Trois jours d'affrontements et de pillage viennent de secouer à nouveau Haïti, conséquence indirecte de la tempête dramatique qui a frappé le pays, causant des milliers de morts. Ces tempêtes sont-elles donc une malédiction, alors que les six ouragans majeurs qui ont frappé Cuba ces six dernières années entraînèrent la mort de seize personnes (le Monde du 23 sept.

) ? Cuba n'est éloigné d'Haïti que de quelques centaines de kilomètres. Et pourtant, la tempête tropicale Jeanne, a priori moins dangereuse qu'un ouragan, a plongé dans le drame plus de 300.000 Haïtiens, et causé la mort de plus de 2.000 autres. Jusqu'où ces chiffres démesurés auraient-ils grimpé si le cyclone Ivan, une semaine plus tôt, n'avait pas détourné sa course vers le Golfe du Mexique avant de dévaster la Floride ?

Déjà, en mai dernier, une autre tempête tropicale s'était attardée dans le sud d'Haïti, à la frontière de la République dominicaine. Bilan : à nouveau 2.000 morts et un village, Mapou, enfoui sous les gravas charriés depuis la montagne. Parmi les victimes, le sénateur de Mapou et 45 membres de sa famille.

Ironie cruelle : ce même sénateur tirait de la forêt surplombant le village, en toute illégalité, le précieux charbon de bois servant aux sucreries, aux boulangeries et à la cuisine domestique. En entassant ses richesses, il avait creusé la tombe de ses proches et de ses concitoyens. Car l'équation est triviale : plus de couvert végétal, et l'eau ruisselle, dévalant les pentes, emportant la terre, rabotant les montagnes, pour finalement submerger les habitations que l'inconscience et la misère ont laissé édifier en plein milieu des ravines.

Tragédie programmée, annoncée régulièrement. Sans compter les effets à long terme : la stérilisation des sols, parfois définitive (une forêt tropicale n'est pas une simple plantation d'arbres), et la raréfaction des pluies hors de la saison cyclonique. Il suffit de survoler ce désert lunaire qu'est le nord-ouest de l'île pour être saisi d'effroi. On surexploita des décennies durant ce petit paradis, et lorsqu'il n'y eut plus de troncs à transformer, on déterra jusqu'aux souches et racines. Aujourd'hui, ce qui reste de population essaye d'y survivre, sans pouvoir assurer sa subsistance.

La liste des épreuves d'Haïti liées aux événements climatiques est malheureusement loin d'être close : d'abord en raison d'une urbanisation abandonnée par l'État à un développement anarchique. Les plus pauvres, ceux qui construisent sans droit de propriété avec quelques tôles et mauvais parpaings, n'ont d'autre lieu pour s'implanter que les ravines, celles-là mêmes qui s'emplissent à la première pluie importante, ou les pentes fortes, grattées par le ruissellement. Plus encore, entre deux orages, ces ravines servent de dépotoir à la population : le passage de l'eau étant entravé, la crue s'évade dans la ville avec les immondices, démultipliant les risques d'épidémie. C'est particulièrement le cas des Gonaïves, puisque la ville s'est développée sur un ancien marais, vaste étendue plate en bord de mer.

Ensuite, à supposer qu'une volonté politique forte se manifeste, il faudra plusieurs décennies pour reconstituer le couvert végétal des montagnes, au moins dans les parties où c'est encore possible. Le gouvernement actuel, installé provisoirement après le départ du président Aristide et qui a encore un an et demi pour redresser la situation économique en vue de nouvelles élections, semble être déjà retombé dans les ornières de ses prédécesseurs : inaction, corruption, népotisme. On peut donc douter qu'il entreprenne les réformes draconiennes devenues indispensables après des décennies d'indifférence : plans d'urbanisme sanctionnés par la démolition, construction de logement sociaux, police des eaux et forêts, vaste reforestation, réseau hydraulique...

Enfin, et surtout, les mentalités ne sont pas du tout habituées à considérer les arbres comme un bien commun à protéger pour garantir l'avenir. La véritable raison de drames comme ceux de Mapou ou des Gonaïves n'est pas la coupe – encore qu'elle pourrait et devrait être encadrée fermement –, c'est l'absence de replantation. Lorsqu'on parle à des habitants de la déforestation dans leur village, la réponse est invariable : "Oui, mais nous avons besoin de charbon", et on en reste là, sans penser qu'un renouvellement des forêts pourrait permettre d'avoir du charbon à l'avenir. Qu'aucune véritable politique forestière n'ait encore été mise en œuvre n'est pas seulement dû à l'inconséquence gouvernementale : c'est, plus profondément, un des nombreux signes de ce que l'État est un corps étranger au peuple haïtien ; son rôle, la place qu'on lui assigne, est d'être un corps étranger. Et nul doute que l'esclavage y a sa part de responsabilité.

De même en va-t-il pour le rapport très ambigu que nombre de paysans haïtiens entretiennent avec leur terre : l'indépendance fut une libération des structures françaises de la colonisation, elle n'impliqua pas pour autant une appropriation positive, une connivence d'intérêt et d'amour avec une terre que Dieu a donnée en héritage pour qu'on y vive et qu'on la fasse fructifier.

Il y a dans les cultures en général de ces germes de mort qui se manifestent un jour, nourris de telle ou telle injustice, que les remèdes politiques ou économiques ne servent qu'à apaiser en surface, qui sont insensibles à toute contre-culture artificielle, et dont seules des purifications profondes au feu intérieur de l'Evangile peuvent libérer.

*Le fr. Emmanuel Perrier, est dominicain de la province de Toulouse.

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