Nos coups de coeur
L'Histoire, la Guerre, la Résistance
lu par Luc Pinson
Pourquoi lire l'œuvre de Marc Bloch aujourd'hui, l'épistémologue de l'histoire et l'acteur du tragique XXe siècle ? Il y a le Marc Bloch médiéviste, celui des Rois thaumaturges et de La Société féodale, il y a le Marc Bloch des Annales, celui qui, avec Lucien Fevbre, assurera à l'histoire française une réputation mondiale et puis, il y a l'homme, Marc Bloch, dont l'intelligence, la sensibilité, le courage culminent dans ce destin tragique qui le fait disparaître, à 57 ans, résistant sous le nom de Narbonne, le 16 juin 1944, dans la banlieue de Lyon.
C'est à ce dernier Marc Bloch que cette anthologie est consacrée.
Durant les années quatre-vingt-dix, les historiens retrouvent en effet le Marc Bloch de L'Étrange défaite. Peu à peu, l'auteur de La Société féodale n'apparaît plus comme un grand savant coupé des réalités de son temps ; sa méthode historique même le fait partir du temps présent pour mieux appréhender le passé. Il devient alors une icône que l'on essaie de récupérer.
Les textes rassemblés ici sont une sélection d'écrits de natures diverses — conférences, notes, carnets de guerre, lettres... On trouvera aussi, L'Étrange Défaite, écrit "en pleine rage", devenu un incontournable appel à la renaissance. C'est à la fois une autobiographie, un témoignage rigoureux de soldat et une réflexion sur la France. Puisque "notre peuple mérite qu'on se fie à lui", Marc Bloch – marié à Simone et père de six enfants — entre dans la Résistance avec l'élan d'un jeune homme. "Il avait toujours un livre à la main dans ces courses clandestines, écrit l'un de ses compagnons, les derniers que je lui vis en main étaient Ronsard et un recueil de fabliaux français du Moyen Âge." Avec L'Histoire, la Guerre, la Résistance, le lecteur dispose d'une contribution majeure pour les débats d'aujourd'hui. Car une seule question hante Marc Bloch d'un bout à l'autre de sa vie et de son œuvre, dans les tranchées de 14-18, ou au cœur de la déroute de 40 : "Qu'est-ce que la France ? Qu'est-ce qu'être Français ?"
Dans une lettre à Fevbre, il écrit : "Notre nomadisme me lasse parfois ; et je finirai... par planter mes choux quelque part", d'où l'achat de la maison de la Creuse, à Fougères. C'est le lieu choisi de l'enracinement. Il signera Fougères ses contributions aux Annales. Plus qu'un pseudonyme, il s'agit d'une véritable métonymie. Métonymie dont il use avec humour : "Je ferai votre commission à notre ami Fougères. Il est bon garçon en somme, et j'ai sur lui beaucoup d'influence", écrit-il à Febvre. Fougères, MB, Benjamin (le deuxième prénom), puis Arpajon, Chevreuse, Narbonne, les pseudonymes du résistant. Et ce "je" qui toujours reprend le dessus. Car si, sous la contrainte des événements, il prend de nouveaux noms, jamais, il ne redéfinit son identité.
En 1870, sa famille alsacienne avait choisi la fidélité à la France. Marc Bloch, professeur à l'université de Strasbourg en 1919, ne doutera jamais de sa patrie. Dans L'Etrange défaite, après avoir rappelé que ses ascendants ont combattu pour la nation, il ajoute : "La France demeurera quoiqu'il arrive, la patrie dont je ne saurai déraciner mon cœur. J'y suis né, j'ai bu aux sources de sa culture, j'ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux."
Dans cet amour de la patrie, on mesure l'importance du "passé". "Je suis un historien, c'est pourquoi j'aime la vie", dit-il. Pour lui, "le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui le présent est inintelligible".
Marc Bloch affirme ainsi que l'appartenance à une nation est affaire d'émotion, d'affectivité et de connaissance intime du passé, de participation à ce qu'un autre historien, Jules Isaac, appelle la "communauté de souffrance". Mais cet enracinement dans l'histoire nationale, exige de la lucidité. Et dans L'Etrange Défaite, il se livre à "l'examen de conscience d'un Français". Ascèse difficile. "Il est dur de devoir découvrir les faiblesses d'une mère douloureuse."Mais tâche nécessaire. Et Marc Bloch dénonce l'égoïsme et les faiblesses collectives. Il se reproche de ne pas avoir alerté le pays sur "la léthargie intellectuelle des classes dirigeantes et leurs rancœurs, sur les illogiques propagandes dont les mixtures frelatées intoxiquaient nos ouvriers, sur notre gérontocratie... Nous avions une langue, une plume, un cerveau, tout cela, il y a longtemps que nous le murmurions entre amis... Nous, nous n'avons pas osé être sur la place publique la voix qui crie... Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers..." Il s'agit d'arracher la France à l'abîme pour bouter l'ennemi hors de France et pour permettre à la nation de se redresser.
Lorsque Marc Bloch ajoute qu'"il n'est pas de salut sans une part de sacrifice, ni de liberté nationale qui puisse être pleine si on n'a pas travaillé à la conquérir soi-même", on mesure à quel point sa pensée est en résonance avec les temps d'aujourd'hui et combien elle peut aider à répondre aux questions que le pays se pose.
(c) Liberté politique, n° 33, printemps 2006.