Le discours que tiendra Benoît XVI au Collège des Bernardins au monde de la culture sera l'un des moments phares de son voyage apostolique en France.
Il pourrait d'ailleurs rapidement constituer, avec ce qu'il est convenu d'appeler les leçons de Ratisbonne et de la Sapienza, un triptyque magistral offert par le pape pour renouveler notre approche des rapports entre la raison et la foi à l'heure de la postmodernité.
Benoît XVI a pesé de tout son poids pour que l'étape prévue à l'Institut de France, le samedi 13, soit maintenue dans l'agenda pontifical. C'est qu'en effet, l'Académie des sciences morales et politiques l'a reconnu comme l'un de ses pairs le 6 novembre 1992. Après avoir reçu au Vatican le 10 février 2007, une délégation de ses membres venus lui remettre une médaille spéciale commémorant son entrée à l'Institut, le Saint-Père avait à cœur de les rencontrer à nouveau lors de sa visite en France. L'occasion de dresser un bref aperçu de la pensée morale et politique du pape Ratzinger.
JOSEPH RATZINGER fut invité le 6 novembre 1992 à siéger comme membre étranger à l'Académie des sciences morales et politiques de Paris. Il succéda alors à l'une des figures de proue de la dissidence soviétique, le célèbre scientifique Andreï Dimitrijevitch Sakharov. C'est autour de cette haute personnalité morale qu'il avait bâti le discours mémorable prononcé à l'occasion de sa réception, transposant avec audace le message du grand dissident à la situation présente de l'Occident.
C'est en partant d'un épisode fameux du parcours de Sakharov que Joseph Ratzinger développait à nouveau un de ses thèmes de prédilection : la science moderne ne peut évacuer d'un revers de main sa responsabilité éthique. En novembre 1955, avaient été entamés d'importants essais d'armes thermonucléaires, qui avaient entraîné des événements tragiques : la mort d'un jeune soldat et d'une fillette de douze ans. Lors du petit banquet qui suivit, Sakharov porta un toast où il disait son espoir que les armes russes n'explosent jamais sur des villes. Le responsable du test, un officier de haut rang, déclara dans sa réponse que la tâche des savants était d'améliorer les armes, que la façon dont elles étaient utilisées n'étaient pas leur affaire ; leur jugement, estimait-il, n'était pas compétent pour cela [...]. L'officier avait au fond refusé de reconnaître à l'éthique une dimension propre pour laquelle tout homme est compétent [1]. À partir de là, dit le cardinal, Sakharov incarnera de l'autre côté du rideau de fer la dignité de la conscience morale qu'aucun homme ne peut récuser sans se perdre lui-même.
La naïveté et le cynisme de l'Occident
Mais cette dissociation entre la science et la morale fut-elle seulement l'apanage du système communiste ? Non, répond sans hésitation Joseph Ratzinger, nous sommes nous aussi concernés par la leçon de Sakharov : Il est clair que l'orientation générale de la pensée de Sakharov vers la dignité et les droits de l'homme, l'obéissance vis-à-vis de la conscience, même au prix de la souffrance, demeure un message qui ne perd pas son actualité là même où n'existe plus le contexte politique dans lequel ce message avait acquis son actualité propre. Je crois de plus que les menaces pour l'homme qui, avec la domination des partis marxistes, étaient devenues des forces politiques concrètes de destruction de l'humanité, continuent à peser aujourd'hui sous d'autres formes. Le monde occidental est bien la proie de la même tentation, non moins redoutable : présenter ses œuvres techniques comme de pures affirmations de la liberté humaine. L'activité technique est porteuse de sa propre justification, supposant l'élimination de l'éthique comme source normative régulant cette activité technique elle-même. Le technicisme nie toute fin éthique à la réalité de la vie humaine. En mettant le doigt sur cette problématique, l'Église est d'ailleurs régulièrement accusée d'être technophobe et contre le progrès de la science. Or sa critique vise un progrès idolâtré, une science sans conscience. Notamment de nos jours dans le champ du vivant, où la technoscience fait bien souvent fi de toute considération morale. Dans ce domaine, la science ne s'est pas accompagnée du perfectionnement éthique qui aurait dû la limiter. La raison technicienne neutralise la raison éthique et les choix technocratiques posés y remplacent les choix éthiques. Ce qu'a répété avec force Benoît XVI devant la communauté universitaire du Latran : Le contexte contemporain semble accorder un primat à une intelligence artificielle qui est toujours davantage sous l'emprise de la technique expérimentale et oublie ainsi que toute science doit toujours également sauvegarder l'homme [...]. Se laisser entraîner par le goût de la découverte sans sauvegarder les critères qui viennent d'une vision plus profonde ferait facilement verser dans le drame dont parlait le mythe antique : le jeune Icare, pris par le goût du vol vers la liberté absolue et inattentif aux avertissements de son vieux père Dédale, s'approche toujours davantage du soleil, en oubliant que les ailes avec lesquelles il s'est élevé vers le ciel sont de cire. La terrible chute et la mort sont le tribut qu'il paie à cette illusion [2]. Nihilisme démocratique
Parvenu à ce point, le cardinal allemand se demandait devant les membres de l'Académie des sciences morales et politiques comment assumer notre responsabilité morale, requise urgemment par la grande marche de la technique moderne. Comment en effet une démocratie dont le fonctionnement repose sur un mécanisme majoritaire peut-elle maintenir en son sein des valeurs morales universelles alors même que celles-ci peuvent être remises en cause à tout moment, voire bafouées, par cette majorité ? À la base de l'inquiétude qu'éprouvait Sakharov devant la naïveté et le cynisme de l'Occident, il y a ce problème d'une liberté vide et sans direction. Le positivisme strict qui s'exprime dans l'absolutisation du principe de majorité se renverse inévitablement un jour ou l'autre en nihilisme. Quel visage peut prendre concrètement ce nihilisme moral contre lequel nous mettait en garde le cardinal ? C'est le pape qui y répond en énumérant les nouvelles chaînes extérieures qui assujettissent nos contemporains : Le relativisme, la recherche du pouvoir et du profit à tout prix, la drogue, des relations affectives désordonnées la confusion au niveau du mariage, la non-reconnaissance de l'être humain dans toutes les étapes de son existence, de sa conception à sa fin naturelle, laissant penser qu'il y a des périodes où l'être humain n'existerait pas vraiment [3]. Face à cette menace diffuse, Joseph Ratzinger rappelle qu'il existe des convictions morales fondamentales et essentielles. Que l'intelligence de l'homme peut les découvrir – et non les inventer au gré des humeurs de l'opinion démocratique – à condition de s'en donner la peine.
Le secours de la raison
Contre le scepticisme moral, le pape n'a de cesse de montrer que l'homme n'a pas à douter de ses propres conclusions même si elles se démarquent des préjugés du monde ambiant. La vocation de la raison est de chercher la vérité : à cette fin, les hommes d'aujourd'hui ne doivent pas oublier que cette raison est capable de statuer objectivement sur le bien. À l'encontre du subjectivisme qui fait que chacun a tendance à se prendre comme seule référence et à considérer que ce qu'il pense a le caractère de la vérité , il existe des critères objectifs de décision qui supposent un acte de raison , nous dit le Saint-Père. Ce sont ceux qui reposent sur une conception juste et argumentée du respect de l'être humain et du bien commun. En quelque sorte des critères métaéthiques et transpolitiques orientant les délibérations et les discours en régime démocratique. Cultiver ces jugements moraux essentiels me paraît être une condition de la subsistance de la liberté face à tous les nihilismes et leurs conséquences totalitaires [4] . Si les débats politiques et éthiques modernes venaient à consommer leur rupture vis-à-vis de toute exigence de vérité, nous serions engloutis dans les sables mouvants de la dictature du relativisme.
Ne sommes-nous pas plongés dans cette situation dramatique ? Aujourd'hui une décision ou un avis émis à un instant donné ne peut revendiquer un statut supérieur à celui d'une vulgaire opinion puisque tout se vaut. S'il n'y a pas de mesure de vérité pour qualifier en dernier recours nos décisions morales et conduire nos délibérations politiques, une conclusion d'ordre éthique ne pourra s'attribuer en dernier ressort qu'une valeur ne dépassant pas celle d'une simple opinion.
D'où le rôle primordial accordé au lobbying afin de travailler et manipuler préalablement cette opinion en vue du résultat escompté. Le pouvoir a en effet besoin de la complicité de l'opinion démocratique et il s'appuiera pour cela sur des groupes de pression. La conséquence est que la conscience, qui est un acte de la raison visant la vérité des choses, cesse d'être une lumière et devient une simple toile de fond sur laquelle la société des médias projette les images et les impulsions les plus contradictoires [5].
Les conditions de la liberté commune
Remarque qui n'est pas sans rappeler l'allégorie de la caverne de Platon et ses prisonniers, jouets des illusions et des ombres des opinions (doxa) les plus diverses. Ainsi donc, se fier aveuglément à la technique comme unique garante de progrès, sans offrir dans le même temps un code éthique qui plonge ses racines dans cette même réalité qui est étudiée, reviendrait à porter atteinte à la nature humaine, avec des conséquences dévastatrices pour tous , poursuit le pape dans le même discours.
Benoît XVI l'a dit et répété devant les membres de l'Académie des sciences morales et politiques, il nous faut avoir le courage de rappeler à nos contemporains ce qu'est l'homme et ce qu'est l'humanité . L'autorité morale de l'Église experte en humanité est ici appelée à briller de tous ses feux. C'est en cela que je vois aussi la mission publique des Églises chrétiennes dans le monde d'aujourd'hui , concluait déjà Joseph Ratzinger en 1992. Si l'Église n'a pas à imposer sa foi via des structures politiciennes, il lui faut, avec la liberté qui lui est propre, s'adresser à la liberté de tous, de façon que les forces morales de l'histoire restent les forces du présent et que resurgisse toujours neuve cette évidence des valeurs sans laquelle la liberté commune n'est pas possible [6] .
N'est-ce pas singulièrement à elle d'endosser les habits du vieux Dédale afin d'éclairer de sa réflexion puissante les interrogations morales de notre époque ?
*Pierre-Olivier Arduin est responsable de la commission bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon. A publié La Bioéthique et l'Embryon (Ed. de l'Emmanuel, 2007).
Pour en savoir plus : ■ Le discours de Joseph Ratzinger à l'Institut, sur notre site partenaire Generation-BenoîtXVI.com
[1]Joseph Ratzinger, Allocution à l'Académie des sciences morales et politiques, Paris, 6 novembre 1992.
[2] Benoît XVI, Discours à l'Université pontificale du Latran, 21 octobre 2006.
[3] Discours aux membres d'une délégation de l'Académie des sciences morales et politiques de Paris, 10 février 2007.
[4] Discours à l'Institut, op. cit..
[5] Benoît XVI, Discours à l'Assemblée générale de l'Académie pontificale pour la Vie, 24 février 2007.
[6] Discours à l'Institut, op. cit.. Notons que Benoît XVI est revenu avec insistance sur cette idée dans sa première encyclique Deus caritas est, notamment aux n. 28 et 29 : L'Église a le devoir d'offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables. [...] L'Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l'écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s'insérer en elle par la voie de l'argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice ne peut s'affirmer ni se développer.
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