Intervenant devant les évêques de France lors de leur assemblée annuelle, le philosophe Guy Coq a surpris en prétendant qu'" on ne peut être à la fois politique et prophétique ".

Analysant la crise du lien social et de l'engagement, l'auteur de Laïcité et République, le lien nécessaire (Le Félin, oct. 2003), fait fausse route s'il veut que l'Église de France " renoue avec l'esprit prophétique " en dénouant la foi de sa dimension rationnelle (cf. La Croix, 6 nov. 2003). Une ambiguïté qui peut trouver un écho dans l'interprétation du " recentrage spirituel ", invoqué par les évêques, et qui peut se transformer en piège pour les chrétiens, en particulier pour les laïcs dont le champ propre de la mission est politique (Lumen gentium, IV).

Certes, la politique étant l'art du possible dans le gouvernement d'une société, elle n'a pas le même objet que la prophétie, qui vise à relativiser les questions du moment en les replaçant dans un contexte plus absolu. Faire de la politique le lieu du prophétisme c'est entrer dans l'utopie et nous avons vu ce que cela a donné au XXe siècle. L'opinion de Guy Coq fait donc bien état du désenchantement postmoderne qui a affecté la philosophie politique après la chute des idéologies.

Mais la solution actuelle, typiquement post-moderne, consiste à séparer prophétique et politique : tout le monde a le droit de rêver dans sa chambre, mais chacun doit retourner dans le sérieux de la gestion des réalités quotidiennes dès lors qu'il fait ce que la société attend de lui. Le désenchantement repousse le prophétique dans le champ de l'imaginaire, le réel étant occupé de gestion et même uniquement de gestion matérialiste.

En réalité, cette opposition prophétique/politique est profondément renouvelée lorsqu'on la replace dans un cadre théologique.

Si la mission du laïc est de participer aux tria munera du Christ, auquel il a été conformé par le baptême, en tant même que laïc, alors en tout ce qu'il fait, il doit être prophétique. Cette mission prophétique du laïc est de témoigner par la parole et par l'exemple de la puissance et de la grâce du Christ. Cela signifie pratiquement vivre de l'Évangile en toutes ses activités : c'est ce que l'Église appelle la morale chrétienne. Le politique n'est pas exempt de cette exigence de l'évangélisation : c'est en vivant en chrétien, en prenant des décisions selon la justice, en orientant la politique au milieu des circonstances mouvantes selon ce qui lui semble le plus conforme à l'Évangile que l'homme politique chrétien est prophétique. Si l'on regarde un Robert Schuman ou un Edmond Michelet, ou, plus loin de nous, un saint Louis, ces hommes n'ont pas de grands actions d'éclat à leur actif, ni de déclarations fracassantes, révolutionnaires, à contre-courant, etc. Ils ont simplement fait leur travail en cherchant, avec le secours de la grâce, à faire le bien. Eh bien ce sont d'eux dont on se souvient comme d'exemples ! Ce sont eux qui furent les prophètes car ce sont eux qui furent les témoins de ce que peut être la politique lorsqu'elle est vécue comme un chemin de sainteté.

 

La position de Guy Coq semble donc doublement fausse :

1/ Il n'y a pas d'opposition politique/prophétique pour un chrétien mais il y en a une pour les militants ayant laïcisé leur vie religieuse au point de se forger des utopies terrestres. L'opposition politique/prophétique est emblématique d'une époque qui a voulu mettre le Ciel sur terre. Elle demeure typique de l'époque qui suit immédiatement cette première et qui vit l'écœurement face à l'échec de ses prétentions.

2/ Elle est fausse dans les conséquences que certains en ont tiré à Lourdes : "L'Église a définitivement renoncé à toutes prétentions de concurrence dans le domaine public et de captation dans le domaine privé. Non par tactique. Mais pour mieux se recentrer sur son propre mystère qui est d'ordre spirituel." C'est absolument faux ! Que l'on pense à l'objection de conscience demandée par le Saint-Père et dont le champ s'étend aujourd'hui à bien d'autres cas que l'avortement. Même saint Pie X n'avait pas osé parler de la sorte aux juges chrétiens à qui l'État demandait de décider l'expulsion des religieux en 1905 !

Un des textes majeurs de Vatican II est Gaudium et Spes. Et le Magistère depuis lors, notamment celui de Jean Paul II, a justement refusé de céder à la tendance post-moderne dans l'Église consistant à se replier sur le spirituel seul. Le pouvoir indirect de l'Eglise sur le temporel ne peut plus passer dans une époque majoritairement démocratique par la pression sur le souverain, mais elle doit passer par ceux qui sont détenteurs de la souveraineté publique, à savoir le peuple. C'est donc en évangélisant la société démocratique que le chrétien est prophétique. L'évolution du Magistère n'est donc pas un repli sur "son propre mystère qui est d'ordre spirituel" mais un retour à "son propre mystère qui est d'ordre spirituel" pour évangéliser nos sociétés post-modernes.

C'est la raison pour laquelle on observe la constitution, en l'espace de trente ans, d'un bloc très structuré de doctrine sociale (suivant en cela Gaudium et Spes) comprenant à la fois la vie sociale et économique, et la vie des hommes qui composent les sociétés.

 

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