Source [Politique magazine] La France a une propension historique à courir de grandes aventures industrielles et à s’en défaire par frivolité et démagogie. Le nucléaire est un fleuron hérité des trente glorieuses et les politiciens délaissent aujourd’hui ce qui a fait notre puissance et notre indépendance.
La frivolité, c’est d’abord cette confusion médiatique qui s’accommode de toutes les contradictions : la voiture électrique est supposée écologique (et on ne parle pas du recyclage des batteries) mais celle-ci ne peut se passer du nucléaire, lequel est réputé non écologique, 69% des Français pensant que le nucléaire est producteur de CO2 ! Puis cela continue avec des fautes de politique industrielle, avec la bureaucratie, avec la corruption… Bref nous sommes entrés dans une période de grande incertitude qui, outre les problèmes de hausse des tarifs (paye-t-on ici les erreurs de gestion ou le coût pharaonique des investissements ?) et leurs conséquences sociales, pose les questions de la gouvernance et de la souveraineté. Ce doute contemporain est exactement parallèle à la remise en cause du modèle français en général.
Bilan énergétique français, une affaire de polytechniciens
Selon Corinne Lepage, ministre de l’Environnement entre 1995 et 1997, « le nucléaire civil est le frère jumeau du nucléaire militaire, considéré par De Gaulle comme le véritable outil de l’indépendance nationale » (cité par Slate.fr, « Comment la France est devenue nucléaire (et nucléocrate) ».
La Commission PEON (Production d’électricité d’origine nucléaire), créée en 1955, va mettre au point la stratégie électronucléaire adoptée en 1973 par Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou, dans un fameux discours à l’Assemblée nationale, deux mois après la guerre du Kippour et le quadruplement du prix du pétrole. Philippe Simonnot, dans son livre Les Nucléocrates publié en 1978, souligne : « Il y aura au total quinze “fonction publique” et parmi eux onze polytechniciens dont six du corps des Mines et quatre du corps des Ponts. Quant à la fonction privée, treize personnalités représentant tous les secteurs (Thomson, Péchiney, Alsthom, CGE, Babcock Wilcox, Framatome, Creusot Loire, etc.) parmi lesquelles neuf polytechniciens dont trois Mines et trois Ponts. » La stratégie du tout nucléaire est soutenue par ces grands corps d’État et par la classe politique, elle aussi largement issue de ce sérail. Les communistes se rallient à la perspective d’une création massive d’emplois publics. La CGT, liée à EDF qui lui reverse 1% de son chiffre d’affaires via le comité d’entreprise, approuve le plan.
Aujourd’hui (chiffres de 2018), les 58 réacteurs du parc nucléaire ont produit 393,2 TW (un térawatt vaut 1000 gigawatts), la part du nucléaire dans le mix électrique s’élevant à 71,7 % de la production en France. Ce programme nucléaire avait le mérite de la clarté (sans jeu de mot). Mais c’était sans compter avec les verts, puis l’affaire Lauvergeon1, la chute d’Areva, les difficultés de l’EPR et les mécomptes d’Alstom (que Politique magazine a évoqué), et les renoncements de l’État stratège.
Le temps du doute et de l’incohérence de l’État
L’indépendance énergétique et le centralisme technocratique de l’État ne seront pas abandonnés par la gauche arrivée au pouvoir en 1981 même si elle stoppe la construction de la centrale de Plogoff face à l’ampleur des manifestations. Mais la première faille du système apparaît sous Jospin, Premier ministre du « gaulliste » Chirac. La fermeture de la centrale de Creys-Malville, en 1998, s’apparente à un suicide économique et technologique. Madame Voynet, alors ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, a une responsabilité considérable dans cette affaire.
L’origine de la décision politique de l’arrêt définitif du réacteur nucléaire Superphénix de la centrale de Creys-Malville est un incident mineur qui donna lieu à un emballement médiatique faisant la part belle aux écologistes. Ce remarquable surgénérateur, unique au monde, sera finalement sacrifié sur l’autel de la « majorité plurielle » arrivée au pouvoir en juin 1997 après la dissolution de l’Assemblée nationale par Chirac. Le chantier était achevé et le combustible, déjà fabriqué, pouvait produire 30 milliards de kWh (30 TWh). Un gâchis de grande dimension comme seul l’État est capable d’en faire. Dans le même temps, ce réacteur aurait pu participer à peu de frais à la recherche sur la réutilisation des déchets radioactifs de haute activité (le plutonium est extrait des combustibles nucléaires usés) et à longue durée prévue par la loi de décembre 1991 sur les déchets nucléaires. Une faute financière, technologique et sociale d’une ampleur sans précédent.
Puis ce fut le problème Areva : pertes abyssales, programmes industriels aux apparences hasardeuses (Finlande), scandale et corruption (UraMin)… L’équipementier nucléaire s’était engagé dans des investissements réalisés entre 2007 et 2010 qui représentaient plus de quatre fois la capacité d’autofinancement du groupe ; les besoins financiers étant alors estimés à plus de trois milliards d’euros. Au final, l’État a contraint Anne Lauvergeon à céder l’une de ses plus belles pépites, Areva Transmission & Distribution, aux groupes Alstom et Schneider Electric. À elle seule cette filiale réalisait 40% des ventes du groupe. Une grande constance dans le bradage du patrimoine industriel français : se séparer du rentable pour garder le déficitaire.
En 2007, Areva avait annoncé l’acquisition d’UraMin pour 1,8 milliard d’euros, un prix exorbitant pour des mines d’uranium qui ne valaient rien, la teneur en uranium s’avérant extrêmement faible. On ne les étudia qu’après les avoir achetées… On reste confondu devant tant d’incohérence et de légèreté !
Une gabegie qui a valu à Anne Lauvergeon d’être mise en examen pour « présentation et publication de comptes inexacts et diffusion de fausses informations » (sans compter un conflit d’intérêt avec son mari, un certain Fric (sic), qui avait servi d’intermédiaire dans la vente). Elle avait entre-temps tenté la coûteuse diversification d’Areva dans les énergies renouvelables (l’éolien danois) qui fut un échec cuisant. En décembre 2017 Areva est donc reprise par EDF et les clients d’EDF vont pouvoir payer pour les erreurs de madame Lauvergeon et la faiblesse de l’État qui n’a pas joué son rôle d’actionnaire – ou l’a joué avec son talent habituel. EDF a le contrôle exclusif des activités industrielles, de conception et de fourniture de réacteurs nucléaires d’Areva. Mais, face aux révélations sur la conduite médiocre de ses chantiers, cet accord vient d’être mis en cause par un rapport parlementaire (mars 2019).
Retrouvez l'intégralité du dossier en cliquant ici