Dieu ne veut pas d’une unification par l’uniformisation, par l’appartenance en masse à un seul tout

Source [Riposte catholique] Voici l’homélie de Mgr de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims, prononcée le 2 juin à l’occasion des fêtes johanniques qui se déroulaient à Reims :

Ainsi, frères et sœurs, la destinée de l’humanité au long de son histoire se trouve portée, soutenue, par la prière de Jésus : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. » L’immense diversité des êtres humains, à travers l’espace et, plus encore, le temps, trouve là son aboutissement et son espérance : cette diversité, source de tant de conflits, petits et grands, porte en elle la promesse d’une unité comme rien de terrestre ne peut la réaliser, une intériorité réciproque des êtres humains, chacun se trouvant accueilli intérieurement en tous les autres et tous trouvant place en chacun, parce qu’intégrée dans l’unité du Père et du Fils que scelle le jaillissement de l’Esprit-Saint : « Moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un. »

L’histoire de l’humanité peut se comprendre comme une marche, longue et complexe, vers l’unification. Nous appartenons à des générations qui vivent comme aucune autre cette unification, avec ce qu’elle procure de découvertes, d’échanges, de possibilités, mais encore de difficultés, d’épreuves, de destructions, d’inquiétudes donc et parfois, en certains secteurs, de refus. Comment la foule immense des hommes pourrait-elle se transformer en un tout apaisé et réjouissant, alors que les intérêts des uns, si souvent, ne peuvent être satisfaits qu’au détriment d’autres plus ou moins nombreux ; alors que certains sont animés par des besoins ou par des ambitions qui les conduisent inexorablement à négliger les aspirations, souvent légitimes, de beaucoup ? Comment concevoir l’humanité comme unifiée alors que les histoires des groupes humains sont parfois contradictoires ou divergentes, alors que les langues et les mentalités fractionnent et rendent opaques les êtres humains les uns aux autres, alors qu’il y a tant de raison de se méfier de ceux que l’on ne comprend pas ou de ceux que l’on ne comprend que trop bien ? Lui, Jésus, précisément, se présente comme celui qui porte en lui la destinée totale de tous et de chacun des hommes. Lui s’offre pour que, de tout ce qui apparaît à un certain regard comme un chaos, puisse émerger une unité plus intime, plus vivante, plus réjouissante, que toutes les formes d’unification que nous pouvons construire.

L’aventure de Jeanne d’Arc, de sainte Jeanne d’Arc, est portée par cette espérance. Elle surgit, un beau jour, pour mettre fin aux prétentions du roi d’Angleterre et des Anglais de s’emparer du royaume de France. La conquête a longtemps été le grand moyen, apparemment efficace, de l’unification de l’humanité. Le risque était, bien sûr, que cette unification soit plutôt une prédation, le peuple dominant laissant aux autres à peine la portion congrue de leurs richesses. Il a pu sembler aussi, lorsque le christianisme est devenu la religion majoritaire de l’empire romain, que tous les peuples chrétiens devaient entrer dans un unique empire. Tous les peuples regroupés dans un unique ensemble politique ne bénéficieraient-ils pas d’une paix universelle et continue, les adversaires étant convertis et absorbés et une seule administration conduisant toutes choses selon une loi que tous acceptaient, habitée par une vision du monde enfin commune ? Le royaume de France a représenté très tôt le refus de cette tentation. Aussi chrétien que tous les autres, -certains diront : plus chrétien que les autres-, son existence même est un refus de l’idéal universaliste de l’empire.

Dans la même foi, il est possible et souhaitable de constituer des entités politiques différentes, permettant des cultures variées, faisant droit aux potentialités diverses des êtres humains, le défi étant de faire vivre ces entités dans une paix réelle, fondée sur la justice, et non pas sur des relations de force. Les rois d’Angleterre, engagés dans la guerre de Cent Ans, n’avaient peut-être pas des prétentions impériales. Ils se contentaient plus prosaïquement de réclamer leur héritage. Mais, justement, sainte Jeanne d’Arc met fin à ce type de prétention. Ce qu’il y a en elle de surnaturel rend évident que Dieu, le Dieu créateur, ne veut pas que des peuples soient considérés comme des meubles que l’on se partage ou que l’on s’approprie par droit d’héritage. Les peuples n’ont pas toujours existé comme des entités constituées, ni le peuple anglais, ni le peuple français, ils sont le résultat d’une histoire complexe, mais un moment vient où un peuple prend forme, devient une nation et une patrie pour ceux qui lui appartiennent, une entité qui relie chacun à une ligne de l’histoire de l’humanité et qui rend chacun plus grand que lui-même en le faisant membre de beaucoup d’autres, non pour s’y enfermer ou y être enfermé, mais pour participer à l’histoire totale de l’humanité. Dieu ne veut pas d’une unification par l’uniformisation, par l’appartenance en masse à un seul tout. Dieu, le Dieu vivant, le Dieu créateur, veut que chacun soit pleinement lui-même et le soit d’autant plus qu’il consent à accueillir tous les autres.

Lorsque notre chère Jeanne d’Arc entreprend de « bouter les Anglais hors de France », elle ne le fait pas par haine, elle obéit à une mission. Elle rend manifeste que l’histoire qui, peu à peu, unit des peuples et aussi peu à peu les distingue, leur fait prendre chacun une consistance différente, n’est pas indifférente à la destinée spirituelle de l’humanité, tout au contraire. Quelque chose s’y joue, qui doit être respecté, quelque chose qui enrichit l’humanité et la rend plus apte à répondre à l’attente du Dieu créateur. Les peuples finalement, et les terres qu’ils habitent,  n’ont pas à être traités comme des biens de famille que quelques-uns se répartissent au gré des mariages et des décès ; les peuples et leurs territoires acquièrent une dignité qui doit empêcher que d’autres les réduisent au rang de proies à saisir pour que tel peuple satisfasse ses besoins sans avoir à se soucier de ceux des autres ; les peuples expriment une diversité de l’humanité par laquelle ils doivent apprendre à s’émerveiller les uns des autres, à échanger les uns avec les autres, dans la justice et la paix, en vue d’une paix plus profonde.

Mais la destinée de sainte Jeanne d’Arc n’est pas de gloire seulement. Ou plutôt, elle est glorieuse, dans le Christ, en Dieu, parce qu’elle a été dramatique aussi. Elle s’est heurtée au refus des êtres humains de se laisser conduire jusqu’au bout par ce qu’elle apportait de vision plus haute et plus ample. Bien sûr, elle a suscité le refus des Anglais et de leurs alliés, peu disposés à renoncer à une conquête qui paraissait toute proche, et s’accrochant encore alors même que la défaite devenait inéluctable, le peuple de France s’étant ressaisi. On a pu penser qu’elle avait été abandonnée à son sort par le roi, et en tout cas, le roi Charles ne s’est pas forcément montré capable de vivre et d’agir à la hauteur de vue que Jeanne d’Arc représentait. Mais elle a aussi été victime du refus de gens d’Église de croire que Dieu puisse s’occuper à ce point des affaires humaines. Le Christ lui-même était mort, crucifié, parce que les chefs d’Israël refusaient de mettre leur confiance dans une autre destinée que celle que les équilibres entre puissances permettaient. Saint Étienne, nous l’avons entendu, a été mis à mort lui aussi, à l’exemple de son maître, parce que l’espérance qu’il proclamait : que tous les hommes aient accès à la vie en Dieu, de quelque race ou nation qu’ils viennent, du moment qu’ils acceptent d’intégrer leur vie dans la sainteté de Dieu, était insupportable à certains. Sainte Jeanne d’Arc a dû, elle aussi, subir la mort, parce que les êtres humains ne sont pas tous également prêts à avancer réellement vers l’intériorité réciproque par l’ouverture à autrui, le renoncement à soi, le choix de la vérité et le dépassement de la stricte justice, tout ce qui constitue cet élan que nous appelons l’amour.

Mais, ce faisant, Jeanne d’Arc est sainte, elle nous oblige à entendre que notre destinée est portée, dès « avant la fondation du monde », par un amour plus grand que nous : l’amour dont le Père aime le Fils et dont il veut nous aimer tous et chacun en nous appelant à nous aimer les uns les autres selon le modèle qu’il nous donne. Sainte Jeanne d’Arc, brillant au milieu de notre histoire, nous oblige à voir que l’amour ainsi compris, comme don de soi et hospitalité à autrui, est le moteur peu visible mais puissant de la destinée des êtres humains, mais qu’il y faut une conversion constante du cœur humain. Qu’elle nous obtienne à tous, frères et sœurs, de mener notre vie en visant l’espérance de l’unité intime avec tous à laquelle Dieu nous appelle et qu’elle obtienne pour ceux qui, à un degré ou un autre, gouvernent les autres, exercent une responsabilité politique, de chercher toujours à servir cette unité, tout en sachant que celle-ci ne s’obtient pas par des moyens politiques ou économiques ou culturels, mais par l’entrée mystérieuse dans un amour plus grand que nous mais qui nous est partagé : « Que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et que, moi aussi, je sois en eux. » Avec sainte Jeanne d’Arc et tous les saints, prions et supplions : « Viens, Seigneur Jésus, viens ».

Amen.