Le système de santé français, hérité de l’ordonnance d’octobre 1945, et reconnu par l'organisation mondiale de la santé comme le meilleur monde, est-il en train de disparaître ? Le poids des cotisations sociales qui pèse autant sur les individus que sur les entreprises impose que nous repensions les fondements de l’Assurance maladie et, au-delà, que nous réfléchissions en profondeur sur la médecine et la santé alors qu'un Français sur cinq aurait renoncé aux soins médicaux pour des raisons financières [1]. Cette « refondation » repose sur la prise en compte par chacun des acteurs de santé de la responsabilité qui est la sienne vis-à-vis de la dette souveraine. Elle portera à la fois sur les savoirs médicaux, sur les modalités d’usage des bio technologies, sur l’analyse des retours d’expérience et sur la reconnaissance à donner aux disciplines médicales transverses. Cette refonte systémique qui vise à soustraire la formation médicale à la marchandisation du savoir en donnant aux omnipraticiens une fonction de stratège est aujourd’hui rendue possible grâce à la « médecine numérique » et à l'éducation des citoyens qui sont appelés à devenir acteurs de leur santé grâce un transfert de connaissance opéré sous le contrôle du corps médical sans pour autant être dédouanés de leur part de responsabilité dans le trou abyssal de la sécu [2].
Depuis l'instauration de l'assurance-maladie en octobre 1945, le corpus des connaissances médicales s'est enrichi à travers 33 spécialités d'organes soutenues en amont par le développement des biotechnologies. Ce développement de spécialités d'organes a induit une multiplication des actes techniques et leur corollaire : une multitude de codifications. Cette évolution s'est faite aux dépens de la valorisation des actes d'analyse et de synthèse de l'omnipraticien dans les spécialités transverses [3]. Parallèlement, le déficit de l'assurance-maladie ne fait que croître car dans chaque discipline, les bio et bientôt les nano-bio technologies associées au recul de la mortalité, ont ouvert la voie à un marché dont « l'homme synthétique » risque d'être le modèle ultime. Cette hausse inéluctable des coûts de santé est survenue malgré les réformes administratives successives et malgré les mesures qui ont porté essentiellement sur les patients depuis cinq ans.
Un espoir vers la qualité est apparu depuis la mise en place par l'assurance-maladie du contrat d'amélioration des pratiques individuelles (CAPI) très largement adopté par le corps médical et de la nouvelle politique conventionnelle pour une médecine performante.
Refondation de la politique de santé
Une « refondation » de la politique de santé s'impose ; il faudrait qu'elle touche les ministères des Affaires sociales et de la Santé, de l'Enseignement supérieur et de la recherche, de l'Education nationale, des Finances et de l'Industrie, et qu'elle se réfère à plusieurs centres de décision, publics et privés, et aux ordres professionnels. Elle sous-entend, pour une coordination effective, la création d'un Conseil supérieur de la santé sur le modèle du CSA dont le président serait nommé par la présidence de la République sur proposition des deux Assemblées.
Cette refondation en profondeur aurait une triple dimension de santé publique :
- Donner aux chercheurs liés aux bio-technologies la possibilité de promouvoir leurs publications de façon indépendante et faciliter la création des savoirs issus des pratiques qui sont, de par leur nature, plus éloignés des technologies médicales et du marché,
- valoriser la pratique des spécialités transverses et en particulier celle de médecine générale. Ces spécialités devraient représenter près de 80 % des soins courants avec, dès que possible, des délégations de soins. Parallèlement, il faudrait assurer la mise en place d'une recherche dans deux dimensions épistémologiques, d’une part sur l’interconnexion entre les savoirs cliniques et l'économie de santé, d’autre part sur la médecine préventive- prédictive.
- promouvoir la « médecine numérique » qui doit permettre de véritable gains de productivité dans l’offre de soins, en passant par une refonte de la communication en santé/social, incluant les fonctions du dossier médical partagé (DMP) et le dossier pharmaceutique dont l'usage devrait être rendu obligatoire, ainsi que l'obligation de tenir un dossier médical professionnel (DM Pro), accompagné par l’ordonnance et la signature électronique. Il faudra également soutenir et contrôler la création d'aides à la décision et à la consultation médicale (SADM) et l'éducation sanitaire pour chaque usager (futur) dés l’âge scolaire.
État des savoirs – modèles internationaux – soutiens à l'édition médicale :
« rendre les savoirs académiques plus proches des soins, les intercaler avec les savoirs pratiques et tenter de diminuer leur dépendance des industries de santé »
Dans chacune des 33 spécialités d'organes, la recherche et les publications ont suivi trois axes de développement : axes physiologiques et physiopathologiques conduisant à de nouvelles molécules ou à des nouveaux kits diagnostiques, axes iconographiques vers la visualisation de l'infiniment petit. Troisième axe en cours d'émergence, celui des bio nano technologies. Parallèlement, de nouvelles disciplines sont apparues comme l'immunologie, aujourd'hui au stade de maturité, alors que nous entrons dans l'ère de la « génomique ». Le déploiement de ces recherches, tant pour leurs publications scientifiques internationales que pour leurs usages, sont le plus souvent tributaires du secteur marchand.
Dans le même temps, les disciplines médicales transverses sont devenues de plus en plus complexes à exercer car le clinicien transverse s’enrichit de ce que chacune des 33 spécialités d'organes peut apporter à l'exploration de son patient. Les savoirs transverses, issus de la pratique interdisciplinaire (omni-pratique) et de l'expérience en situation ont un potentiel de développement d'au moins 20 % de nouveaux savoirs par an ; leur masse et leur renouvellement imposent un support informatique intelligent pour les mettre à disposition des cliniciens pendant l’acte de consultation.
Ces savoirs dont la diffusion a été très largement assurée par la presse médicale et scientifique soutenue jusqu'alors par la publicité pharmaceutique, doivent trouver aujourd'hui un nouvel équilibre économique pour être diffusés. Des modèles internationaux de transfert de connaissances existent déjà : la National Library de Washington, dés la seconde moitié du XXe siècle, donne accès dans le monde entier aux articles scientifiques répertoriés dans le Medline. Au Canada puis en Grande-Bretagne, la Fondation COCHRANE et le British Medical Journal, nés vers 1978, sont les porte-paroles privilégiés de l'Evidence Base Medecine, premier niveau de sciences médicales pratiques. Google donne accès à des banques de données médicales, mais les connaissances qui y sont disponibles sont brutes, non synthétisées, et ne permettent pas la lecture pendant l'acte médical. Elles ne sont ni validées ni certifiées. En France, les pouvoirs publics ont soutenu des modèles innovants de banques de données des pratiques médicales sur Internet ; certaines ont été modélisées et leur faisabilité a été prouvée. Le site ADMP.fr donne ainsi accès à une connaissance dans les maladies de l'enfant en liaison avec le Collège National des Pédiatres Enseignants et la Haute Autorité de Santé (HAS). Ces projets consistent à extraire les savoirs issus des pratiques du terrain, à les valider et à les certifier, tant du point de vue de la qualité des savoirs que de leur indépendance. Pour franchir le stade de la recherche et passer dans le monde de l'édition électronique commerciale, les aides des pouvoirs publics doivent leur permettre d'atteindre le niveau d'équilibre permettant de vivre de leurs propres ressources. Cette aide d'État est d'autant plus justifiée que la France a perdu son fleuron de l'édition médicale par la vente des éditions MASSON en 2004 à ELSEVIER, leader international.
Formations du futur – valorisation des médecines transverses – délégation de soins :
« donner aux jeunes médecins (plus de 50% de sexe féminin) l’ambition de réfléchir sur leurs pratiques tout en leur permettant de disposer d’un temps de réflexion lors de l’acte de consultation »
Les grandes réformes universitaires qui conduisent encore aujourd’hui notre politique d’enseignement datent de 1958. Elles reposent sur la triple responsabilité des médecins hospitalo-universitaires : « soins, enseignement, recherche ». Les recherches orientées vers les bio-technologies et l'épidémiologie se sont souvent développées au détriment de la recherche clinique dans les disciplines médicales transverses. Même à l’hôpital, les spécialités transverses sont moins attractives, car les budgets de service n'incluent pas d'actes techniques rémunérateurs. Aussi, les étudiants ont-ils tendance à choisir préférentiellement les spécialités telles que l'ophtalmologie, la radiologie, l’anesthésie, la cardiologie.
Pour développer les spécialités transverses, il faut promouvoir les recherches en épistémologie des sciences médicales. Trois axes de recherche sont à promouvoir pour préparer les formations du futur :
- comment apprendre à se poser les bonnes questions sur son exercice, ce questionnement venant compléter les consensus et les guides de bonne conduite des agences de l'État ?
- comment apprendre à prescrire des examens les mieux adaptés à la situation clinique, tout en ayant une analyse critique de la démarche tant sur le plan des coûts directs que sur ceux des coûts sociaux induits ?
- comment développer la prévention en santé. À cet effet, il faut favoriser la création d'une chaire universitaire de médecine préventive-prédictive et permettre une recherche approfondie dans ce domaine ?
Pour valoriser la fonction de médecine générale, nous proposons d’approfondir, à budget constant, le rapprochement des cursus universitaires « médecine interne/ médecine générale » en établissant trois catégories d'exercice : la médecine interne de recherche clinique généralement en CHU, la médecine interne hospitalière (publique ou privée) et la médecine interne générale en pratique ambulatoire. Les passerelles entre ces trois orientations sont facilitées en fonction des besoins et des désirs individuels ; on évitera ainsi des enseignements redondants tout en donnant aux professionnels des choix d’évolution de carrière.
Enfin, le travail de l'omnipraticien étant comparable à celui de l’ingénieur chantier sur un pont ou celui d'un entraîneur ou manager sportif, il est impératif que le législateur prenne en compte et respecte le temps dont le professionnel de santé a besoin pour un exercice intelligent de sa fonction. Cette dimension humaine de la consultation sera source de progrès économique tout en leur apprenant à prescrire les examens les mieux adaptés à la situation clinique.
Parallèlement aux transferts de connaissances, des transferts de compétences (délégation de soins) doivent être organisés avec les professions d'infirmiers, pharmaciens, etc. Ces professionnels devront être autorisés à prendre en charge certains actes répétitifs et certains actes techniques.
Promotion de la médecine numérique
« C’est l’usage courant des outils numériques qui permettra un réel mouvement pour la qualité en santé et vers l’équilibre budgétaire de l'assurance-maladie. »
Le législateur a mis en place le dossier médical partagé (DMP) pour le suivi du parcours de soins. Plus de 70 000 dossiers ont été ouverts à ce jour. Les résultats des tests terrain sont attendus dans quatre régions pilotes. Le DMP permettra d'avoir accès au parcours de soins et à une information socio-économique sur chaque patient. Le DMP lié aux banques de connaissances médicales facilitera le rapprochement entre les codifications des actes (autour des soins) et les indexations de connaissances (autour des savoirs), ce rapprochement sera un facteur de qualité pour les codifications des actes.
Il faudra rendre obligatoire l'usage du dossier pharmaceutique (DP), de l'ordonnance et de la signature électronique, du dossier médical professionnel (DM Pro) et des systèmes d’aide à la consultation médicale (SADM). De plus, la carte du professionnel de santé (CPS) devra donner accès à toutes les données facilitant l'exercice d'une médecine optimisée et permettre à chaque praticien de connaître les dépenses induites par ses prescriptions..
Il faudra encourager le développement professionnel continu (DPC), nouvelle dénomination de la formation permanente du corps de santé, qui s’oriente vers la création de « bons de formation » gérés par un organisme paritaire public / privé. Ces « bons de formation » auront vocation à faciliter l’accès des praticiens aux connaissances et aux formations de référence.
Pour l'usager, la carte VITALE doit pouvoir donner accès aux informations sur son statut social et aux aspects comptables de ses coûts de santé.
Enfin, il faut encourager la création de sites pour l'éducation thérapeutique des citoyens. Ces sites devront être facilement accessibles, leur accès devra être « recommandé » par les médecins. Une première étape est en cours avec l'Assurance-maladie au travers des programmes SOPHIA, dont l’extension après la période test se fera grâce à l'appui du corps de santé. Cet ensemble de mesures nous conduira vers la consultation à trois : patients, médecin et Internet.
Conclusions
Aujourd'hui, les réformes administratives, comptables et conventionnelles, ont montré leurs limites [4] et n’ont pas permis de maîtriser les coûts, loin s’en faut, alors même que les dépenses de santé croissent exponentiellement. Une véritable réforme en profondeur est donc devenue impérative. L’introduction de nouveaux savoirs, une évolution du statut des enseignants, une modification des enseignements incluant l’économie de la prescription et la prévention, les délégations de soins, l'approfondissement de la communication numérique en santé/social et enfin une éducation thérapeutique qui passera également demain par l’officine [5], devraient par contre permettre à l'Assurance-maladie de retrouver son équilibre budgétaire.
Comment expliquer dans ces conditions que la refondation de la Santé publique ne figure dans aucun des programmes des candidats à l’élection présidentielle ? Cette refondation est un chantier d’avenir prometteur de gains de productivité. On peut toujours se payer de mots, décréter avec feu le Conseil Stratégique des Technologies de l’Information que « vivre vieux et en bonne santé » est un « chantier phare », si l’on ne refonde pas le système de santé en lui redonnant un visage humain, la médecine française perdra sa place d’excellence au plan mondial. La « médecine numérique » que nous appelons de nos vœux doit s’imposer dans le débat électoral. Le déploiement du programme hôpital/ soins ambulatoires numériques doit s’inscrite dans plan national avec ses spécificités régionales. Une législation plus respectueuse du droit des patients dorénavant reconnus comme acteurs de leur parcours de soin en fournit l’occasion.
Notre suggestion : donner l’impulsion dans une ou plusieurs Régions pilotes, y faire adhérer l’Université et l’UFR médicale, l’Agence Régionale de Santé (ARS), les industries du numérique et de l’édition numérique en médecine sciences, évaluer les résultats afin d’envisager la généralisation d’une « médecine numérique » à visage humain à l’ensemble du territoire français. La mise sur pied concomitante d’un « Observatoire européen de la productivité en santé » » faciliterait sans doute l’exercice. Quel candidat osera s’atteler à cette tâche ?
Francis Jubert en collaboration avec Claude Meisel, docteur en médecine interne, ex-consultant au Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière où il a exercé notamment auprès du Pr Pierre Godeau à qui l'on doit le renouveau de la médecine interne française et son essor international.
Retrouvez tous les articles sur la santé dans notre dossier :
[1] Officiellement, l'Assurance-maladie prend en charge 75 % des frais médicaux. Mais, selon Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé à Sciences-po, « ces 75 % représentent deux réalités différentes : d'une part le remboursement à 100 % des affections longues durée et à 90 % de l'hospitalisation, d'autre part le remboursement de l’ordre de 50 % des soins courants »
[2] Si aucune mesure n’est prise, le déficit de l’assurance maladie pourrait atteindre 25 milliards d’euros en 2020, contre 12 actuellement (Jalma 2011)
[3] Omni-pratique dans les spécialités transverses : pédiatrie, médecine générale, médecine interne, gériatrie, médecine d'urgence, médecine environnementale et du travail, médecine scolaire, cancérologie, etc.
[4] L’analyse de Jean-Pierre BADER « Un regard sur un demi siècle de réformes de notre système de santé » dans le Concours Médical sept. 2011 N°7 p. 582-585, rappelle les étapes législatives successives qui ont permis de faire évoluer l’Assurance maladie afin de conserver l’outil.
[5] La rémunération des pharmaciens dépendait jusqu'à présent de leur marge sur la vente de médicaments ;Ils devraient également percevoir des « honoraires de dispensation » valorisant leur mission de prévention, de dépistage d'accompagnement des patients dans leur traitement.
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