Nos coups de coeur
Prenant le contre-pied d'une époque qui va souvent chercher dans les civilisations les plus lointaines les modèles imaginaires qui flattent son ignorance religieuse et artistique, Jacqueline de Romilly entend une nouvelle fois nous montrer que la Grèce " classique " paraît bien plus proportionnée à nos problématiques contemporaines.
La Grèce est notre cellier commun : elle peut encore beaucoup nous donner si l'on sait l'interroger avec élégance et perspicacité. Par la limpidité de son écriture et la pédagogie de son argumentation, l'auteur en a assumé toute l'exigence.Jacqueline de Romilly ouvre ici une nouvelle perspective de recherche littéraire sur le thème de la violence, complétant ainsi, à la manière d'un long post-scriptum, deux autres ouvrages plus fouillés, écrits sur la loi et la douceur dans la pensée grecque (paru dans les années 70 aux éditions Belles Lettres) ; ainsi peut-on comprendre l'organisation du plan qui parait très sélective au premier abord. Il n'est pas question de la violence dans la mythologie ou dans la philosophie grecque. Se penchant exclusivement sur la tragédie athénienne, l'auteur s'interroge sur la place que la violence avait dans cette forme de théâtre qui par définition représente des désastres humains ! Cette situation centrale de la violence dans la création littéraire de ce peuple était certainement le signe d'une intuition profonde. Dans l'Iliade ou le poème de la force, Simone Weil parlait déjà de l'impartialité des poètes grecs qui étendaient sur tous une tendre amertume. Face au vain prestige de la puissance, la Grèce nous enseigne que notre condition est misérable et que nous sommes tous soumis aux coups du destin aveugle qui châtie la démesure. Le châtiment accable toute une famille ou des cités entières. Seule, l'immolation d'un héros chaste et noble pourra triompher de la malédiction : ce sera Oreste par exemple, qui apparaît comme la victime et le vainqueur de la violence. Face à elle, les tragiques instituent l'agôn, le procès, symbole d'une nouvelle justice, indulgente et divine, comme on le voit dans les Choéphores d'Eschyle.Si la tragédie a pour nerf central la violence, c'est donc pour mieux en déconstruire le caractère implacable.Dans une seconde partie, l'auteur s'intéresse à la violence des dieux qui semble contraster avec l'aspiration des hommes à la douceur (les Grecs sont à l'origine des notions d'équité- epieikeia et de philantrôpia). Les dieux aveugles condamnent Œdipe innocent qui a été trompé. Euripide interpelle en ces termes les dieux violents de la théogonie : " Comment peut-on souffrir que vous-mêmes, qui faites les lois pour les hommes, vous soyez convaincus de violer ces lois " (Ion).Enfin l'auteur développe ces intuitions avec un regard grec sur les violences contemporaines. La Grèce antique est pour nous une thérapie utile, école de concorde civique et de vénération des lois. Dans la Constitution d'Athènes, Aristote rapporte qu'une loi de Solon frappait d'atimie les citoyens indifférents aux luttes politiques et refusant de prendre parti... La loi n'était pas pour les Grecs une simple réglementation formelle mais une conscience vivante capable d'inspirer les conduites dans la vie quotidienne. Dans les Suppliantes d'Euripide, la loi apparaît comme un don immense qui laisse la parole au faible contre l'insulte du fort ou du tyran. Selon Thucydide, Périclès aurait dit de sa cité : " Nous pratiquons la liberté. " Bref, le rejet de la violence ne s'accompagne pas pour eux d'un rejet global et individualiste de la société.La Grèce peut apparaître violente. Jacqueline de Romilly le sait, mais elle veut aller plus loin que l'analyse pessimiste, comme celle qu'André Bernand fit paraître en 1999 sur le même sujet (Guerres et violences dans la Grèce antique, Hachette). On ne peut juger les Grecs qu'en fonction de la grandeur des principes qu'ils ont su tirer de leur sort. Selon elle, ces principes sont une " protestation toujours vivante ". Et si Thucydide parlait d'un " souvenir éternel de la Grèce ", Jacqueline de Romilly prétend juste en rendre le souvenir plus aisé.TRISTAN DE LA GENARDIERE