NOUS Y SOMMES : l'an 2000 est à nos portes et avec lui la cohorte des cauchemars de la modernité. La surpopulation, la pollution, les gaspillages de l'énergie, le creusement planétaire des inégalités : chaque famille politique voit la fin des temps à ses portes avec ses thèmes obsessionnels.
La presse de gauche insiste lourdement sur le fait que les trois hommes les plus riches du monde, tous actionnaires de Microsoft, sont aussi riches que les 600 millions les plus pauvres, soit la population de quarante-huit pays. À droite, d'autres thèmes ont prospéré : la fin de la France, la fin de l'exception française, la fin de l'État-nation, l'immigration-invasion, les peurs morales, enfin — le Pacs, l'avortement, le clonage effraient un peu tout le monde, sans que l'on sache encore pour ce dernier en quoi il va consister véritablement .
Chaque civilisation comme sans doute chaque individu rêve du déluge à sa porte et de la fin de quelque chose, qui serait le monde comme il va (mal, nécessairement), une divine correction, une peur panique de la nature et des sociétés humaines. Les hindous ont leur Kali Yuga, leur âge de fer, qui consacre la fin des castes, des familles et du tissu social. Le monde libéral-libertaire dans lequel 10 % des enfants arrivent à l'âge adulte dans une famille unie convient parfaitement à la vision catastrophée, vieille de trois millénaires, exposée dans le Kalki Purana. Les Vikings avaient eux leur Ragnarok ou destin des puissances dans lequel les dieux s'affrontent et se détruisent, comme les chevaliers de la Table Ronde dans la Mort d'Arthur. Le dieu qui précipite le crépuscule est Loki, dieu des farces et attrapes, dieu du High tech. Le Ragnarok est annoncé par de graves perturbations climatiques. L'élévation actuelle du niveau des océans, la fonte des glaciers liée dit-on à l'activité industrielle, alimentent aujourd'hui une noria d'inquiétudes, que l'obsession de la météorologie renouvelle sans cesse. Les Grecs aussi avaient leur âge de fer, décrit par Hésiode dans les Travaux et les Jours. Il est marqué par la misère, la guerre, le froid, le délitement social, la crise des valeurs. À la fin de l'Empire romain, marqué comme notre époque par une misère universelle, une implosion politique, des migrations importantes et une surconsommation locale (la Triade États-Unis, Japon, Europe ayant pris la place de l'Urbs romana qui accaparait richesses et matières premières de l'Empire), les devins guettaient l'avènement d'un roi de fer, le barbare Kniva.
Les peurs du XXe siècle
Nous n'évoquons pas l'apocalypse johannite sinon pour rappeler que beaucoup d'époques angoissées l'ont vu venir à leur porte. Joachim de Flore, les paysans allemands du XVIe siècle, Joseph de Maistre ou Guénon dans la première moitié de ce siècle ont transposé cette rêverie apocalyptique dans leur temps. Léon Bloy s'est éteint en 1917, attendant les cosaques et le Saint-Esprit. La déchristianisation de l'époque moderne n'a pas empêché les peurs de l'an 2000 de se développer, nourries des sciences modernes et de l'anticipation : les œuvres d'Orwell, de Philip-K. Dick, d'Huxley ont extrapolé à partir d'un canevas scientifique objectif. La création de la propagande moderne, les progrès de la génétique, de la publicité, le développement des mondes virtuels ou même de l'Internet et des jeux vidéo ont constitué les bases de ce phantasme apocalyptique. La peur, comme l'ont compris Spielberg ou Lovecraft est le sentiment le plus fort de l'homme. Le catastrophisme écologique, qui est d'ailleurs loin derrière nous, a connu son heure de gloire dans les années 70 avec le rapport du club de Rome, le Larzac et le film Soleil vert qui projetait un avenir bien (vert) sombre : dans un monde néoféodal contrôlé par des seigneurs de la technocratie, l'humanité trop nombreuse ne subsiste qu'en consommant du Soylent. Il est fait à partir d'hommes, pas de poulets pollués ou de bœufs fous. La nature en tant que telle a disparu. L'action se passe vers 2020.
Il y a même eu un catastrophisme marxiste, incarné en France par Guy Debord, pour qui le destin du spectacle (c'est-à-dire la démocratie) n'est pas de finir en despotisme éclairé. La technoscience, le néolibéralisme, l'homo mediaticus nourrissent bien des peurs et des espoirs : car comme la peur du loup, la peur de l'Apocalypse est quelque part désirée par l'inconscient individuel ou collectif. Les sectes américaines ont spéculé sur le code barres (666, le trop fameux nombre de la Bête) puis sur l'Internet (www = 666 en cabale numérique) avant de dénoncer le gouvernement mondial, le nouvel ordre de George Bush et la Trilatérale. En France, les lepénistes, les gauchistes, les nationaux-républicains lancent leurs spéculations à l'ombre de ces grandes peurs de l'an 2000. Le bogue du 31 décembre a suscité d'autres frayeurs. Certains ne prendront pas l'avion de peur de tomber en mer, d'autres entassent du bois, des armes et du sucre dans l'attente de jours meilleurs et dans l'espoir que les centrales nucléaires ukrainiennes les épargneront. Le site Web de Gary North collecte les informations venues du monde entier sur l'impréparation des pouvoirs publics, des entreprises et des pays pauvres en la matière. Pour ne pas parler de la Bourse et des fonds de pension qui spéculent eux à la hausse sur les entreprises spécialisées dans le traitement du bogue. Elles sont situées à Bangalore, dans ce vieux sud de l'Inde où l'on a délaissé le Ramayana pour les arcanes de l'informatique. Il est étonnant de constater qu'en Israël aussi les grands informaticiens sont souvent des juifs pratiquants ; certains évoquent l'archéofuturisme, d'autres la cybertradition. Et ce sont souvent ceux qui attendent le messie qui parlent le langage-machine. Il y a là un paradoxe plus intéressant que les pseudo-paniques entretenues à coups d'éclipses et de centrales nucléaires. Qu'est-ce qui prédispose des manipulateurs de symboles spirituels à devenir des manuels de symboles virtuels ? Salomon nous a appris que Dieu avait tout conçu avec nombre, poids et mesure ; et ces héritiers s'avèrent aussi habiles à dénombrer l'univers naturel que l'univers artificiel à dénicher les signes et les symboles.
L'ordre moral du plus fort
À bien des égard pourtant, le millénarisme est derrière nous. Il y avait beaucoup plus de gens prêts à croire à la fin de la société industrielle il y a trente ans qu'aujourd'hui. Le bogue n'effraie que les imbéciles malheureux (comme disait Bernanos) et le grand public rêve plutôt de déboucher des bouteilles de champagne et de s'envoler à Gstaad ou à l'île Maurice la nuit du 31 décembre. La grande nuit bleue sera une nuit de réveillon. Les écologistes d'aujourd'hui sont des bourgeois parisiens libéraux-libertaires qui aiment moins les chasseurs que les centrales nucléaires, plus les autoroutes que les sentiers de grande randonnée. Le complexe industriel automobile-pétrole fait 3000 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour produire des fumées d'échappement et personne ne songe à le remettre en cause, comme le faisait René Dumont dans les années 70, sauf à passer pour un idiot en rupture d'inspiration.
Un tournant s'est produit au début des années 90 : la guerre du Golfe et la désintégration de l'Union soviétique. Nostradamus et beaucoup d'autres avaient évoqué le péril slave et islamique. Les deux ont été écrasés et les joyeux bombardements libéraux-libertaires en Serbie ont permis d'exorciser cette peur du moujik rouge-brun qui empêchait Wall Street et les maos de 68 de dormir. Ils sont vengés aujourd'hui. Comme l'écrit Paul Fabra (dans Les Échos du 25 juin), " que la première guerre de l'OTAN passe pour "une guerre de gauche" en dit long sur le formidable retournement des esprits et sur l'emprise globale du mythe de l'Occident libérateur — naguère synonyme d'oppresseur — sur eux... On se bornera à constater que l'étendard des droits de l'homme aide puissamment la puissance dominante de l'Alliance atlantique à réaliser ses objectifs les plus profanes... Le discours des puissants sur les droits de l'homme s'apparenterait à la morale de toujours du plus fort : circonstancielle et intéressée. Bref, un pesant ordre moral, issu du privilège de la force et maintenu par elle, s'abattrait sur la communauté internationale ". La conjonction entre le drouadlhommisme et " le règne autocratique de l'économie marchande " avait déjà été soulignée par Debord en son temps. Et par tous, chinois ou musulmans qui s'opposent à cet ordre nouveau, moralement et économiquement inattaquable.
La mise au pas de l'islam est telle que les souverainistes français évoquent l'Islamérique et un complot présumé (tant qu'il y a un complot, il y a un espoir) américano-musulman. En vérité, et depuis longtemps, l'islam est sous influence. Il ne subvertira certainement pas le monde qui s'est mis en place depuis peu. L'anomie des banlieues ne peut lui être imputée : l'islamisation de certaines cités en Amérique a été plutôt un bien qu'un mal. La jungle des banlieues, cette violence, cette rébellion sans cause, cette révolte du vide commentée par Lipovetsky dans les années 80 et filmée par Nicholas Ray ou Richard Brooks dès les années 50 en aucun cas n'est une subversion. Elle est plutôt une réaction face au vide abyssal suscité par cette société, quand on n'est pas capable de se droguer suffisamment à son opium officiel, l'argent.
C'est la guerre du Golfe qui a marqué le crépuscule de l'ésotérisme en France, le reflux des guénoniens de tout poil qui attendaient depuis Joseph de Maistre la fin du monde moderne et du règne de la quantité. Si la société ne risquait rien à un conflit ouvert Orient-Occident, c'est que vraiment elle était plus solide que prévu ou que les grandes peurs étaient encore plus virtuelles que l'économie du même nom.
La conjonction libérale-libertaire
Par ailleurs, le retour de l'optimisme est une donnée évidente dans les pays riches : ils consomment plus et mieux. Le consommateur est devenu sélectif, le téléspectateur a appris à zapper, le niveau scolaire monte et la France black-blanc-beur a gagné la coupe du monde. La presse d'opinion a presque disparu, remplacée par les magazines féminins et les revues de jeux vidéo et sexuels. La désaffection de la politique tant redoutée a une cause simple : plus rien ne menace la société ni désire concourir à la modifier et il y a toujours autant de postes à pourvoir. Par ailleurs, si la machine politique tourne aussi bien, à quoi bon des électeurs ? 68 % des moins de vingt-cinq ans n'ont pas voté aux dernières européennes. Ils savent que la démocratie n'a pas plus besoin d'eux que l'économie robotisée.
Le succès de Cohn-Bendit est à cet égard exemplaire. Si de Gaulle est l'homme qui a dit non, non à l'Europe allemande, non à l'Amérique et au Vietnam, non à la chienlit, Cohn-Bendit est celui qui a dit oui à tout cela (la nouvelle Europe allemande, la guerre à la Serbie, la théorie du chaos dans ses prolongements sociaux). Il y a quelque chose de pathétique à voir triompher cet animateur socio-ludique avec ses trois cents mots de vocabulaire, lui qui de ce désordre veut feindre d'être l'organisateur. La conjonction libérale-libertaire qui a détruit les sociétés traditionnelles, le catholicisme, l'islam et le reste, a été magistralement démontrée par Houellebecq dans son livre retentissant publié l'an dernier, et dont nous rappelons ces lignes : " S'ils se situaient en principe dans une perspective de contestation du capitalisme, les périodiques libertaires s'accordaient avec l'industrie du divertissement sur l'essentiel : destruction des valeurs morales judéo-chrétiennes, apologie de la jeunesse et de la liberté individuelle. " Nous y sommes : le problème est que cette société visiblement plaît, puisque personne ne veut la remettre en cause. On veut juste la perfectionner, pour rendre l'ordre néolibéral plus attrayant encore : et la légalisation des sans-papiers serait certainement bien vue du Wall Street Journal qui se plaint jour et nuit du manque d'immigrés en Amérique. Les libéraux se flattent même de trouver peu orthodoxe l'appellation néolibéral ; elle leur paraît polémique. Elle est pourtant bien simple : dans l'ordre libéral, il y avait des industriels et des ouvriers, dans l'ordre néolibéral, il y des milliardaires de l'informatique et des pousseurs de caddie. Dans l'ordre libéral, il y avait des patrons menacés par les syndicats et obligés de lâcher du lest, dans l'ordre néolibéral, il y a dix patrons plus riches qu'un milliard d'hommes. Ce n'est pas une calomnie, c'est une constatation.Vanderbilt et Carnegie doivent se mordre les doigts dans leur tombe de n'être pas nés à la bonne époque. Le mauvais capitalisme a chassé le bon (japonais ou allemand) ; Paul Fabra note encore à ce propos que " l'efficacité du marché, c'est précisément d'empêcher que les participants s'en mettent le plus possible dans la poche. Les préceptes du management à l'américaine frisent, plus d'une fois, l'imposture et l'abus de pouvoir. Le discours sur la création de valeur à la bourse est, d'un point de vue strictement conceptuel, aussi faible que l'était le discours marxiste sur les relations entre le travail et le capital ". Par ailleurs, " le modèle américain va directement à l'encontre de la logique de la mondialisation en ce sens qu'il est essentiellement un avatar de l'économie d'endettement et de la fuite en avant dans la hausse indéfinie des actifs boursiers ". Cette hausse des actifs boursiers, personne n'en souhaite évidemment la fin ; le Dow Jones qui était à 1700 en 1988 a septuplé depuis : le Wall Street Journal le voit à 30 000. Pourquoi pas un million ? Il était de 40 en 1938... C'est ici un autre millénarisme qui voit le jour : un Reich de mille ans du libéralisme absolu rehaussé par le drouadlhommisme et les valeurs festives-libertaires. Notre société, qui est la première à n'avoir personne pour la contester, peut ainsi durer indéfiniment, jusqu'à son effacement par un nuage de dioxine ou un clonage qui mettra tout le monde d'accord. En attendant, elle est incontestable et n'a d'autre but qu'elle même. Elle est son propre but, autotélique en quelque sorte.
Fin de la politique ?
La fin de l'histoire annoncée maladroitement sur le plan philosophique mais habilement sur le plan du marketing (les philosophes ont aussi appris à se vendre) par Fukuyama il y a dix ans, reposait sur un constat : la mégalothymie, la volonté d'aller plus loin, de se dépasser, n'était plus autorisée dans le domaine politique. Elle est par contre autorisée dans le domaine économique, culturel, sportif. À Napoléon a succédé Bill Gates ; à Alexandre, Michael Jackson ; à Gengis Khan, Zinedine Zidane. Et mieux vaut Zidane que Le Pen, Jackson que Milosevic, Gates que Saddam Hussein, etc. Avec ce type d'arguments, on comprend que plus personne n'ait d'ambition politique et que le clivage droite-gauche ait du plomb dans l'aile... La peur de faire des bêtises ou de passer pour un fasciste, un néo-réactionnaire ou un néo-stalinien fait vite le reste.
Fukuyama, avec la fausse naïveté qui caractérise les néolibéraux (on préférait la ruche cynique de Mandeville où tous les vices concourent au bien public au pacifisme affairiste post-calvinien), feint de croire que la politique change la vie moins que l'économie. Mais c'est évidemment le contraire qui est faux. Les révolutions techniques, scientifiques, économiques bouleversent infiniment plus la vie quotidienne et les représentations mentales séculaires des populations que cent ans de dictature. Et leurs conséquences peuvent être bien plus barbares. En purs termes quantitatifs, il y a deux milliards de personnes en plus qui vivent beaucoup plus mal qu'il y a un siècle, avant que les mégalothymiques de l'économie ne se décident à tout bouleverser. L'écart entre les nations riches et pauvres a doublé en trente ans, et si l'Afrique était militairement occupée au début du siècle, elle n'est plus présente aujourd'hui sur les cartes d'état-major économique au forum de Davos. Néanmoins, l'argument de Fukuyama porte loin : il n'y aura vraisemblablement plus d'initiative politique de taille contre le nouvel ordre mondial, sauf celle que le nouvel ordre mondial décidera, du haut de sa technologie et de sa toute-puissance. Et c'est lui qui décidera ce qu'il doit faire du clonage et du tout-numérique en demandant conseil à ses docteur Folamour du moment.
Droits de l'homme et clientèle
Tous les opposants à la société actuelle se trompent parce qu'ils essaient de paralyser l'histoire ou d'en ralentir le mouvement. Les royalistes rêvent de l'Ancien Régime, les nationaux-républicains façon Debray-Chevènement de la IIIe République, les traditionalistes catholiques de l'Occident médiéval, les gaullistes des années yé-yé, les communistes du premier tiers de ce siècle quand il y avait encore des sidérurgistes et des fascistes. Il n'y a pas de projet d'avenir mais des utopies passéistes. Et il est difficile de proposer un projet politique alternatif dans un monde où la science et l'économie contrôlent tout en prétendant agir dans l'intérêt du plus grand nombre. Les mythes faustiens et prométhéens montraient que les hommes de jadis savaient qu'il fallait se méfier de la technoscience, mais il en est dans cette histoire comme de la boîte de Pandore : une fois qu'elle est ouverte, on ne la referme plus. On décide comme le sage chinois de chevaucher le dragon ou le tigre, ou bien on accepte d'être un ennemi du progrès, de la liberté et de la prospérité. La mise au pas des contrevenants sérieux, les milices aux États-Unis ou les sectes en France (à quand l'Église ?), montrent qu'il n'est plus possible d'échapper au règne de l'économie marchande tempérée par les droits de l'homme. Ces derniers sont un outil économique (embargo) ou militaire (bombardements) ; lorsqu'ils ne sont pas un outil, ils ne sont même pas évoqués.
En termes politiques, les droits de l'homme de 1789 sont le concept le plus creux de l'histoire : tout le monde est d'accord pour dire qu'il ne faut pas maltraiter physiquement son prochain, même les Chinois. Pour le reste, les droits de l'homme mis au point par les épiciers anglo-saxons et français, consistent théoriquement à ne pas tromper sa clientèle. Il faut une information honnête, une alimentation honnête, une politique honnête. Qu'à l'arrivée, on vote démocrate-chrétien ou social démocrate sans goûter la différence, que l'on mange du poulet à la dioxine et qu'on lise une presse qui en France appartient pour l'essentiel à deux groupes dont l'un est aussi marchand d'armes (qu'en penserait Jaurès ?) n'est même plus scandaleux. Tout le monde le sait et tout le monde s'en moque : tout le monde se fait son idée, qui est la même sur tout. On a même le droit d'être mécontent et de le faire savoir (cela devient de plus en plus risqué au moins en termes professionnels) mais cette insatisfaction devient elle-même une marchandise, sous la forme de rock, de baskets Nike et de drogues douces. La société démocratique contemporaine est néototalitaire parce qu'elle est aussi incontestable théoriquement qu'un régime totalitaire classique (on y réalise tous ses rêves) et qu'elle a subtilement évacué toute la révolte traditionnelle façon Spartacus : le net, ce " vide-ordures de la planète " (Finkielkraut), la rave-party et le sexe facile, prévu par... La Boétie au XVIe siècle et décrit par Huxley dans le Meilleur des mondes, compensent les carences éprouvées des partis financés de la République. Tout idéal est caricaturé, tout comportement réifié.
Irresponsabilité illimitée
La réification, la transformation de l'homme en chose et en marchandise, est admise aujourd'hui par tout le monde. La famille justement éclatée (les parents ne sont là que pour financer la consommation des enfants), le clonage, la vente d'organes, l'échangisme sexuel, le body-building, le tourisme spirituel, la religion à la carte, sont autant de signes de la réification physique et spirituelle de l'homme. Si l'empire romain nous obsède à ce point, c'est bien parce que malgré nos téléphones portables, nous en sommes plus proches, comme gagnés par une régression peu flatteuse. Le monde romain, c'est le pain et les jeux, les gladiateurs (esclaves de banlieue transformés en joueurs de foot ou en rappeurs, sinon chômeurs à 75 %), la surconsommation et le pillage, les migrations suicidaires et pourtant organisées, et surtout le supermarché du spirituel : Isis, Mithra, Jupiter, tout était bon. Artaud avait décrit dans Héliogabale cette société déjantée " où tout le monde couchait avec tout le monde " et où l'on adorait les idoles. Héliogabale ou l'anarchiste couronné, Héliogabale ou le libéral-libertaire. Il n'y a qu'un esthète énervé façon Baudelaire ou Néron pour se contenter de cette joyeuse apocalypse. Mais comme l'avait aussi annoncé Cravan, nous deviendrions tous des artistes (tous écrivains, poètes, acteurs, sculpteurs, filmeurs, randonneurs, surfeurs, joueurs) ; Cohn-Bendit s'est d'ailleurs défini comme un artiste de la politique. Notre Bismarck de discothèque a inconsciemment compris que nous sommes (lorsque nous ne sommes pas ingénieurs) invités à une irresponsabilité illimitée. Dans un univers sans temps et sans espace, où toute tradition en attendant toute langue est abolie, où le passé devient culture (muséification de tout : de Gaulle au musée comme Vercingétorix), où toute distance, toute frontière est abolie, où la nature est abolie (autoroutes, parkings, élevage de porcs, sentiers de grande randonnée et parcs naturels régionaux), il n'est effectivement plus très important de savoir où l'on va.
La déréalisation accompagne la réification : l'autre c'est une boîte aux lettres sur le Web, le Web qui abolit la distance et où tout est effacé au fur et à mesure. Fin des correspondances : du reste 98 % des informations données sur le Web sont postérieures à 1995. On n'y trouvera pas les œuvres complètes et annotées de Giordano Bruno ou de Grégoire de Nysse. La perfection d'un système se mesure à la discrétion de sa défense. Dans Fahrenheit 451, les dirigeants brûlent les livres ; dans notre société, rien de tel. Presque tous les livres dangereux circulent à plus ou moins grande échelle sans aucun risque pour le système. Rimbaud et Baudelaire donnent leurs lettres de noblesse aux armes françaises au Kosovo, alors même que Rimbaud dénonçait le patrouillotisme et que Baudelaire haïssait la société du Second Empire. Aujourd'hui, ils voteraient pour Robert Hue ou Cohn-Bendit, le coco-light ou le vert de mise. Lorsque Tocqueville écrit que la démocratie délaisse le corps pour s'attaquer à l'âme, il écrit quelque chose de politiquement incorrect. Mais Tocqueville est l'auteur préféré des chiens de garde dénoncés par Halimi ; certes ceux-ci ne l'ont pas lu, marquant par là qu'il est plus subtil d'inviter quelqu'un à ne pas lire un livre que de le brûler. L'école se charge de réifier et de muséifier Rimbaud et Baudelaire encore plus que l'armée.
On ne peut s'opposer à l'informel
La résistance est aujourd'hui marginale et confinée à des débats truqués donnant à penser que l'on pourrait n'être pas d'accord sur l'essentiel. Les héritiers de Rimbaud viennent tonner contre Régis Debray sur Paris-Première puis retournent chercher leurs œuvres dans les rayonnages de la Fnac. Les moralistes ? Hauts fonctionnaires mondains, ils discourent sur l'art et la manière de donner " du sens " au gouvernement mondial. La contestation intellectuelle est bien morte ; et lorsqu'elle se prolonge, elle est ringardisée et diabolisée. Le rebelle est invité à s'inscrire au club des ronchons ou à écrire au Figaro-Magazine.
L'échec des contestations de droite comme de gauche repose sur un fait : on ne peut s'opposer à l'informel. Le dragon des chevaliers s'est dilué et si le néolibéralisme signifie la fin des réglementations et des contrôles, le libertarisme signifie la même chose. Il est interdit d'interdire, disait-on en 68 : aussi n'interdisons pas le chômage, la misère africaine, les dictatures marginales, le clonage, le destruction des cultures mondiales, le tourisme sexuel, l'anomie sociale et le reste. Au faux ordre fasciste ou communiste, on préférera le désordre nouveau, le chaosmos célébré par Deleuze et la pensée 68. Tout idéaliste est contraint d'être sérieux pour présenter son programme, et on lui oppose les Marx Brothers, les Monty Python et les Guignols. Le trémolo pour les Kosovars n'est pas de mise bien longtemps, puisqu'il sert surtout à mater pour l'exemple un supposé adversaire. La démocratie veut être jugée sur ses ennemis, pas sur ses résultats, disait l'autre. Alors de temps en temps on déniche un terroriste barbu, un tyran rouge-brun, un Harpagon local — qui ne veut pas entretenir les immigrés — et on explique au public (qui a remplacé les peuples) que c'est ça ou ça : Marie-Claire ou le tchador, le club Med ou le camp de concentration. Dans ces conditions, on n'a que l'embarras du choix. La barbarie des autres civilisations ou du passé est à nos portes.
Évoquons à cet égard le conditionnement de l'histoire : l'histoire moderne ne sert qu'à nous convaincre de la supériorité de l'homme libéral-libertaire. C'est à cela que servent Umberto Eco ou Jacques Le Goff. Nietzsche dans ses Considérations inactuelles note ainsi : " Ces historiens naïfs appellent objectivité le fait de mesurer des opinions et des actes passés aux opinions courantes du moment présent, où ils trouvent le canon de toute vérité ; leur travail est d'accommoder le passé à la trivialité actuelle. Ils appellent au contraire "subjective" toute historiographie qui n'admet pas la canonicité de ces opinions communes. "
Nietzsche fustige aussi " l'homme moderne, auquel ses artistes historiens présentent le carnaval permanent d'une exposition universelle ". Cette exposition a bien sûr un but : la célébration des temps présents. Les manuels scolaires de seconde s'intéressent ainsi à l'histoire. L'Antiquité éveille à la notion de citoyenneté ; le Moyen Âge s'identifie aux cités marchandes et aux courants d'échange ; les temps modernes à l'humanisme ; la Révolution française à la révolution des droits de l'homme et la société industrielle à la préparation de la grande utopie matérielle contemporaine. Et l'on ne parle pas de l'histoire en Amérique ; son enseignement est devenu impossible, comme elle le sera bientôt en France. Les Gaulois seront remplacés par les Kennedy, les temps anciens seront les années soixante, siège de toutes les nostalgies de notre société. En attendant les années 80... L'histoire sur Canal+ se limite maintenant à commenter la présentation des nouvelles de l'année précédente.
Les " démons du savoir " ont également réifié la religion comme simple objet de connaissance, héritage culturel appartenant au patrimoine touristique consacré par l'UNESCO. Nietzsche toujours, qui ne faisait pas la distinction entre l'Église et son " personnel " (Maritain), notait que " le christianisme nous montre comment, en s'ouvrant au point de vue historique, est devenu blasé et artificiel, jusqu'à ce qu'enfin un traitement entièrement historique, c'est-à-dire équitable, l'ait dissous en une pure science du christianisme, et donc détruit comme religion. Le même phénomène peut être étudié sur tout être vivant : il cesse de vivre quand on l'a disséqué jusque dans ses ultimes parties, et il ne mène plus qu'à une existence douloureuse et maladive dès qu'on commence à le soumettre au scalpel historique ".
Le catholicisme moderne est ainsi chimiquement retraité : il est spectacularisé (les grandes messes télévisées, les défilés Castelbajac qui rappellent Fellini, la lutte pour les sans-logis ou contre le Front national) ou il est diabolisé (les positions sur la culture de mort, les critiques papales de l'imperium américain). Sa réification, sa transformation en sujet d'étude historique lui retire aux yeux du commun tout ou bonne part de son mystère. La foi se limite à une opinion comme une autre, oasis de plus dans le désert général de l'incrédulité sarcastique. À peine pour elle de basculer dans l'intolérance non tolérée, dans l'intégrisme non toléré, elle se doit de se muer en adoration du marché et des droits de l'homme, seule idéologie actuelle susceptible de permettre aux sadiques d'exprimer leur vraie nature. Le tout est de s'entendre sur les arguments. Il est certainement plus jouissif pour un vrai sadique d'affamer le peuple irakien au nom des droits de l'homme et des compagnies pétrolières que de se réclamer d'idéologies nauséabondes et maintenant inopérantes. Le néo-libéralisme bombardier agit au nom de Spartacus, il a revêtu des oripeaux plus nobles que ceux de Kipling ou de John Locke. Et personne n'est plus humanitaire que Wall Street ou la gentry monégasque.
La société incontestable
Le durcissement opéré depuis une dizaine d'années montre pourtant que tout ne va pas si bien dans le Nouveau Reich de mille ans. Les chasses aux sorcières se multiplient, les opérations de police aussi ; la population carcérale a quadruplé en Amérique, doublé en Europe ; l'insécurité et la précarité montent, justifiant tous les renforcement du nouvel ordre immoral. La frénésie technoscientifique y concourra certainement, comme elle l'a toujours fait dans le passé. La dictature des marchés financiers voit tout à court terme : un rendement de 15 % par an lui suffit. Il est d'ailleurs plaisant de voir que la société moderne qui a diabolisé l'Ancien Régime, la foi, la tradition et célébré le jeunisme et la subversion se retrouve entre les mains d'Harpagon. Car ce sont les retraités pécunieux qui mènent le bal au détriment des jeunes chômeurs et des familles. Ce paradoxe est digne de l'interdiction d'interdire, et nous n'avons pas fini de le payer.
Qui dit durcissement dit fragilisation théorique, au moins au premier regard. Peut-il signifier l'inverse ? Le tsarisme, comme l'a montré Soljénitsyne, la monarchie bourbonienne comme l'a montré Tocqueville, s'étaient considérablement assouplis ; et cet assouplissement fut le prélude à leur balayage. Un régime libre est fragile : il est soumis aux péchés des hommes, aux caprices des puissants et à la naïveté des faibles, mais il élève, car il parie sur la part de l'homme qui se libère en se donnant, qui ne se sait jamais seule et qui toujours peut progresser. Notre société, elle, devient de plus en plus élitiste, sûre de soi, dominatrice, comme nous l'avons vu, indifférente à la souffrance humaine (non médiatisée) et convaincue de sa perfection ontologique. Millénariste, la société globale a toutes les raisons de se montrer de plus en plus dure et autoritaire, car elle se croit achevée. Mais elle n'a vaincu ni le temps, ni l'éternité.
N. B.