Nos coups de coeur
Il est devenu commun de dire que l'Église considère comme un devoir sacré, pour elle, d'entrer en dialogue avec les croyants des autres religions. Des textes nombreux et décisifs ont jalonné l'histoire de l'Église, depuis Vatican II jusqu'à nos jours.
Jean-Paul II ne déclarait-il pas, dans un de ses récents discours que, " dans le dialogue interreligieux [...] il s'agissait de répondre à un appel divin... " ? S'il est évident qu'on n'a jamais fini de " se convertir au dialogue ", selon l'expression du Pape dans son allocution à la conférence épiscopale d'Autriche, il n'en reste pas moins vrai que tout dialogue exige ouverture, humilité, respect, réciprocité, conscience des divergences, amour de la vérité et, par le fait même, lucidité pour vivre le dialogue sans trahir l'Évangile.La perspective de Vatican IIVatican II, dans une prise de position hardie, avait déclaré en ce qui concerne les relations avec les religions non chrétiennes : " Les autres religions, selon un dessein de Dieu dont il garde le secret, doivent être considérées comme des chemins de salut pour leurs adeptes . " L'Église prenait ainsi ses distances par rapport à la théologie exclusiviste qui affirme, selon la vision du concile de Florence (1442), qu'il n'y a de salut que dans la religion du Christ et à la " théologie inclusiviste ", qui affirme qu'il y a dans les autres religions des valeurs qui peuvent et doivent être incluses dans le mystère du Christ, en faveur d'une position " pluraliste ". D'autres croyants peuvent, à travers telle ou telle composante de leur tradition, vivre une véritable expérience de libération et de salut et " reçoivent le salut en Jésus-Christ, même s'ils ne le reconnaissent pas, ne le confessent pas comme Sauveur ".Cette question est d'une importance telle qu'elle a fait l'objet d'une réflexion particulière de la part de la Commission théologique internationale qui s'est réunie à Rome en septembre 1996. Le 30 septembre, a été rédigé un texte intitulé le Christianisme et les Religions. On y affirme deux convictions théologiques fondamentales : l'initiative du Père qui veut le salut de tous les hommes, et l'unique médiation de Jésus-Christ. Et le texte de poursuivre : " Ni une limitation de la volonté salvifique de Dieu, ni le fait d'admettre d'autres médiations parallèles à celle de Jésus, ni l'attribution de cette médiation universelle au Logos éternel qui ne serait pas identique à Jésus, ne sont compatibles avec le message néo-testamentaire . "Les différentes formes de dialogueQuant aux différentes formes de dialogue, le document Dialogue et Annonce (1984) distingue entre " le dialogue de la vie, où les gens s'efforcent de vivre dans un esprit d'ouverture et de bon voisinage ; le dialogue des œuvres, où il y a collaboration entre les membres de différentes religions en vue du développement intégral et de la libération intégrale de l'homme ; le dialogue des échanges théologiques et le dialogue de l'expérience religieuse ". Autant de voies qui nous permettent de voir l'Esprit à l'œuvre partout, faisant germer des pousses de sainteté dans la diversité des traditions religieuses.Dans la pratique, le dialogue va demander de la perspicacité pour faire la distinction entre différents ordres de rencontres. Si, dans le dialogue de la vie, il ne saurait y avoir de restriction à mettre dans la rencontre avec les personnes quelles qu'elles soient, ni souffrir aucune forme de suspicion, et si, dans le dialogue associatif, il faut entreprendre avec hardiesse de construire ensemble, chrétiens et non-chrétiens, une cité qui soit digne de l'homme et donc de Dieu, il n'en va pas de même lorsqu'il s'agit de l'expérience spirituelle. Si celle-ci peut conduire à des rencontres de reconnaissance mutuelle et d'enrichissement réciproque, voire de conversion intérieure, elle comporte des limites dont il faut bien prendre acte comme le fit précisément la rencontre d'Assise (1986) : réunis ensemble dans une même ferveur, les membres appartenant à différentes confessions religieuses ne peuvent pas prier ensemble. Que dire alors du dialogue théologique où les divergences sont telles, et d'une telle aspérité radicale, que le dialogue va difficilement au-delà du stade de l'information mutuelle. C'est le cas pour l'islam : il n'est pas aisé à un musulman de reconnaître la foi du chrétien, sans que du même coup il ait le sentiment de trahir sa propre foi. Participant à une rencontre islamo-chrétienne à Rabat, les musulmans n'ont-ils pas déclaré, avec une franchise qui leur fait honneur, qu'il leur était difficile de présenter une vision objective du christianisme sans risquer d'être accusé d'impiété ? Une position qui obère tout dialogue poussé au niveau théologique.Pour éviter toute confusion, ne faudrait-il pas exiger des acteurs chrétiens du dialogue d'être attentifs à tout ce qui pourrait donner le change ou donner lieu à des malentendus au plan de la foi ? On ne nous en voudra pas de donner, à ce propos, quelques exemples assez révélateurs.Impossibles équivalencesDans un numéro des Cahiers de Meylan (1999-I) intitulé Chrétiens-Musulmans, l'audace de la rencontre, le père Henri Sanson nous propose une étude comparée du christianisme et de l'islam. L'article comporte une cinquantaine de pages écrit dans un style clair et alerte. Il est composé de deux parties d'inégale valeur, la première étant surtout d'ordre théologique et la deuxième à caractère plus juridique. Si celle-ci est conduite avec assurance et bonheur, il n'en est pas de même pour la première. On ne peut en effet s'empêcher d'être surpris par certaines failles. Parlant de Dieu, de la Création, de la Révélation, du prophétisme qui sont des thèmes fondamentaux du christianisme et de l'islam, l'auteur semble mettre les deux religions sur un même pied d'égalité, présentant les différences comme étant de l'ordre d'une simple différence de " représentation " (p. 14), alors qu'il s'agit en fait de différences radicales. Pour ne s'en tenir qu'au prophétisme, l'auteur feint de supposer que les musulmans et les chrétiens ont de cette notion une même vision. Le problème se réduirait à " chercher à mesurer de façon objective les mérites respectifs de Moïse, de Jésus et de Mohamed " (pourquoi Mohamed et non pas Muhammad, comme il convient de l'appeler en arabe ?). Or la question qui se pose réside non pas dans la comparaison entre les prophètes, mais bien au niveau de la nature même du prophétisme : partage-t-on, chrétiens et musulmans, une même vision du prophétisme ? Et l'on s'apercevrait très vite, selon qu'on les envisage sous l'angle de l'islam ou celui de la Bible, qu'il s'agit de deux conceptions radicalement différentes et irréductibles. Il faut en dire autant de la Révélation qui est, pour l'islam, une descente (inzàl), tandis que pour la révélation biblique, il s'agit de parole d'homme portant la parole de Dieu qui se manifeste dans l'événement. Le christianisme est événementiel, l'islam est notionnel. À ce propos d'ailleurs, pourquoi l'auteur passe-t-il sous silence le fait que l'islam, qui a une histoire, ne puisse pas être présenté comme étant une histoire (p. 19) ?Certains raisonnements ne laissent pas de surprendre : comment affirmer que " les musulmans n'aiment pas que des non-musulmans parlent de l'islam " (p. 15), ce qui signifierait que le non-musulman n'a d'autre alternative que celle du mutisme attentiste et approbateur ? Et puis pourquoi faut-il absolument être hanté par " les équivalences " à établir entre christianisme et islam, alors que l'on sait pertinemment que l'on ne se situe pas dans le même ordre de pensée et de foi et que toute la dimension de l'incarnation sépare le christianisme et l'islam (p. 19) ? N'y a-t-il pas là risque d'affaissement et d'affadissement de la foi ?L'auteur est amoureux de formules à l'emporte-pièce. Certaines sont heureuses (la différence entre religion du livre et religion à livre), d'autres laissent rêveur (" l'islam est une religion en réappropriation continue " (p. 20)). Plus loin, il se hasarde à donner la traduction de certains termes arabes, comme Umma et Dâr ! Une simple incursion dans la langue coranique l'aurait gardé de traduire Umma par cité (la traduction la plus adéquate serait " la mâtrie ") et de traduire Dâr par maison (car si dâr, en Afrique du Nord, signifie maison, c'est le terme bayt qui, en arabe, veut dire maison). Dâr serait à traduire pour le coup par " cité ". L'expression Dâr I-islâm et Dâr I-harb sont effectivement le pendant de " la Cité de Dieu et la Cité des hommes " de saint Augustin, avec cette différence qu'en islam on parlera plutôt de " la Cité de la guerre " en lieu et place de la Cité des hommes. Une différence qui tient à la vision qu'a l'islam de la responsabilité du musulman par rapport aux droits de Dieu, dont il a conscience d'être le responsable, et dont il se doit d'être le défenseur en tant que membre du Parti de Dieu (Hizbu Ilâh). Il faudrait en dire autant pour le terme dîn d-dawla qui, en arabe, veut aussi bien signifier " religion d'État " que " religion de l'État ". D'où l'ambiguïté qui en résulte. Pourquoi, dans une étude comparée, avoir simplement évoqué et presque passé sous silence au moins deux problèmes de très grande importance : le thème de la femme et celui de la modernité ? On ne peut que le regretter !Dialogue de vie ou dialogue théologique ?Un autre type de réflexion nous est proposé par le livre de Rachid Benzine et Christian Delorme, Nous avons tant de choses à nous dire dont la parution a connu un fort battage publicitaire . Qu'il suffise simplement de signaler la troisième partie du livre intitulée " Quand islam et christianisme s'embrassent " : les affirmations sont tellement incroyables que l'on ne peut s'empêcher de se demander comment un prêtre, qui se présente comme théologien, peut signer des affirmations qui vont à l'encontre de la foi chrétienne. Comment souscrire, en effet, à pareille affirmation : " L'objectif fondamental du Coran est le même que celui du premier et du deuxième Testament public : rappeler à l'homme qu'il a un créateur, qu'il doit obéissance à ses commandements, et qu'il retournera à lui " (p. 88) ? C'est à cela qu'est réduite la Bonne Nouvelle de l'Alliance et de la Promesse ? Et puis, de quels " commandements " s'agit-il ? Ceux du Coran ? Ceux du Deutéronome ? Comment admettre que la Bible et le Coran soient déclarés Parole de Dieu, alors que la notion de Révélation est radicalement différente lorsque l'on parle à partir du Coran ou à partir de la Bible ? Si le Coran est Parole de Dieu " descendue ", il n'en va pas de même pour la Bible ! Et puis comment comprendre cette autre affirmation : " L'islam regrette que juifs et chrétiens ne reçoivent pas le Coran comme une Parole qui vient accomplir la Révélation dont chacun se réclame " (p. 89) ?Dans un article publié par les mêmes auteurs dans la Croix du 7 janvier 2000, les sophismes sont tellement gros que la même question s'impose au lecteur : est-il possible qu'un théologien puisse signer des contrevérités aussi évidentes ? Pourquoi, aussi bien dans le livre précité que dans l'article du journal, se plaît-on à entretenir la confusion dans les esprits ? On a là l'exemple type du glissement que l'on fait, nolent malent, du dialogue de la vie au dialogue théologique, deux formes de dialogue qui appartiennent l'un et l'autre à deux ordres différents et induisent des critères qui ne se recoupent pas nécessairement. À moins que la ligne de conduite idéale ne soit celle du " faire comme si... ". Bien plus équilibrée et objective est l'analyse faite par Henri Tincq dans le journal le Monde (dimanche 9 janvier 2000) sous le titre " Les impasses du dialogue islamo-chrétien " — en regrettant toutefois qu'il ait senti le besoin de cataloguer Alain Besançon dans un courant particulier à l'intérieur de l'Église, comme pour chercher à le discréditer...Questions sur un dialogueOn s'arrêtera plus volontiers sur la réflexion proposée par le père Michel Lelong dans son livre la Vérité rend libre. Puisqu'il s'agit là d'une sorte de profession de foi, qu'il nous soit permis, au nom de la vérité, de poser quelques questions qui ont surgi au fil de la lecture : a-t-on le droit de mettre sur le même plan dialogue de la vie et dialogue théologique (p. 44) ? Le but de la foi chrétienne est-il simplement " d'être satisfait de Dieu et que Dieu soit satisfait de nous " (p. 52) ? Notre rencontre avec l'islam devrait-elle être motivée par la nécessité d'une action commune " contre les matérialistes, arrogants et agresseurs " (p. 55) ? Dans l'essor de la science musulmane, les chrétiens et les juifs n'ont-ils pas joué un rôle décisif, quand on sait que les musulmans, pour des raisons de sécurité et d'immunité face à la contagion du paganisme, n'avaient pas accès directement aux textes grecs (p. 59) ? Doit-on prendre pour argent comptant ce que dit un auteur comme Claude Cahen sur la Dhimma, quand on sait toutes les formes d'oppression, de différenciation, d'humiliations et d'exclusion qui ont été imaginées à l'ombre de cette " institution " dont on nous vante tant les bienfaits (p. 60-61) ? Peut-on comparer la chrétienté médiévale, qui en était à ses premiers pas dans la civilisation de l'esprit, avec la civilisation musulmane qui a bénéficié, dès son arrivée dans le Croissant fertile, au VIIe siècle, de toute une effervescence de la pensée nourrie de la sagesse hellénique dans sa rencontre avec la pensée orientale (p. 62) ? Pourquoi ce glissement, qui se fait comme subrepticement, du dialogue avec les musulmans au dialogue avec l'islam (p. 68) ? L'islam considère-t-il Marie comme la porte du salut ou bien voit-il en elle une musulmane exemplaire type (p. 72) ? En ce qui concerne le prophétisme, parle-t-on de la même chose quand on l'envisage à partir de l'islam ou à partir du christianisme (p. 75) ? La Bonne Nouvelle annoncée par Jésus-Christ serait-elle réduite à la foi dans le retour à Dieu (p. 75) ? Est-il certain que l'islam accorde à la liberté la place que lui réserve le christianisme et qui est en lien direct avec la foi en Dieu-Amour (p. 76) ? Pense-t-on vraiment que la " Shari'a joue pour le musulman le rôle que joue la Règle de saint Benoît pour un moine " (p. 79) ? Peut-on affirmer que l'islam cherche à adapter la Shari'a aux nécessités exigées par " les réalités et les besoins de chaque époque " (p. 80) ? Les signataires musulmans des publications du G.R.I.C. représentent-ils leurs personnes ou engagent-ils un courant quelconque du monde musulman (p. 83) ? Ne trouve-t-on pas des réponses toutes faites à des questions économiques et sociales dans le Coran (p. 90) ? Pourquoi aucun État musulman n'a-t-il pas jugé bon de condamner l'assassinat des chrétiens et des moines en Algérie et ailleurs (p. 93) ? Ce sont ces questions et bien d'autres encore que je n'ai pas pu ne pas me poser en parcourant le livre-témoignage du père Michel Lelong.Dans le dialogue interreligieux, il est de la plus haute importance que l'on soit attentif à ne pas trahir les identités respectives. Il importe que l'on s'emploie, en tant que partenaires et acteurs du dialogue, à construire ensemble, dans le respect de la personne humaine, une société où règne davantage de justice et de paix. Rêve impossible ? Réalité plutôt à laquelle il faut bien croire si l'on veut édifier ensemble cette société. À condition toutefois que, aussi bien dans le domaine du dialogue de la vie que celui de la rencontre et celui des œuvres, nous soyons amenés les uns et les autres à considérer la personne humaine dans ce qui fait sa dignité avant de la voir sous l'angle de son appartenance ethnique ou religieuse. Il y a là une vision d'espérance qui mise sur le travail de l'Esprit dans les cœurs, une espérance qui est une certitude et qui fonde notre foi dans l'amour créateur de vie et d'unité. L'action de l'Esprit, lorsqu'elle agit dans les personnes et les communautés, est créatrice dynamique d'équilibres internes d'ordre vital.ANTOINE MOUSSALI