Ainsi l'Ukraine, lit-on dans la presse française, "n'existe pas vraiment" (Alexandre Adler, Le Figaro du 24 novembre, Ndlr), la langue ukrainienne ne serait parlée que dans "les campagnes du centre", tandis que les "uniates" pro-Iouchtchenko – c'est-à-dire les 6 millions de fidèles de l'Église gréco-catholique - ne sont que des nationalistes nostalgiques des Habsbourg ne rêvant que d'une "Grande Ukraine".
Ce genre de propos n'attireraient que des sourires condescendants aux Ukrainiens s'ils n'étaient pas publiés dans un grand journal français à un moment aussi important pour eux. Car le peuple de Tarass Chevtchenko et de Lessia Oukrainka a avalé suffisamment de couleuvres au cours de sa longue histoire pour qu'aujourd'hui ce genre de discours ne déclenche une profonde amertume à l'égard de la France.
On se souvient du président du Conseil Édouard Herriot qui, après avoir traversé l'Ukraine, ravagée en 1933 par une famine qui causa plus de 6 millions de morts, déclara à son retour : "Il n'y a pas de famine en Ukraine". L'existence même du drame et de ce chiffre terrible ne sera reconnue qu'en 1985 par l'URSS de Gorbatchev. En France, mis à part Alain Besançon qui n'hésite pas à parler de "génocide soviétique contre le peuple ukrainien", on continue à le diluer dans les purges staliniennes.
La réalité de l'identité ukrainienne
C'est l'indépendance ukrainienne de 1991 qui a précipité la fin de l'URSS comme l'a montré Anne de Tinguy. Surprise par la détermination d'une nation qui n'était dans les manuels qu'un grenier à blé, l'opinion publique française tendit son micro aux historiens ukrainiens (Ihor Sevcenko, Arkady Joukovsky,...). Mais seuls quelques rares intellectuels français tels Georges Nivat écoutèrent vraiment. En 1998 dans ses Considérations sur la difficulté de se libérer du despotisme (Paris, Ed. de Fallois, L'Âge d'Homme), le professeur de Genève alerta la communauté des ex-soviétologues' en citant un historien russe Georges Fedotov, émigré à Paris dans les années 1920 :"Notre intelligentsia n'a pas vu naître ce mouvement national, elle s'est moquée de la langue ukrainienne, elle n'a pas compris la catastrophe nationale [pour la Russie] que représentait la formation d'un pôle ukrainien hors de l'Empire russe, à savoir à Lviv et dans la Galicie autrichienne..." .
Mais l'historiographie russo-soviétique a la dent dure. Et aujourd'hui le mythe de "la guerre des deux Ukraine", sur lequel souffle le grand frère depuis des siècles, ne demande qu'à s'embraser et à se propager à nouveau vers les milieux intellectuels occidentaux. Sans aucune distance, on répète cette vaste plaisanterie selon laquelle la Crimée, aurait été "un cadeau" de Khrouchtchev à l'Ukraine. Il ne faut pourtant pas être grand historien pour savoir que cette colonie grecque fut le berceau de la Rus', que c'est à Chersonnèse près de Sébastopol que le grand prince Volodymyr s'est fait baptiser en 988, que la presqu'île a été occupée par les Tatars du XIIIe au XIXe siècle, et que ces derniers votent en masse pour le parti de Iouchtchenko, Notre Ukraine ! Or ce mythe du "cadeau de César" est l'argument de base du maire de Moscou Iouri Loujkov qui n'hésite pas depuis plusieurs années à menacer l'Ukraine de "reprendre son bien".
Au sujet de la "nostalgie des uniates", pour qui a lu un tant soit peu les œuvres de ces grandes figures œcuméniques que furent le métropolite Szeptitzki ou le cardinal Slypyj, il apparaît que ce n'est pas tant le souvenir séparatiste du temps des Habsbourg qui l'anime, que la mémoire vivante de l'unité chrétienne. L'Église gréco-catholique est en effet l'héritière de l'Église de Kyiv, la seule Église orthodoxe à être restée en communion avec l'Église de Rome malgré le schisme de 1054. Jusqu'au XVe siècle elle pratiquait la double communion avec Rome et Constantinople. Les évêques de la Rus' (distincte de la Moscovie) ont accueilli triomphalement à Kyiv en 1439 leur métropolite Isidore à son retour du concile de Florence où fut proclamé l'union entre tous les chrétiens. À Moscou en revanche le tsar Basile II jeta Isidore en prison. L'Union de cette Église à Rome en 1589, dont les meilleurs historiens s'accordent pour admettre qu'elle fut initiée par l'Église de Kyiv, ne fut rien d'autre que l'actualisation de cette mémoire. À l'Église-mère de Constantinople, les évêques de Kyiv rappelaient aussi que dans l'ecclésiologie orthodoxe, la source du droit canon est l'Esprit et non "le territoire canonique". Le prix de cette liberté fut lourd. Mais l'intuition du concile de Florence, à savoir que le don de l'unité est au dessus des divergences intellectuelles, ne fut pas entamée. Les vagues de latinisation ou de russification à l'époque moderne, puis les grandes persécutions staliniennes, n'ont pas éteint la nostalgie évangélique de cette Église, réduite en Ukraine au XXe siècle à trois petites éparchies à l'ombre des Carpates. C'est en ce sens que doit être interprété le retour du siège de cette Église à Kyiv effectué au printemps dernier par son patriarche, le cardinal Lubomyr (Husar). Le patriarche Alexis II de Moscou, et avec lui un grand nombre d'orthodoxes en France, n'y ont vu quant à eux qu'une nouvelle preuve du "prosélytisme catholique"...
Quant à la langue ukrainienne, "langue des campagnes", il est tout simplement regrettable que les tenants de ce type de propos ne puissent lire en version originale la revue éditée à Kyiv par Konstantin Sigov et Léonide Finberg, Duh i Litera, (L'Esprit et la Lettre). Parmi les livres publiés par la maison d'édition du même nom, outre les grands intellectuels ukrainiens contemporains (Myroslav Marynovytch, Natalia Iakovenko, Vadim Skouratovsky, ...), on trouve les traductions en ukrainien des grands textes de Paul Ricœur, Hannah Arendt, Charles Taylor ou Simone Weil. On souhaite aux campagnes de France la même ébullition culturelle !
La reconnaissance de l'identité ukrainienne
Le problème de l'Ukraine n'est donc pas en profondeur un problème d'identité mais plutôt celui de la reconnaissance de son identité. Les raisons sont trop nombreuses pour être discutées ici : le désir effréné des historiens russes depuis Karamzin de s'inventer une généalogie plus ancienne que la Moscovie du XVIe siècle, la fascination des intellectuels français pour les Soirées de Saint-Pétersbourg et la grande lueur à l'Est, la difficulté des hommes politiques français depuis François Ier à penser l'État-nation de façon plurielle, etc.
Le résultat est que, avant que la révolution orange ne détourne les caméras européennes de la Turquie, les seules informations sur l'Ukraine qui filtraient en Europe occidentale ne concernaient que le drame de Tchernobyl, les exploits sportifs de footballeurs expatriés, et la victoire à l'Eurovision de la chanteuse Rouslana dont les "danses sauvages" n'ont pu s'imposer qu'en langue anglaise...
Or la question se pose brutalement aujourd'hui. La France va t-elle reconnaître le pouvoir du président Victor Iouchtchenko ?
Rappelons brièvement la situation actuelle, telle qu'elle se présente dans les médias ukrainiens libérés de toute censure, afin de comprendre pourquoi la question se pose aujourd'hui en des termes aussi pressants à la nation française.
Après la victoire du candidat démocrate Victor Iouchtchenko au premier tour des élections, malgré la double visite du président Poutine en Ukraine et le blocage de six chaînes de télévisions, le candidat socialiste Moroz (6% des voix) s'est désisté en faveur de Iouchtchenko rendant sa victoire certaine. C'est alors qu'eut lieu lors du second tour le 21 novembre dernier une "tentative de coup d'Etat", selon les mots de Ioulia Timoshenko, via une fraude massive des bulletins de vote. La 5e chaîne de télévision a montré immédiatement les faux bulletins, les stylos à encre disparaissante, les 30% d'électeurs ayant voté à domicile dans la région de Mykolaïv, au total plus de 3 millions de votes détournés ! Ce putsch fut orchestré par le candidat de la Russie, Victor Ianoukovytch avec la complicité de l'ancien président Léonide Koutchma. Après la déclaration de la victoire aux élections de Ianoukovytch par la commission électorale (dont le degré de corruption a largement été rendu public par d'anciens membres de celle-ci entrés en dissidence), la Cour constitutionnelle a empêché sa publication.
Car entre-temps une lame de fond a soulevé l'Ukraine en quelques jours, d'Est en Ouest et du Nord au Sud. Celle-ci contraste avec le triste spectacle de la célébration de la victoire de V. Ianoukovytch à Donetsk, ville de 5 millions d'habitants qui aurait pourtant voté à 97% pour le candidat du pouvoir. Les caméras des chaînes d'Etat, braquées vers le ciel pour un dérisoire feu d'artifice, ne purent masquer les rues désertées de la grande ville minière. Depuis, chaque jour, un nombre croissant de régions (Lviv, Kyiv, Jitomyr, ...) et de personnalités importantes du pouvoir (de la police, de l'armée, de la presse, de la magistrature, ...) déclarent leur allégeance au président Iouchtchenko. La découverte de la présence de soldats russes sous uniforme ukrainien risque d'accélérer les événements, rendant intenable la position des putschistes L. Koutchma, V. Ianoukovytch et V. Medvetchouk.
C'est à ce moment précis que va se jouer l'avenir de la révolution orange. Le mouvement va-t-il se briser sur les offres de "compromis" de la médiation internationale ? Ou à l'inverse, la communauté internationale, autant celle des intellectuels et des médias que celle des politiques, soutiendra-t-elle la stratégie de Iouchtchenko d'imposer rapidement un deuxième second tour qu'il est sûr de gagner en cas d'élections libres ? Va-t-on employer le langage du droit positif, ou considérer au contraire que le peuple souverain est maître de la Loi ? Les grandes puissances voudront-elles ménager la Russie ou accepter de reconnaître enfin l'identité ukrainienne ?
Car l'histoire du coup d'État de 1991 en Russie montre qu'il ne peut y avoir de compromis avec un régime non démocratique. Si l'on a admis que l'Ukraine n'est pas un patchwork composite et périphérique mais une vieille nation slave et européenne disposant dans sa diversité d'un seul cœur et d'une seule tête, alors la seule alternative aujourd'hui pour les putschistes est la force ou la fuite. D'où l'importance de la position que va adopter la communauté internationale pour contrer le président Poutine, le seul à pouvoir imposer le premier scénario. Celui-ci a déjà été enclenché le 26 novembre au soir, avec la création d'une région autonome du Sud-Est (Luhansk, Donetsk) et une demande de rattachement à la Russie...
Dès le 25 novembre Colin Powell a déclaré que les États-Unis n'acceptaient pas le résultat de la commission électorale et prendraient des sanctions économiques à l'égard de l'Ukraine si la candidature de Ianoukovitch était entérinée. En France en revanche, à cette date, seule le porte-parole adjoint du ministère des Affaires étrangères s'est exprimé pour émettre des "doutes" sur la validité des élections. Le 26 novembre à Ouagadougou, le président Chirac s'est prudemment placé en seconde ligne derrière Javier Solana. Chacun sait en Ukraine que Jacques Chirac se déclare l'ami du président Poutine. Déjà une lettre lui a été adressée par les présidents des trois principales universités à la source de la révolte étudiante, l'Académie Moyla, l'université Ivan Franco de Lviv, et l'Université catholique d'Ukraine. Dans cette lettre les présidents ukrainiens lui demandent de condamner les falsifications et de reconnaître le président Iouchtchenko. Après tout, même s'il ne faut pas pousser la comparaison trop loin, la communauté internationale n'a pas cherché à remettre en question l'élection du président Bush en 2000 malgré les désordres électoraux de Floride car il s'agissait de respecter la volonté du peuple américain.
Le président Chirac se trouve donc à la croisée des chemins. Va-t-il répéter l'erreur du président Mitterrand en août 1991 en reconnaissant les putschistes ? Et les médias français vont-ils faire semblant de croire en la possibilité d'une médiation internationale qui mettrait à égalité les "deux parties en conflit" ? Ou bien le président Chirac, et à travers lui la nation française, sauront-ils faire preuve de courage politique en répondant à l'espérance blessée de la nation ukrainienne ? Le temps presse...
Antoine Arjakovsky est professeur à l'Université catholique d'Ukraine (en bas à droite de la photo).
© Article à paraître dans France catholique n°2955, daté du 10 décembre.
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