Le rapport sur la révision des lois de bioéthique en France vient d'être rendu par la mission d'information parlementaire. Il propose de maintenir le principe de la congélation des embryons en excès conçus par fécondation in vitro. Le commentaire de Mgr Suaudeau, directeur scientifique de l'Académie pontificale pour la vie, qui répond aux questions de Pierre-Olivier Arduin. LP.
Monseigneur, vous avez identifié quatre graves problèmes éthiques soulevés par la pratique de la congélation des embryons in vitro. Que répondez-vous à l'argument selon lequel il s'agit tout de même d'un progrès scientifique ?
J.-S. — La cryoconservation des embryons humains est étroitement associée aux faibles résultats des fécondations artificielles (AMP, assistance médicale à la procréation ou ART, Artificial Reproductive Technology) — FIVET (fécondation in vitro avec transfert d'embryon) ou, aujourd'hui, ICSI (Intra Cytoplasmic Sperm Injection) —, et ne représente pas un progrès de la science. Il s'agit plutôt d'une mesure de type empirique, utilitaire, qui a permis effectivement d'améliorer les résultats globaux de la FIV en nombre de grossesses par femme et par cycle, mais au prix de graves problèmes éthiques.
1/ Une offense à la dignité humaine
La première objection à caractère éthique que l'on peut faire à l'encontre de la pratique de la cryoconservation des embryons humains est qu'une telle façon d'agir vis-à-vis d'êtres humains individuels, membres de la famille humaine , est plus que désinvolte. Le maintien des embryons par cryoconservation dans un état d'animation suspendue est une offense à la dignité de ces embryons [1], dignité qui est implicitement reconnue par le préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, puisque ces embryons sont membres de la famille humaine. C'est ce qu'exprime le magistère de l'Église catholique, dans l'instruction Donum vitæ (1987) lorsqu'il déclare que la congélation des embryons les prive au moins temporairement, de l'accueil et de la gestation maternelle et que cette situation d'extrême pauvreté constitue une offense au respect dû aux êtres humains . Elle les place dans une situation susceptible d'offenses et de manipulations ultérieures (DV, I, 6). La récente instruction Dignitas personæ (décembre 2008) reprend ce même jugement négatif sur la cryoconservation des embryons en la jugeant incompatible avec le respect dû aux embryons humains . La conservation des embryons à l'état congelé, plus ou moins longue, est une offense faite à l'embryon qui la subit parce qu'elle prolonge une situation absurde, intolérable, indigne d'une vie humaine. Un embryon n'est pas fait pour être dans une éprouvette à -196°C. La vie naissante a pour ordre naturel l'exigence de se développer selon le plan inscrit dans son génome. Elle n'a pas pour destin d'être suspendue artificiellement.
En second lieu, ces techniques de congélation-décongélation comportent un risque important pour l'intégrité et la survie de ces embryons. Entre 20 et 30% d'entre eux sont détruits lors de la procédure, surtout d'ailleurs au moment de la décongélation [2] La survie des embryons ainsi traités semble plus restreinte pour les embryons produits par ICSI (72%) que pour les embryons produits par FIV (81% pour Marss), et ceci se reflète dans les taux de grossesse (20% contre 32%) [3] Il semble aussi, d'après des statistiques récentes, que les femmes qui se soumettent à une FIV avec des embryons cryoconservés courent un risque de grossesse ectopique plus élevé que pour une FIV avec embryons frais [4]
Les résultats des transferts d'embryon utilisant des embryons cryoconservés sont généralement inférieurs aux résultats des transferts utilisant des embryons frais . 18% environ des transferts d'embryons cryoconservés aboutissent à une naissance d'enfant contre 28% pour les transferts d'embryons frais [5] Les statistiques pour 2005 données pour les USA par le Morbidity and Mortality Weekly Report (CDC) rapportent un nombre de 134.260 procédures de fécondation artificielle (ART), dont 75% utilisaient des embryons fraîchement créés, et 19% des embryons congelés décongelés. Le taux de succès le plus élevé (61% de naissance d'enfant vivant) se rencontrait dans le groupe ayant utilisé des embryons frais récemment créés, le taux de succès le plus bas (36%) dans le groupe ayant utilisé des embryons cryoconservés décongelés [6] Dans une statistique plus récente (2006) [7] de l'American Society for Reproductive Medicine, concernant la Mayo Clinic a Rochester, et où 39% (249 sur 639) des naissances après transfert d'embryon venaient d'embryons congelés-décongelés, on observait dans ce groupe un taux d'implantation réussi de seulement 22% (431 sur 1937) et un taux de naissance d'enfant vivant de 18% (346 sur 1937).
2/ La porte ouverte aux fantaisies du désir
Le second problème éthique lié à la pratique de congeler les embryons en surnombre vient du décalage chronologique qui peut prendre place entre le moment de la fécondation des ovocytes, tel que l'a demandé le couple infécond, et le moment où les embryons résultant de cette fécondation, qui n'avaient pas fait l'objet d'un transfert et avaient été cryoconservés, deviennent sur le tard l'objet d'un nouveau projet procréatif, alors que les conditions dans lesquelles avait été donné l'accord originel pour la pratique d'une fécondation artificielle ont considérablement changé. La possibilité matérielle d'une telle implantation tardive des embryons cryoconservés peut ouvrir la porte à toutes les fantaisies du désir, en particulier chez la mère génétique de ces embryons, et d'un désir tourné vers soi même et la satisfaction de ses pulsions et non vers le bien de l'enfant à venir. Ainsi ces embryons cryoconservés deviendront le germe de désirs déraisonnables — comme celui de devenir mère à un âge avancé, incompatible avec le devoir d'éducateur des parents, ou celui d'obtenir un transfert utérin d'embryon cryoconservé après le décès du conjoint, ou après séparation d'avec ce conjoint.
Ce décalage chronologique peut du reste créer des situations paradoxales dans la famille, si les parents qui ont eu recours à une FIV et ont donné leur accord à la cryoconservation des embryons surnuméraires produits à cette occasion, et qui ont eu par la suite des enfants par procréation naturelle, décident, à un âge déjà avancé, d'utiliser les embryons cryoconservés pour une ultime grossesse. Pourra naître dans ces conditions un enfant plus jeune par sa date de naissance que ses frères et soeurs, mais en fait leur aîné sur le plan de la conception. Derrière toutes ces fantaisies dans lesquelles on peut voir avec une certaine indulgence une nature humaine qui n'est que rarement rationnelle et sage, se profile le véritable trouble, la véritable racine du désordre éthique engendré par la conservation extracorporelle des embryons humains : la conviction, chez les parents biologiques, de posséder ces embryons, et d'avoir un droit de vie et de mort sur eux.
L'embryon en boîte — selon la trop juste expression, malheureusement, du professeur Lejeune —, appartient légalement aux parents, qui peuvent en disposer selon les caprices du moment, comme d'une chose , alors que l'enfant est un don, que l'on doit accueillir et qui n'est pas une marchandise soumise aux titres de propriétés. Il est à ce point de vue curieux de noter le soin — et le respect — avec lequel les législations européennes traitent des organes prélevés sur le cadavre ou le vivant en vue d'une transplantation, et qui sont considérés, à juste titre, comme ne pouvant faire l'objet d'une propriété, et donc non commercialisables, et la négligence avec laquelle sont traités des embryons humains, considérés peu ou prou comme du simple matériel biologique, objets de droits de la part des parents biologiques.
3/ L'abandon des embryons cryoconservés
Le troisième problème éthique lié à la cryoconservation des embryons surnuméraires est bien connu aujourd'hui du public : il s'agit du sort des embryons cryoconservés, inutilisés pour une procréation artificielle, parfois même véritablement abandonnés par leurs parents génétiques qui ont rompu tout lien avec le centre de cryoconservation. Le nombre de ces embryons ne fait que croître dans le monde. Selon les chiffres fournis par l'Agence de la Biomédecine (troisième rapport annuel) [8], on comptait en France, au 31 décembre 2006, près de 177.000 embryons humains conservés par congélation, soit un chiffre en augmentation de 25% par rapport à 2005. La moitié (52%) est en attente de transfert. Mais une proportion très importante d'entre eux ne s'inscrivent plus dans un projet parental , selon l'expression consacrée et sont donc en fait des embryons orphelins . On sait (situation en avril 2002) qu'il y a environ 400.000 embryons actuellement cryoconservés dans les centres ART des États-Unis, avec un prix de conservation à l'année d'environ 1.500 USD pour chacun (prix payé par les parents). Les parents de 11.000 de ces embryons (2,8%) ont donné leur accord explicite à l'utilisation de ces embryons dans la recherche biologique. 87% des embryons demeurent cryoconservés dans la perspective de leur emploi dans des cas de stérilité. On prévoit que la plus grande partie d'entre eux, abandonnés par leurs parents, resteront inutilisés.
Il est clair que ces embryons seront détruits une fois que sera atteinte la limite en temps de leur cryoconservation [9] L'existence de ces embryons humains destinés à la destruction excite bien naturellement la convoitise de ceux qui désireraient les utiliser en laboratoire, en particulier pour des tests pharmacologiques, même s'il s'agit là d'êtres humains à part entière qui n'ont pas à servir de matériel biologique pour le contentement d'expérimentateurs peu scrupuleux. Cette même existence suscite aussi la convoitise de ceux qui désireraient les utiliser comme matière commerciale, dans un trafic d'embryons qui pourrait devenir très lucratif. Sur le plan éthique, il n'y a pas de bonne solution au problème posé par ces embryons qui sont dans une situation indigne, artificiellement maintenue des années de suite, et leur destruction par réchauffement — qui est un mal car il n'est jamais licite de détruire un être humain, même au stade embryonnaire de son cycle vital — pourrait être considérée, dans ces conditions, comme un moindre mal. L'unique solution éthique au problème posé par ces embryons orphelins est de ne pas créer cette situation absurde et sans issue, donc de ne pas congeler d'embryons.
4/ Le mépris de la nature et de la vie
Une quatrième conséquence négative découle de la cryoconservation des embryons humains : celle d'arriver, par banalisation du phénomène, à faire perdre conscience de la valeur de ces petits êtres, de la merveille qu'ils représentent déjà, dans leur état actuel, puisque dans ces organismes invisibles à l'œil nu, mais combien actifs, s'est mis en marche, dès le moment de la fécondation, l'extraordinaire mécanisme épigénétique [10] du développement, de type entéléchique [11], qui permet de combiner à l'avance les activations successives des groupes de gènes qui devront intervenir dans le développement, au moment voulu, dans une sorte de chorégraphie bien orchestrée, et d'une magnifique harmonie. Un embryon humain est un chef d'œuvre de la nature. Il est étonnant à ce point de vue de voir combien l'homme moderne, à commencer malheureusement par les savants eux-mêmes, a perdu cette capacité de s'étonner, d'admirer, qui est pourtant à la base de la démarche philosophique et scientifique.
Il est vrai que philosophie et science, qui se nourrissaient mutuellement, se sont malheureusement séparées, pour leur tort réciproque, depuis le Siècle des lumières, laissant la place à une philosophie désincarnée, et à une science technicienne. N'admirant plus les chefs d'œuvre de la nature qui l'entourent, l'homme détruit, et s'excuse de cette démarche éléphantesque avec la plus grande légèreté.
Pourtant, notre époque a redécouvert la nécessité de respecter et protéger la nature, au moins dans l'environnement. Mais cette redécouverte n'est que partielle, et volontiers sectorielle. En particulier, elle ne concerne pas l'homme en tant que tel, dans sa propre écologie. Ce qui fait que l'on en arrive à ce paradoxe navrant de voir des personnes, par ailleurs fort intelligentes et sensibles, consacrer temps, argent et intérêt à la sauvegarde d'une espèce de papillon menacée d'extinction, alors qu'elles acceptent sans aucun état d'âme de conduire à leur perte des milliers d'embryons humains.
Il serait temps de plaindre un peu moins les ours blancs sur leur banquise fondante, et un peu plus les petits d'homme, traités comme du matériel cellulaire au rebut.
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La semaine prochaine, suite de l'entretien : Pourquoi les techniques de fécondation in vitro entraînent-elles un tel sacrifice d'embryons humains ?
[1] N. Tonti-Filippini, "Frozen Embryo Rescue", Linacre quarterly, February 1997, vol. 64, n° 1, p. 3-4.
N. Tonti-Filippini, The Embryo Rescue Debate. Impregnating Women, Ectogenesis, and Restoration from suspended Animation, The National Catholic Bioethics Quarterly, Spring 2003, vol. 3, n° 1, p. 111-137. Vedi p. 116.
[2] J. Mandelbaum et al, durant la période 1986-1995, sur une totalité de 14. 222 embryons cryoconservés, ont observé une survie au processus de congélation-décongélation dans 73% des cas, avec un taux de naissance de 12% et un taux de naissance d'enfant vivant par transfert d'embryon de 6%. Dix ans plus tard (1995-1996) ce taux s'était élevé à 18% pour les embryons préparés par FIV classique et 14% pour les embryons préparés par ICSI.
La Fédération des biologistes des laboratoires d'étude de la fécondation et de la conservation de l'œuf (BLEFCO) a présenté en 1996 un bilan , établi sur une période de neuf ans (1985-1993) de la congélation de 102. 812 embryons humains. 94% des embryons qui avaient survécu à la congélation ont été décongelés pour transfert dans l'utérus de la femme qui avait fait le projet parental, tandis que 0,2% d'entre eux étaient donnés à des couples stériles. Seulement 55% de ces embryons, une fois décongelés, ont été reconnus aptes au transfert, et 3,5% d'entre eux se sont développés jusqu'au terme de la grossesse, amenant la naissance de 1200 enfants (22% des naissances par FIV). Le taux d'anomalies notées à la naissance chez ces enfants était le même (1. 8%) que celui constaté chez des enfants provenant de fécondations normales. Il en résulte que seulement un embryon congelé pour cent, dans cette statistique, a pu se développer normalement après décongélation.
J. Mandelbaum, in "Discussion : cryopreservation of oocytes and embryos", Human Reproduction, June 1998, vol. 13, suppl. 3, p. 176.
J. Mandelbaum, J. Belaïsch-Allart, A-M. Junca, J-M. Antoine, M. Plachot, S. Alvarez, M-O. Alnot, J. Salat-Baroux, "Cryopreservation in human assisted reproduction is now routine for embryos but remains a research procedure for oocytes", Human Reproduction, June 1998, vol. 13, suppl. 3, p. 161-174.
BLEFCO, Congélation d'embryon : statistiques françaises (1985-1993) , Contraception, Fertilité, Sexualité, septembre 1996, vol. 24, n° 9, p. 674-677. Journal international de bioéthique, 1996, vol. 7, n° 3 p. 240.
[3] R. P. Marrs, J. Greene, B. A. Stone, "Potential factors affecting embryo survival and clinical outcome with cryopreserved pronuclear human embryos", American Journal of Obstetrics and gynecology, June 2004, vol. 190, n° 6, p. 1766-1772.
[4] S. Bhattacharya, "Frozen IVF embryos linked to ectopic pregnancy", NewScientist.com, 15 October 2003.
M. Henderson, "Frozen embryo IVF link to ectopic pregnancy", Times on line, 14 October 2003.
"Concerns over frozen embryos. Women who undergo IVF treatment using frozen embryos may have a higher risk of ectopic pregnancy, a study suggest", BBC News, 15 October 2003.
[5] "Assisted reproductive technology in the United States : 1997 results generated from the American Society for Reproductive Medicine/Society for Assisted Reproductive Technology Registry", Fertility and Sterility, October 2000, vol. 74, n° 4, p. 641-653.
"American Society for Reproductive Medicine; Society for Assisted Reproductive Technology Registry. Assisted reproductive technology in the United States : 1999 results generated from the American Society for Reproductive Medicine/Society for Assisted Reproductive Technology Registry", Fertility and Sterility, November 2002, vol. 78, n° 5, p. 918-931.
"Assisted reproductive technology in Europe, 2000. Results generated from European registers by ESHRE", The European IVF-monitoring programme (EIM) for the European Society of Human Reproduction and Embryology (ESHRE). Report prepared by A. Nyhoe Andersen, L. Gianaroli and K. G. Nygren, Human Reproduction, March 2004, vol. 19, n° 3, p. 490-503.
[6] "Assisted Reproductive Technology Surveillance – United States", 2005, MMWR, june 20 2008, vol. 57, SSO5, p. 1-23.
[7] Tummon TS, Wentworth MA, Thornhill AR, "Frozen-thawed embryo transfer and live birth : long-term follow-up after one oocyte retrieval", Fertility and Sterility, July 2006, vol. 86, n° 1, p. 239-242.
[8] Agence de la Biomédecine. Troisième rapport annuel, janvier 2009. Rapport d'activité 2007, Embryons congelés et projet parental , p. 220.
[9] D. Hoffman, G. L. Zellman, C. C. Fair, J. F. Mayer, J. G. Zeitz, W. E. Gibbons, T. G. Turner Jr., "Cryopreserved embryos in the United States and their availability for research", Fertility and Sterility, May 2003, vol. 79, n° 5, p. 1063-1069.
[10] Le terme épigénétique fait référence à toutes les causes non génétiques du phénotype. Cette expression est habituellement utilisée aujourd'hui pour désigner les changements dans la fonction des gènes (c'est-à-dire dans leur expression) qui sont héritables mais ne sont pas en lien avec un changement dans la séquence de l'ADN.
R. Holliday, "Epigenetics : an overview", Developmental Genetics, 1994, vol. 15, n° 6, p. 453-457.
C. T. Wu, J. R. Morris, "Genes, Genetics, and Epigenetics : A Correspondence", Science, 10 August 2001, vol. 293, n° 5532, p. 1103-1105.
M. Nakao, "Epigenetics : interaction of DNA methylation and chromatin", Gene, 31 October 2001, vol. 278, n° 1-2, p. 25-31.
[11] D. Nys, H. Driesch, La philosophie de l'organisme , compte-rendu, Revue néo-scolastique de philosophie, 1922, vol. 24, n. 95, p. 373-375.
E. Metsopoulos, La connotation génétique de la notion aristotélicienne d'entéléchie , Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2003/2, tome 128, n° 2, p. 233-237.