La tension monte entre l'Église et le gouvernement espagnol. L'arrivée des socialistes au pouvoir, en avril dernier, avait inquiété la hiérarchie catholique : le programme libertaire de José Luis Zapatero s'opposait franchement aux catholiques et sur de nombreux points : réforme du divorce, mariage homosexuel (qui doit être approuvé par le Parlement avant le printemps), enseignement religieux (supprimé), bioéthique (recherche sur les cellules souches), etc.
Récemment, c'est la politique du gouvernement contre le Sida qui a fait monter la pression d'un cran. Une mauvaise interprétation des déclarations du secrétaire de la conférence des évêques a obligé les autorités de l'Église a réaffirmer la doctrine de l'Église sur l'emploi du préservatif.
Mais les visites ad limina des évêques de la péninsule ont mis le feu aux poudres (photo). Le Pape n'a pas mâché ses mots pour stigmatiser le "progressisme" et la "permissivité morale" des socialistes. "En Espagne, a déclaré Jean–Paul II, se diffuse de plus en plus une mentalité inspirée de la laïcité, une idéologie qui entraîne petit à petit et de manière plus ou moins consciente la restriction de la liberté religieuse, jusqu'à promouvoir un dédain ou une ignorance de la religion, reléguant la foi à la sphère privée et s'opposant à son expression publique".
Des propos qui ont provoqué un tollé dans la presse et des réactions indignées de la classe politique. Pour El Mundo, "le Pape est allé trop loin". Plutôt conservateur, le quotidien reprend pourtant la vulgate laïciste, observant que "selon l'article 16 de la Constitution, il n'existe pas de religion d'État". En outre, "on ne peut pas reprocher aux socialistes d'appliquer le programme pour lequel [Zapatero] a été élu, même si les catholiques ne sont pas d'accord."
Le quotidien El País ne dit pas autre chose : "Les croyants catholiques méritent certes l'entier respect des pouvoirs publics, mais pas au point extrême que leurs normes morales deviennent des lois qui s'imposent à tous les citoyens."
Quant au gouvernement, il se drape dans sa dignité d'agresseur agressé. Mercredi, le nonce apostolique, Mgr Manuel Monteiro de Castro, a été convoqué à Madrid au ministère des Affaires étrangères où il s'est vu exprimer la "surprise" du gouvernement. En visite le même jour en Argentine, Luis Zapatero a qualifié le discours du Pape d'"exagéré" et revendiqué la légitimité d'"un programme électoral qui vise à amplifier les droits des citoyens". Seul catholique pratiquant du gouvernement, le ministre de la Défense José Bono a même associé les reproches du Pape aux pratiques de l'Inquisition à l'égard des homosexuels !
Mais qu'a donc dit le Pape qui ait heurté à ce point les militants des "droits des citoyens" ?
S'adressant aux évêques espagnols et à travers eux à l'Espagne tout entière, Jean-Paul II a d'abord voulu souhaiter que les "puissantes racines chrétiennes" du pays "ne [soient] arrachées, parce qu'elles doivent continuer à nourrir et à faire grandir la société dans l'harmonie". Sensible à l'évolution morale et culturelle du pays, le chef de l'Église a accusé nombre de changements "en matière sociale, économique et religieuse également, entraînant parfois l'indifférence religieuse et un certain relativisme moral qui se répercute sur la pratique chrétienne et touche par conséquent aussi les structures mêmes de la société".
Bref, le pape critique une politique qu'il juge à l'origine de la déstructuration de la société et dans le même temps de sa déchristianisation. N'est-ce pas au minimum une opinion légitime, elle aussi ?
Pour le bien de la société et pour le bien de l'Église, le pape demande donc des garanties en matière de liberté religieuse : "La jeunesse a le droit d'être éduquée dans la Foi", et notamment "quand les parents le demandent". N'est-ce pas là encore un droit de l'homme (et du citoyen) élémentaire ? Il a alors beau jeu de rappeler les pouvoirs publics à leur devoir, et a fortiori en application des "Accords partiels [signés] entre l'Espagne et le Saint-Siège de 1979 et actuellement en vigueur''. Et pour conclure, ce qui va de soi, le pape demande aux catholiques espagnols d'assumer leurs responsabilités ("chercher le Royaume de Dieu dans le vécu des réalités temporelles" et "dans les différents milieu de vie publique").
C'est donc bien deux conceptions de la laïcité et de la liberté religieuse qui s'affrontent ici. L'establishment espagnol s'oriente résolument vers la pratique d'une laïcité de tutelle (à la Chirac ?) où la dimension sociale de la foi ne doit pas avoir cours.
En toile de fond, c'est le statut qui régit les relations Église-État qui est menacé. La baisse de la pratique religieuse en Espagne, qu'atteste une natalité en chute libre, pourrait donner des idées aux socialistes au nom de la "non-confessionnalité" de l'État. Pourraient ainsi être remises en cause les facilités accordées à l'exercice du culte, considéré comme une activité privée pure et simple, sans portée sociale. Un débat qui pourrait rejaillir dans d'autres pays d'Europe secouée par un prurit laïco-libertaire, comme l'a révélé l'affaire Buttiglione. À commencer par la France, où la loi de 1905 est à son tour sujette à caution, non seulement à cause de la montée de l'islam, mais en raison de la timidité avec laquelle l'Église défend sa spécificité.
La détermination catholique espagnole peut donc servir de test à l'évolution de la liberté religieuse en Europe. C'est sans doute la raison pour laquelle le Saint-Siège a cru devoir répondre au communiqué du ministère espagnol des Affaires étrangères commentant le discours du pape : "Ayant pris connaissance du communiqué ministériel, il convient de recommander une relecture attentive du discours papal, qui expose très bien la position de l'Église. Cela dit, le Saint-Siège se félicite de la volonté exprimée par le gouvernement espagnol dans ce même communiqué de maintenir de bonnes relations avec l'Église, par le biais d'un dialogue permanent et dans le respect réciproque. Telle est pour sa part la ligne inchangée du Saint-Siège."
La diplomatie n'exclut pas la clarté. Et la vigilance.
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