L'abolition de l'homme

« Nous faisons des hommes sans cœur et attendons d’eux vertu et hardiesse. Nous tournons l’honneur en dérision et sommes choqués de trouver des traitres parmi nous. » C.S.Lewis

L’Abolition de l’homme, publié en 1943, est un essai où C.S.Lewis nous fait un féroce et très lucide diagnostique sur la crise de notre culture. L’auteur des célèbres Chroniques de Narnia nous propose une justification de la loi naturelle, tout en nous alertant sur les dangers d’une éducation qui, se fondant sur le subjectivisme, essaye de s’éloigner de ce sentier, en substituant les jugements et les valeurs objectives par de purs sentiments.

 

            Les trois chapitres qui composent l’Abolition de l’homme nous entraînent dans une démonstration dont l’intensité va crescendo. Alerté par une expression malheureuse qu’il a trouvée dans un manuel scolaire (The control of Language) qu’il renomme Le livre vert, C.S.Lewis la soumet à l’analyse et il y décèle une vision du monde qui nie toute valeur objective. Cette étude le conduit à démasquer les sinistres conséquences d’un rejet de toute morale et elle se termine par la description apocalyptique de l’instant où l’homme fera de lui-même la matière de ses propres manipulations.

 

           L’avertissement que Lewis nous lance n’a pas pris une ride : en tentant de nous libérer de toute valeur, en refusant de soumettre nos découvertes scientifiques à des normes morales universelles, nous tendons toujours plus à abolir l’humain dans ce qu’il a d’unique et sacré.

 

           Le livre qui se termine par un répertoire non exhaustif de sentences ou d’exemples de la loi naturelle tirées de sources de traditions culturelles diverses – confucéenne, platonicienne, aristotélicienne, juive ou chrétienne-, part du principe que toute civilisation procède, in fine, de la même origine ; et que le seul moyen d’accéder à ce « point central » c’est de suivre un chemin, une loi naturelle inspirée par la Raison. L’essai de C.S. Lewis recouvre une actualité brûlante à une époque comme la nôtre, qui sous couvert de l’éducation, prétend instaurer de nouveaux systèmes de valeurs ad hoc qui sont présentées comme des conquêtes de la liberté, mais qui ne sont rien d’autre que les déguisements d’un épouvantable esclavage, formes sibyllines d’une manipulation scélérate et ravageuse qui dépouille l’homme de sa condition humaine.

 

            L’ordre naturel inspire à la Raison la conviction que certaines attitudes sont réellement vraies et bonnes et d’autres réellement fausses et nocives. Aucune émotion ou sentiment n’a en soi la même logique, mais peut être rationnelle ou irrationnelle selon qu’elle s’ajuste à la Raison ou non... Le cœur n’occupe jamais la place de la tête mais il peut, et doit lui obéir. A la suite de Platon et d’Aristote, C.S.Lewis soutient que cet ordre naturel qui inspire la Raison n’est pas un  système parmi d’autres de valeurs possibles mais la source unique de tout système.

 

            Les nouvelles idéologies proposent d’extraire de leur contexte et tergiverser des aspects divers de cet ordre naturel ; leur révolte serait un peu comme la révolte « des branches contre l’arbre » ; si les rebelles de l’ordre naturel pouvaient vaincre, ils se trouveraient dans la situation de s’être autodétruit. « L’intelligence humaine – affirme Lewis-  n’a pas davantage le pouvoir d’inventer une nouvelle valeur qu’il n’en a d’imaginer une nouvelle couleur primaire ou de créer un nouveau soleil avec un nouveau firmament pour qu’il s’y déplace ». Ce qui, bien entendu, ne veut pas dire qu’on ne peut pas progresser dans notre perception de la valeur ; mais ces perceptions nouvelles doivent se réaliser à partir de l’intérieur du périmètre de l’ordre naturel, pas du dehors. Seul l’homme qui s’est laissé guider par l’ordre naturel peut approfondir les valeurs qui en émanent.

 

           A notre époque, l’infraction à la loi naturelle est perçue fréquemment comme une conquête du progrès. Pour C.S.Lewis, en revanche, ce que nous appelons conquête n’est autre qu’une imposition du pouvoir de quelques individus sur d’autres. Il illustre son affirmation en prenant l’exemple des contraceptifs, une réalisation du progrès que la majeure partie des hommes considère comme un progrès. Mais pour Lewis, ce que les contraceptifs permettent à une génération humaine c’est de se transformer en maîtresse des générations à venir. Par la contraception, on nie ou on restreint l’existence des générations futures, on les oblige à être – sans leur demander leur opinion –ce que la génération actuelle décide tyranniquement qu’elle soit, c’est-à-dire en définitive, qu’elle ne soit pas. Ainsi s’exprime-t-il : « En ce qui concerne les contraceptifs, on peut dire, dans un sens très paradoxal et négatif, que toutes les générations futures potentielles subissent en pouvoir exercé par ceux qui sont déjà en vie et qu’elles y sont assujetties…Dans cette perspective, ce que nous appelons le pouvoir de l’homme sur la nature s’avère être un pouvoir exercé par certains hommes sur d’autres avec la nature pour instrument ».

 

           Quelque chose de semblable se produit avec l’éducation qui se rebelle contre la loi naturelle : la génération actuelle exerce un pouvoir sur les générations futures, un pouvoir qui, au lieu de les éduquer à être plus fortes, les affaiblit, les laissant sans défense entre les mains ou sous les fouets des grands planificateurs et manipulateurs. Tout pouvoir conquis par l’homme est aussi un pouvoir exercé tyranniquement sur l’homme ; et ainsi, au bout du compte, l’éducation qui se retourne contre la loi naturelle finira par être le projet tyrannique de quelques centaines de « sachants » autoproclamés « élites » sur des millions d’hommes et de femmes. La marche suivante se montera quand, au moyen de l’éducation, l’homme atteindra un contrôle total de lui-même ; mais ce contrôle ne s’obtiendra qu’en néantisant la nature humaine. Nous serons libres de faire de notre espèce ce que nous désirons faire ; mais, cette espèce méritera-t-elle le qualificatif d’humaine ? Ce pouvoir de l’homme pour faire ce qui lui plaira, ne sera-ce pas en réalité le pouvoir d’une certaine secte « transhumanocrate » pour construire l’homme nouveau qu’elle aura frankeinteinisé ?

 

            Les éducateurs d’hier enseignaient la loi naturelle, commune à toutes les traditions culturelles ; ils n’essayaient pas d’éduquer les enfants en fonction de schémas préétablis par eux-mêmes. Les enseignants transmettaient ce qu’ils avaient reçu. L’enseignant initiait le jeune néophyte au mystère de l’humain qui les recouvrait l’un et l’autre de sa majesté. C’étaient comme des oiseaux adultes apprenant aux plus jeunes à voler. Aujourd’hui dans le cadre du conditionnement, on s’efforce de produire chez l’élève des jugements de valeur. « Mais les façonneurs des humains de l’ère nouvelle seront dotés des pouvoirs d’un Etat omnicompétent et armés de techniques scientifiques irrésistibles ; nous serons enfin face à une race de conditionneurs qui pourront réellement façonner toute postérité dans le moule qui leur convient ».

 

            Les valeurs que ces nouveaux manipulateurs- « ces experts »-, imposeront ne seront plus du tout la conséquence d’un ordre naturel inspiré par la Raison ; au contraire, ils génèreront chez l’élève des jugements de valeur manipulés, revisités, déconstruits à leur convenance et ce dans toutes les disciplines. Le nouveau programme d’éducation à la sexualité de la maternelle au lycée l’EVARS– qui n’a de nouveau qu’une actualisation des fameux « ABCD de l’égalité » et dont le programme est plus pornographique et nauséeux encore- en est l’illustration.

 

           Ce programme- comme tous les programmes décivilisationnels préconisés et formalisés dans « l’agenda 2030 pour le développement durable » - le fut bien entendu sous l’égide de cette organisation du Nouvel Ordre Mondial qu’est l’ONU avec le concours de l’OMS.

 

           Le premier chapitre ou la première leçon de L’abolition de l’homme, C.S.Lewis  l’intitule : DES HOMMES SANS CŒUR et c’est l’ extrait d’un cantique de Noël qu’il choisit pour l’introduire :

 

                    « Alors il donna l’ordre de tuer, d’exterminer tous les nouveau-nés »

 

 

 

           Voilà donc ce que ces apprentis sorciers présentent évidemment - ils le firent ainsi de la légalisation de l’avortement - comme une conquête de la liberté. Ils en usèrent ainsi pour célébrer sa constitutionnalisation , le plus grand génocide que l’humanité connait et qui valut les applaudissements de tous les partis de ceux qui nous gouvernent ou souhaitent le faire et des liesses diaboliques des  néo-tricoteuses – spectatrices avinées et saoules du sang giclant des massacres d’innocents dans les avortoirs- aussi indécentes et vomissantes que celles des laquais génocidaires de Robespierre, ou de la pratique glaçante des médecins maudits et de leurs nervis dans les camps nazis, communistes ,mondialistes, écologistes et nazislamistes  d’aujourd’hui. Ils en useront demain en France pour légiférer sur l’euthanasie et la GPA.

 

            Pour ces manipulateurs – wokistes et mondialistes de tout poil- l’origine ultime de toute action humaine ne sera plus donnée par la Nature ; ce sera un « quelque chose » que les onusiens pourront manipuler à leur guise. Les conditionneurs de ce futur fatidique que Lewis présente « savent comment produire une conscience et décident quel genre de conscience ils veulent produire ». Ils seront en condition de choisir le type d’ordre artificiel qu’ils désireront imposer. Ils pourront, au bout du compte, créer ex novo autant de motifs et de justifications qui guideront et légitimeront la gouvernance d’un nouvel ordre mondial sur un homme nouveau, modelé et produit en série à la mesure de leurs chimères.

 

           C.S.Lewis ne présuppose pas que ces conditionneurs soient des personnes malveillantes, «  je ne crois pas que ces hommes sont mauvais : en fait, je crois plutôt que ce ne sont pas du tout des hommes( dans l’ancienne acception du mot). En d’autres termes, ce sont des gens qui ont sacrifié leur part d’humanité au sens traditionnel pour se consacrer à la tâche de décider ce que l’humanité doit signifier à l’avenir. Appliqués à eux, les mots « bons » et « mauvais » sont vides de sens, car c’est d’eux que doit désormais dépendre le sens de ces mots ».

 

           « Bon » et « mauvais » se transformeront en mots vides, puisque leur contenu, leur sens, ils le détermineront eux-mêmes en fonction des convenances du moment, et selon ce que leurs sentiments dicteront. Le sujet n’est pas que ces hommes soient ou pas malveillants ; le sujet est qu’ils ont tout simplement cessé d’être des hommes, ils se sont convertis en simples produits, disposés à convertir tous ceux qui les suivent en artefacts conçus à leur image et ressemblance. En s’éloignant de la loi naturelle, ils ont fait un pas vers le néant.

 

           Toute conduite dont la pertinence prétendrait avoir un peu de poids au-delà du sentiment expérimenté à chaque instant n’aura plus aucun intérêt. Et dans une situation où quelqu’un oserait qualifier une conduite de bonne ou mauvaise, il sera vite ostracisé et bâillonné   au bénéfice de celui qui dit : « Moi, je veux ». L’unique motivation que les manipulateurs accepteront sera celle qui sera guidée par leur force émotive. Pouvons-nous imaginer qu’entre toutes les impulsions qui meublent des esprits vidés de tout motif « rationnel » ou « spirituel » une d’entre elles soit aimable ? Peut-être, mais arrachée à cette loi naturelle qui l’expliquait et la nourrissait, cette impulsion aimable sera abandonnée à son sort sans espoir d’influence aucune. Il apparait tout aussi improbable qu’une personne livrée au dictat de ses sentiments et émotions puisse réussir à être bonne ou droite ; tôt ou tard, ses impulsions gentillettes disparaitront étouffées face à la puissance d’impulsions capricieuses, libérées de tout frein moral. Et qu’offre le manipulateur aux hommes qu’il prétend abolir – se demande Lewis- ? La même chose que Méphistophélès à Faust : « Donne-moi ton âme, je te donnerai le pouvoir ! » C’est le marché du magicien.  Mais dès que nous avons abandonné notre âme, c’est-à-dire notre moi, le pouvoir ainsi acquis ne peut nous appartenir. En fait, nous devenons les marionnettes et les esclaves de ce à quoi nous avons donné notre âme. Nous ne pouvons pas livrer nos prérogatives et en même temps les étreindre. Ou nous sommes des esprits rationnels contraints d’obéir aux lois qui se détachent de la loi naturelle, ou bien nous sommes de la matière première façonnable au gré des caprices de nos maîtres.

 

            Lewis conclut que seule la loi naturelle fournit aux hommes une norme d’agissement commun qui englobe les législateurs et les lois. Lorsque nous cessons de croire en des valeurs qui s’extraient de cette loi naturelle, la norme se convertit en tyrannie, et l’obéissance en esclavage.  « Pour les sages d’autrefois, le problème essentiel était de mettre l’âme en conformité avec la réalité, et les moyens d’y parvenir étaient principalement la connaissance, l’autodiscipline et la vertu. Pour la magie, aussi bien que pour la science appliquée, le problème principal est de soumettre la réalité aux désirs humains ; et la solution est une technique ; dans la mise en pratique de cette dernière, toutes les deux sont disposées à faire des choses considérées jusqu’alors comme repoussantes et impies- comme déterrer et mutiler les morts…l’objectif véritable consiste à étendre le pouvoir de l’homme au point que tout lui sera possible. Il rejette la magie parce qu’il n’y a pas réussi ; mais son but demeure toutefois celui du magicien ».

 

           Y sommes-nous englués ?  Tout concourt aujourd’hui à n’y pas végéter. Ne laissons ni la technologie ni la magie usurper notre conscience, convaincus que nous sommes qu’il n’est pas de civilisation solide, durable, sans vivants adossés aux fondations, pas d’autorité des hommes du présent sans une forme de ratification des fondateurs ; ceux-ci ont commencé, posé, déposé des ferments qu’il nous appartient de prolonger, faire éclore et fructifier, enrichir à notre tour.

 

Thierry Aillet, ancien Directeur Diocésain de l’Enseignement Catholique d’Avignon.