Nos coups de coeur
Au terme d'un débat sans réelle surprise mais toutefois animé, la Chambre des représentants et le Sénat des États-Unis ont voté le 10 octobre 2002 une résolution autorisant le Président George W.
Bush à utiliser les forces armées "comme il le juge nécessaire et approprié" afin de "défendre la sécurité nationale des États-Unis contre la menace continue et faire appliquer toutes les résolutions du Conseil de sécurité contre l'Irak". Blanc seing total moyennant un préavis de pure forme de 48 heures à destination des représentants de la Nation. La pression exercée par les États-Unis sur l'Irak mais également sur l'ONU et l'Union Européenne reste forte. Ce blanc seing sonne à la fois comme un impératif à l'action compte tenu de la menace terroriste qui reste très palpable, comme le prouve l'attentat de Bali, mais également comme l'annonce d'un échec annoncé des voies diplomatiques traditionnelles et du droit des nations. Le recadrage au forceps effectué par le couple franco-allemand et les pays francophones pour que l'intervention ait lieu dans le cadre de l'ONU risque d'être un cache-misère sur une institution que les événements dépassent et qui n'enchaîne que des impuissances. L'omnipotence américaine risque de bousculer fortement la vieille dame onusienne, quitte à la faire s'écrouler comme s'écroula feu la Société des Nations. ONU ou pas, mais ONU pour l'instant, les États-Unis trépignent pour avancer, persuadés de la légitimité de la guerre juste qu'ils entendent mener. Car la justice est LE thème sous-jacent à l'action américaine, quels que soient les retombées collatérales bénéfiques dont bénéficieront les États-Unis après le conflit. Du moins, la justice de la cause est entendue et proclamée urbi et orbi à défaut d'emporter la conviction de tous les américains.
Le débat taraude en effet les intellectuels. On se souvient de la lettre "What We're fighting for" signée au début de l'année par soixante universitaires, lettre critiquée vertement de par le monde. Ce document affirmait en substance que "l'usage de la force militaire contre les meurtriers du 11 septembre 2001 était non seulement moralement justifiée mais aussi moralement nécessaire". Le 30 septembre dernier, à l'invitation du Pew Forum on Religion and Public Life, quatre des signataires de cette lettre (Gerard Bradley, William Galston, John Kelsay et Michael Walzer), ont accepté de débattre de la notion de guerre juste appliquée à la question qui ronge les américains : doit-on ou non envahir l'Irak ? Plus précisément, les questions étaient :
1/ Ce que l'Administration Bush est en train d'envisager en ce qui concerne l'Irak est-il juste ou injuste ?
2/ La doctrine de la "prévention" récemment annoncée par l'Administration américaine est-elle juste ou injuste ?
Gerard Bradley affirme que l'action préventive est conforme à la notion traditionnelle de guerre juste et qu'à ce titre, George W. Bush pourrait légitimement agir. Il part du principe que la défense des populations est un objectif moral suffisamment élevé pour que l'on envisage un désarmement complet de l'Irak. C'est à ses yeux le seul motif de légitimité. Toute autre cause : pétrole, changement de régime, vengeance, punition d'une complicité avec les terroristes, serait illégitime.
William Galston est par contre opposé à la guerre avec l'Irak. Opposition fondée d'une part sur le principe de l'imminence d'une menace non démontrée et d'autre part contre le but affiché de la guerre qui est le changement de régime à Bagdad, contraire à la notion de guerre juste. William Galston reprend à son compte les propos tenus par Henry Kissinger, qui n'est guère un tenant de la guerre juste : "La nouvelle approche est révolutionnaire. Le changement de régime comme but d'une intervention militaire bouscule le système international issu du traité de Westphalie de 1648, lequel, après les carnages des guerres de religion, a établi le principe de non intervention dans les affaires domestiques des autres États. La notion de "prévention" va à l'encontre du droit moderne international." Selon Galston, la notion de "prévention" peut être admise contre des organisations terroristes mais pas contre des États. L'extension aux États ouvre des perspectives sur lesquelles la plus grande prudence est recommandée. William Galston stigmatise la position ambiguë des Etas-Unis car devant l'ONU, il n'a été mention que des violations des résolutions du Conseil de Sécurité, violations légitimant une action, sans jamais évoquer le changement du régime irakien. Il pourrait cependant y avoir une légitimité si, comme dans le cas de l'Europe des années 40, un vaste plan de soutien et de reconstruction était envisagé avec l'implantation d'une présence américaine pour des dizaines d'années. Rien n'est présenté comme tel. Par ailleurs, William Galston pose franchement la question de savoir si un changement de régime politique opéré de cette manière ne créérait pas plus d'ennuis qu'il n'en résoudrait. L'instabilité de la région serait rendu tel que le bénéfice de l'opération armée serait réduit à l'insignifiance. Galston critique enfin deux arguments avancés par l'Administration Bush : l'argument humanitaire et la guerre de défense. Pour le premier, il est difficilement tenable car l'aviation américaine bombarde quasi quotidiennement l'Irak depuis 10 ans pour empêcher le régime irakien de porter atteinte à ses minorités. Pour le second, la guerre de défense est difficile à imaginer quand l'Irak n'a pas fait mine d'agresser les États-Unis ... autrement que verbalement.
John Kelsay, pour sa part, pense que l'usage de la force militaire pour changer un régime est légitime car le gouvernement de Bagdad a un "comportement injuste envers ses voisins et ses propres citoyens". A la question de savoir si les États-Unis useront de cette force, l'affirmation est moins nette car cela dépend de l'application des autres catégories de la notion de guerre juste : l'autorité légitime, la juste cause et la bonne intention. Ces dernières catégories suscitent tant d'interrogations que John Kelsay recommande la plus grande prudence à une action militaire.
Michael Walzer enfin, soutient les arguments de William Galston sur l'inopportunité d'une intervention. Il retrace tout le processus de violation des décisions de l'ONU par Bagdad, l'impuissance des Nations-Unies dans leur mode de décision et le jeu mené par l'Irak afin de gagner du temps. Walzer préfère voir un retour rapide des inspecteurs plutôt qu'une action militaire préventive. Il paraphrase la conseillère à la sécurité nationale, Condoleeza Rice qui disait "Nous ne devons pas attendre qu'il nous attaque" en affirmant "Non, nous ne devons pas attendre cela, mais attendre au moins un signe qui laisse penser qu'il est sur la point d'attaquer". En bref, la notion de guerre préventive est fondée plus sur la spéculation que l'affirmation. Selon Walzer, "si la guerre est le dernier argument, il n'y a aucun argument pour la déclencher en premier". Quant au changement de régime, il considère que les expériences mitigées passées devraient être suffisamment éloquentes !
Il faut mentionner la critique affirmée de l'auteur renommé de Guerres justes et injustes envers la faiblesse européenne. Selon lui, un ultimatum fort et unanime de l'Union européenne aurait eu plus de poids sur l'Irak que toutes les gesticulations du Gouvernement Bush. S'il n'a pas eu lieu, c'est, toujours selon Michael Walzer parce que "les Européens semblent avoir perdu toute conscience d'eux-mêmes en tant qu'acteurs responsables dans la société internationale".
Comme on le voit, les arguments contre une action immédiate et a fortori automatique des États-Unis sont nombreux, y compris dans les rangs de ceux qui sont les moins susceptibles d'être des pacifistes intégraux. Reste à connaître la résistance du Président Bush à la tentation des armes. L'exaspération monte, le ton entre les "alliés" est tendu malgré les annonces de collaboration. Le jeu de poker menteur continue et la récente "passe d'arme" sur le nombre de résolutions à adopter montre que l'Europe s'est invitée à la table de jeu. Résistera-telle ?
Laurent Mabire, 21 octobre 2002, pour Décryptage.