère que les députés et les sénateurs catholiques s'orienteront selon les principes non-négociables.
Mgr Crepaldi était jusqu'en octobre 2009, le secrétaire du Conseil pontifical Justice et Paix, où à ce titre, il a supervisé la préparation du Compendium de la doctrine sociale de l'Église. Il vient d'écrire Les Catholiques dans la vie politique - Bref manuel de la "reprise" (cf. Décryptage, 22 octobre) et de signer la synthèse introductive du IIe Rapport sur la doctrine sociale de l'Église dans le monde, paru en français dans Liberté politique.
Il est donc l'interlocuteur idéal pour tenter de faire la lumière sur la situation politique italienne actuelle et la tâche des catholiques, une situation qui a bien des égards vaut pour tous les chrétiens occidentaux. Il répond aux questions de Riccardo Cascioli, pour le site de l'Observatoire international cardinal Van Thuan, dont il est le président. Traduction française Libertépolitique.com.
Mgr Crepaldi, dans la confusion politique actuelle, quels sont les critères de jugement qui devraient guider les catholiques ?
Pour les catholiques, la politique n'est pas seulement de la politique. Ils ne voient pas d'abord le jeu politique, souvent si confus et à courte vue, mais dans sa sphère propre la présence d'un sens absolu. En politique, se jouent aussi les valeurs éternelles. Pour cette raison, il s'agit de quelque chose de très sérieux, malgré parfois les apparences du vaudeville. Nous sommes ici en relation avec le salut, parce que l'organisation du monde n'est pas indépendante de la vocation de l'homme.
Je crois que la principale mesure du politique est, comme nous le dit Benoît XVI, sa capacité à ouvrir une place à Dieu dans le monde ou, comme l'a dit Jean-Paul II le 22 octobre 1978, d'ouvrir au Christ les frontières des États et des systèmes économiques et politiques, les vastes champs de la culture, de la civilisation et du développement . Le vrai bien de l'homme, et l'ordre naturel, ne peuvent venir que de là.
D'un point de vue strictement politique, cela signifie qu'il faut défendre et promouvoir les fameux principes non négociables . Leur effet est triple. Tout d'abord, ils constituent en eux-mêmes un moyen de défense de la dignité transcendante de la personne. Deuxièmement, ils indiquent un programme de politique générale sur les divers problèmes sociaux. Enfin, ils renvoient la politique à son fondement transcendant. Je crois qu'aucun autre critère, même s'ils sont légitimes, doivent les précéder.
Ces dernières semaines, a été maintes fois soulevée la question du comportement moral de tel ou tel politicien. Du point de vue de la doctrine sociale, que signifie une attitude morale en politique ?
Le problème du comportement moral se pose à deux niveaux. Il y a d'abord le niveau stratégique de la perspective culturelle du programme et de l'histoire du parti de l'homme politique. Ce programme prévoit-il la négation des principes non-négociables ? Quelle est sa culture de référence ? Et son histoire ?
Puis il y a le niveau du comportement personnel, celui de la morale privée . Bien sûr, l'idéal serait que ce comportement soit moralement acceptable et cohérent aux deux niveaux, dans les deux sens. S'il n'y a pas une telle cohérence, il faut garder à l'esprit que c'est la morale dans le premier sens qui est préférable. Entre un homme politique au comportement personnel irréprochable, mais qui fait de mauvaises lois, par exemple contraire à la protection de la famille et de la vie, et un homme politique au comportement personnel désordonné, mais qui fait de bonnes lois, c'est lui qu'il faut préférer.
Cela signifie que l'immoralité privée n'a pas de conséquences publiques ?
L'attitude négative de la moralité privée ne doit jamais être offerte comme exemple. Mais il faut toujours se prémunir contre le moralisme , qui peut avoir de nombreuses variantes : déplorer le comportement immoral de l'adversaire politique sur le plan privé après avoir soi-même pendant des années semer une culture de relativisme moral ; profiter des bénéfices de sa position publique pour stigmatiser l'immoralité des autres ; exiger de l'adversaire, avec une rigueur inquisitoriale, une parfaite cohérence entre morale privée et moralité publique, après avoir théorisé et promu le divorce, l'avortement ou les nouvelles formes de famille, etc. ; restreindre le concept de moralité publique à seulement certains domaines, comme la corruption, plutôt la violence morale ou familiale sur l'embryon, par exemple, ne sont certainement pas des exemples clairs de moralité publique.
Souvent, aujourd'hui, les donneurs de leçons de moralité sont des personnalités politiques qui distribuent la pilule abortive aux mineurs, libéralisent l'usage des drogues ou comparent les couples homosexuels à la famille.
En ce qui concerne la présence publique des catholiques, d'un côté, on essaie d'expulser le fait religieux de la politique, de l'autre, on a parfois l'impression que le fait religieux est réduit à l'intervention des évêques sur telle ou telle question. Comment assurer le bon rapport entre foi et politique?
Notons d'abord qu'il est du devoir des évêques de parler sur les questions politiques, en tant qu'elles ont un impact sur le bien des âmes, pour la protection de la création, de la dignité transcendante et les droits de la religion chrétienne. L'intervention des évêques sur telle ou telle question ne doit pas être interprétée comme une forme de complaisance naïve (gentilonismo), un contrat direct avec le système politique en échange du soutien et de la sécurité des soi-disant intérêts catholiques .
De même qu'il n'y a pas d'ingérence, il n'y a pas de négociation. Les interventions épiscopales n'ont pas pour objet de défendre les intérêts des catholiques, elles sont au service du bien de tous.
Quand les évêques appellent au respect du rôle public de la religion, ils ne le font pas pour défendre des positions ou des bénéfices, mais parce qu'ils estiment que la liberté de la religion chrétienne est bonne pour tout le monde. Il s'agit de réaffirmer la nécessité de la lumière chrétienne pour la construction de la société humaine et de purifier la politique quand elle s'écarte du vrai bien de l'homme. La religion chrétienne ne peut pas renoncer à sa proposition (pretesa). L'obliger à le faire serait lui demander de renoncer à être elle-même, ce ne serait pas la véritable laïcité.
La vie, la famille, la liberté d'éducation : ce sont des principes non-négociables qui devrait unir tous les hommes politiques qui se déclarent catholiques dans des camps différents. Mais en pratique, quelles sont les priorités en Italie, ou sur quoi faut-il se concentrer ?
Sur le sens à attribuer aux principes non-négociables, comme je l'ai déjà dit en réponse à une question précédente. En ce qui concerne l'Italie, ma conviction est que la révolution à faire serait de créer un système scolaire véritablement équitable, qui donne aux familles une chance réelle de choisir l'école de leurs enfants et aux acteurs de la société civile la possibilité d'exprimer leur vocation éducative. Une telle réforme libérerait des énergies participatives et éducatives formidables, et permettrait de rompre avec toute une gamme d'institutions matérielles et idéologiques qui paralysent ce pays.
Ensuite, il y a l'agenda politique relatif à la bioéthique. Ici, nous devons être très prudents parce que ce sont des valeurs majeures qui sont en jeu et aussi notre avenir. Le devoir des catholiques, je crois, est on ne peut plus clair : on fait circuler dans l'opinion l'idée que la loi 194 est une loi chère aux catholiques, dont ils aspirent à la pleine réalisation, comme beaucoup pensent que la loi 40 sur l'insémination artificielle est une loi catholique parce que les catholiques ont soutenu un référendum pour son maintien.
Sur ces points, nous devons être clairs et faire comprendre que la demande d'application d'une loi qui peut protéger la vie ne signifie pas qu'on partage toute la loi, ni que nous renonçons à sa refonte radicale. Les batailles ne se mènent jamais à moitié, nous ne pouvons pas progresser d'un côté et se tromper sur des points aussi importants : le bien commun n'est pas le moindre mal commun.
Et puis il y a la défense de la famille, particulièrement importante avec les aides du nouveau régime fiscal, mais avant tout doit être menée la défense juridique de la famille et, surtout, sa promotion culturelle. Où est la promotion de la famille aujourd'hui ? Pas dans les médias ni dans les écoles publiques.
Le 14 décembre il y aura un vote important au Parlement : qu'espérez-vous, ou qu'attendez-vous ?
Ce n'est pas à un évêque d'entrer dans ces questions de cabotage politique. Je voudrais juste dire deux choses. La première, c'est qu'il me semble que nous ne sommes pas en face d'un nouveau 25 juillet [1], même si je conviens que le vote de confiance est un accord politique important, condition de la flottaison du gouvernement pendant une longue période. La seconde, c'est que nous sommes de nouveau face à une éventuelle scission des catholiques en politique. Pour cette raison, j'espère que les députés et les sénateurs catholiques s'orienteront selon les principes que j'ai évoqués.
[1] La date du 25 juillet fait référence en Italie au 25 juillet 1943, quand le Grand Conseil fasciste écarta Mussolini du pouvoir (NdT).
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