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Le nouvel exécutif français plaide fortement en faveur de l’émission d’obligations européennes, les « eurobonds », qui pourraient être émis par le Mécanisme européen de stabilité (MES), voire déjà par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) auquel le MES est appelé à succéder. 

Divers économistes se prononcent dans le même sens, par exemple Jacques Delpla, qui écrit dans Les Échos du 27 juin un article intitulé « L’Europe doit fusionner ses dettes ». Personnellement, je n’ai jamais caché mes doutes concernant la soutenabilité de telles émissions tant que n’auront pas été posées les bases d’un État fédéral européen,  de taille nettement inférieure à l’Union européenne et même à l’actuelle zone euro, doté du pouvoir de lever l’impôt et de contrôler les dépenses et recettes des États membres – construction qui demandera du temps. Quelles sont les données du problème ?

Le principe des eurobonds

Le MES et le FESF ont une ambition importante mais circonscrite : il s’agit pour un organisme ad hoc d’emprunter avec la garantie des États dont la signature est la plus appréciée, afin de prêter aux États dont les investisseurs se méfient. En schématisant, le FESF puis le MES placeraient des obligations au taux par exemple de 2%, ce qui permettrait à cet organisme de prêter à l’Espagne ou à l’Italie à 3 % ou 4%, voire de les faire bénéficier du taux privilégié de 2 %, alors que « les marchés » (les organismes financiers) exigent de ces pays environ 6 %. La garantie accordée par l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la France permettrait ainsi aux pays d’Europe du Sud d’obtenir du crédit à des conditions favorables. Et dans la première hypothèse le Fonds européen accumulerait des réserves, qui lui permettraient de faire face à des défaillances de ses débiteurs.

La prise de risque consentie par les pays aujourd’hui les plus appréciés par les investisseurs internationaux diminuerait celle assumée par les dits investisseurs : c’est ce qui explique qu’ils demanderaient au Fonds européen des intérêts modérés. Mais y aurait-il production nette de sécurité, ou bien s’agirait-il d’un jeu à somme nulle, voire négative, les inconvénients supportés par les pays bien notés étant égaux, voire supérieurs, aux avantages retirés de l’opération par les créanciers et rétrocédés par eux aux débiteurs de qualité douteuse ?

Globalement, la sécurité des placements n’augmenterait pas

Pour répondre à cette question l’économiste doit combiner deux observations relatives à la lutte contre l’insécurité inhérente à la position de créancier. Tout d’abord, comment les assurances réalisent-elles une production nette de sécurité ? Grâce à la loi des grands nombres. Sur des millions d’automobilistes, l’inférence statistique[1] permet de calculer les primes d’assurance de manière à ce que le remboursement des sinistres ne pose pratiquement aucun problème aux assureurs. En revanche, un organisme qui voudrait assurer 17 ou 27 automobilistes ne pourrait le faire qu’en prenant de gros risques ou en pratiquant des tarifs exorbitants. Or telle est la situation du MES.

Deuxième problème bien connu des assureurs comme des économistes : le risque moral. Un agent couvert par une assurance prend moins de précautions. L’automobiliste risque sa vie, et l’assureur ne peut pas lui en fournir une nouvelle en cas d’accident mortel : ce défaut fondamental de la couverture limite considérablement le risque moral en matière d’assurance automobile. En revanche, les gouvernants d’un pays déficitaire n’ont pas forcément moins de chances de rester en place s’ils profitent du MES pour ne demander à leurs électeurs que des efforts très modérés ; la conduite prudente (diminuer les dépenses publiques, faire rentrer les impôts) engendre pour eux davantage de risque de mort politique que le pied au plancher. Le risque moral, pour le MES, est donc élevé. L’expérience grecque l’a bien montré : ne dit-on pas que les dirigeants de ce pays ont continué à embaucher allègrement des fonctionnaires inutiles au moment même où s’organisait pour l’État grec une gigantesque remise de dette[2] : l’analyse ci-dessus n’est hélas pas irréaliste !

Ces deux observations conduisent à douter de la soutenabilité d’une structure telle que le MES. En fait, ce qu’il est convenu d’appeler « les marchés », c’est-à-dire l’ensemble des institutions financières qui détiennent ou sont susceptibles de détenir les titres représentatifs des dettes souveraines, sont probablement plus à même de faire pression sur les États mal gérés qu’un MES et une organisation politique européenne (Commission, Conseil et Parlement) cherchant avec moult difficultés à évoluer vers un petit peu de fédéralisme.

Des illusions sur la nature du problème

Les projets d’eurobonds s’appuient sur une conviction : le problème serait moins la solvabilité des États que les craintes irrationnelles des créanciers. La solution consisterait dès lors à rassurer ces peureux en leur faisant miroiter un engagement des pays les plus vertueux, ceux qui inspirent confiance.

Cette conviction est en fait une illusion. « Les marchés », comme on dit, c’est-à-dire les responsables des quelques milliers d’organismes financiers qui réalisent des placements en obligations souveraines, ne sont pas des demeurés mentaux dont il faudrait prévenir les paniques irrationnelles en leur dorant la pilule (en leur faisant acheter de la dette espagnole et italienne badigeonnée aux couleurs de l’Allemagne). Le problème n’est pas du côté des prêteurs, mais bien des emprunteurs. Il ne s’agit pas de rassurer les prêteurs : ils ont bien raison d’être très réticents, c’est même leur devoir d’état, et ils auraient dû manifester leur réticence bien plus tôt. Le problème est l’incapacité des emprunteurs à stopper leur recours boulimique à l’emprunt. Or, à cet égard, les perspectives ne sont pas réjouissantes.

Et ce ne sont pas les États qui sont le mieux à même de se faire la leçon les uns aux autres. La politique est le domaine des petits (ou gros) arrangements entre amis : on l’a bien vu lorsqu’il s’est agi de faire entrer dans la zone euro des pays qui ne satisfaisaient absolument pas aux critères de Maastricht. Quand plus aucun banquier, assureur ou responsable de fonds d’investissement ne veut plus prêter à un pays, ses dirigeants sont bien obligés de prendre des mesures de redressement. Mais s’il est possible de faire vibrer la fibre sentimentale des frères et cousins européens, il faut des dirigeants extraordinairement courageux et désintéressés pour engager leurs concitoyens sur la voie de l’austérité et du travail qui conduit au redressement durable. Les dirigeants politiques doivent être confrontés à l’intransigeance des financiers plutôt qu’à l’indulgence de leurs semblables.

L’exemple des États-Unis à leur naissance n’est pas pertinent

Jacques Delpla justifie sa position en faveur de la fusion des dettes publiques européennes en s’appuyant sur l’exemple des États-Unis naissants, à l’issue de la guerre d’indépendance (1775-1783). La création d’un État fédéral doté de pouvoirs fiscaux a permis alors de fusionner des dettes fort différentes, certains États ayant durant la guerre dépensé beaucoup, et d’autres peu.

Il y a là un bel exemple de solidarité d’États peu endettés à l’égard de ceux qui l’étaient lourdement . Mais il n’y a guère de pays dans la zone euro qui ne soit surendetté : l’Allemagne elle-même l’est, et sa démographie déclinante la place dans une situation très grave pour l’avenir à long terme[3]. Donc la mise en commun des dettes ne permettrait pas de constituer une dette globale soutenable.

D’autre part l’appétence des pays de la zone euro pour une mise en commun des dettes souveraines européennes fait défaut. Ces dettes publiques ne sont pas des dettes patriotiques contractées pour transformer au son des canons des colonies en pays indépendants. Ce qui pose problème, ce n’est pas l’endettement des anciens vassaux de l’Union soviétique, dont la libération aurait justifié des sacrifices. Le scénario de la zone euro n’est pas celui de la réunification allemande qui, lui, pourrait plus valablement être comparé à l’adoption de la Constitution des États-Unis d’Amérique en 1787. Les dettes européennes insoutenables ne sont pas les glorieux témoins d’une libération héroïque, mais le résultat de longues périodes de gabegie durant lesquelles des politiciens ont manqué du courage nécessaire pour équilibrer les budgets dont ils avaient la responsabilité.

Par ailleurs, les perspectives de croissance de la vieille Europe en ce début du XXIe siècle ne sont pas tout à fait celles du Nouveau Monde à la fin du XVIIIe !

Mieux vaut accepter l’inévitable que l’aggraver en le retardant

Mieux vaut donc laisser se produire les banqueroutes partielles nécessaires pour ramener l’énorme stock de dettes publiques des pays européens à un niveau correspondant à leur richesse réelle. Jacques Delpla inclut d’ailleurs l’équivalent dans sa proposition : « que tous les États payent une soulte égale à l’écart entre leur dette et 60 % du PIB », et cela grâce à « une taxe exceptionnelle de 10 % sur le capital domestique, avec paiement étalé ». Il s’agit bien là de faire supporter aux créanciers, et in fine aux épargnants, la réduction de leurs avoirs, de façon à les ramener au niveau de la richesse réelle.

Robert J. Barro a posé en 1974 une question devenue célèbre dans le petit monde des économistes : « les obligations d’État sont-elles de la richesse nette ?» Il est devenu clair qu’à partir d’un certain niveau elles ne le sont pas. Nous sommes encombrés par tout ce fatras de fausses richesses ; il vient un moment où il faut envoyer à la casse le mobilier (en fait, les valeurs mobilières) inutile et vermoulu dont on s’est encombré au fil des ans : c’est la condition pour renouer avec la croissance. En l’absence d’inflation assez forte, ramener la richesse apparente (le montant nominal des créances) au niveau de la richesse réelle suppose forcément des abandons de créances, et par conséquent un mauvais quart d’heure à passer pour les épargnants. Les États se sont comportés comme Bernard Madoff ; dans un cas comme dans l’autre, la liquidation des faux-semblants est nécessaire et ne peut pas être une partie de plaisir.

[1] C’est ce qui permet de passer de l’observation statistique (relative aux années antérieures) à la détermination d’une loi de probabilité valable pour l’exercice à venir.

[2] Voir l’article de Marie Verdier dans La Croix du 18 juin 2012.

[3] Voir à ce sujet l’excellent article d’Yves Montenay (« L’euro ou les pièges du court terme ») sur le site Le Cercle – Les Échos, 27 juin 2012