Les élections européennes approchent. Les candidats multiplient objurgations et promesses. Dans le flot des prises de position venues à ma connaissance, il en est une qui m’a frappé : un éloge de compliments à l’irénisme surréaliste…
APRES avoir proclamé que « la construction européenne a rétabli la paix entre des peuples autrefois ennemis », elle nous invite à considérer le scrutin du 25 mai comme « l’occasion pour nous de dire fortement notre reconnaissance à l’Europe » qui « nous a apporté tant de bienfaits ! ».
Car, en plus de « la paix entre les peuples », nous lui sommes redevables de « compréhensions mutuelles, dialogues culturels et religieux, monnaie unique, début de défense commune » et autres dons que je renonce à citer en détail.
La paix des nations vient des nations
Cette admonestation à bien voter a retenu mon attention non pas par son contenu, qui reprend les arguments bien connus des fédéralistes européens, mais par sa signature. Elle émane non pas d’un quelconque candidat du Modem mais d’un éminent prélat de l’Église de France. À ce titre, elle appelle réflexion et commentaire.
Je prends d’abord la liberté de corriger une erreur qui s’est glissée dans l’argumentaire épiscopal : non, ce n’est pas la construction européenne qui a rétabli la paix entre des peuples autrefois ennemis, mais c’est au contraire le rétablissement de la paix entre la France et l’Allemagne qui a permis la construction européenne. Cette vérité historique est facile à vérifier. Notre bulletin de vote peut être allégé du poids d’une reconnaissance superflue. Nous voici libres de chercher d’autres motifs à notre choix électoral.
Les « bienfaits de l’Europe »
Considérons alors tous les « bienfaits de l’Europe ». Faute de pouvoir les examiner ici un à un, je me limiterai à la monnaie unique.
Certes les cadres supérieurs des grandes banques allemandes et françaises l’acclament comme un bien parce qu’elle fait leur fortune, mais pour les chômeurs grecs et espagnols, elle est une calamité. Il est un peu surprenant qu’un haut responsable de l’Église se range dans le camp des premiers mais je n’ai pas qualité pour en juger. Ce que je puis dire avec certitude, c’est qu’il n’y a aucun lien entre l’élection à venir et la gestion de l’euro. Il en va de même pour la plupart des autres bienfaits évoqués.
Tant de confusion vient de ce que le mot « Europe » est imprécis. Il recouvre des institutions dont les compétences sont différentes, les relations complexes et l’efficacité variable.
Qui sait exactement quelles sont les responsabilités propres du Conseil européen, de la Commission de Bruxelles, de la Cour européenne de Luxembourg, de la banque centrale de Francfort pour citer les principales ?
Parlement incertain, élections insaisissables
Arrêtons notre attention sur le Parlement de Strasbourg puisque c’est lui qui est l’objet de l’élection à venir. Toute déférence mise à part, je mets l’archevêque que j’ai cité au défi de définir la nature et les limites des compétences législatives de cette tumultueuse assemblée. Je ne le blâmerai pas d’avoir des difficultés à répondre. Les non-initiés, c'est-à-dire l’immense majorité des électeurs, auront encore plus de mal à le faire. Les députés ajoutent eux-mêmes à la confusion en votant à tort et à travers des « résolutions » sur des sujets qui ne relèvent pas de leur autorité. Ils ont par exemple pris un parti véhément en faveur du mariage homosexuel, sans être mandatés par personne pour en délibérer.
C’est pourquoi l’enjeu du scrutin du 25 mai est insaisissable. Certains candidats essaient d’éveiller une étincelle d’intérêt chez nos concitoyens en proclamant que, cette fois, nos votes vont permettre de désigner démocratiquement le futur président de la Commission. C’est un faux semblant de plus. À supposer que les électeurs se soucient de savoir si M. Juncker est plus qualifié que M. Schutz pour occuper le poste, le dernier mot ne leur appartiendra pas.
Des élus sans électeurs
Le caractère obscur de l’élection à venir ne s’arrête pas là. Puis-je demander respectueusement au prélat en question le nom du député qui l’a représenté au Parlement européen ces cinq dernières années ? Je crains qu’il ait à nouveau du mal à me répondre. Qu’il se console en sachant que la totalité des Français est dans le même cas.
Le mode de scrutin, la délimitation des circonscriptions électorales, le système de composition des listes de candidats se conjuguent pour affranchir les élus de tout ancrage local. Un député européen n’a pas d’électeurs et les électeurs n’ont pas de député.
Un parlement sans peuple
Notre archevêque achève son exhortation par un vibrant appel : « Sans faute, votons ! » Pourquoi nos concitoyens se déplaceraient-ils pour élire des députés insaisissables appelés à débattre de sujets incertains ? Le bon sens populaire s’est résigné depuis longtemps. Le premier scrutin européen, en 1979, avait mobilisé 60% des Français. Une abstention de 40% signifiait déjà une perplexité significative.
Au fil du temps, la masse des non-votants n’a cessé de grossir. En 2009 elle a compté 60% de notre peuple. Je suis prêt à parier que l’appel épiscopal ne fera pas baisser cette proportion. Si elle rétrécit, c’est parce que certains électeurs seront sortis de l’abstention pour manifester leur défiance. Dans un cas comme dans l’autre, la nouvelle assemblée aura encore moins de légitimité populaire que l’ancienne. Elle formera, comme un journaliste l’a dit joliment, un Parlement hors-sol.
Une dérive technocratique sans fin
Les responsables politiques qui ont créé le Parlement européen — Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt — lui ont donné pour vocation de combler le « déficit démocratique » dont souffraient les institutions communautaires. Une assemblée élue au suffrage universel contrerait, pensaient-ils, les tentations bureaucratiques des administrations de Bruxelles. Leur projet a échoué. Le déficit démocratique n’a pas été réduit. Il est plus béant que jamais.
Le Parlement a des racines populaires trop chétives pour remplir la difficile mission qui lui a été confiée. Sa carence laisse la lourde machinerie européenne dériver vers une fin inexorable : l’organisation technocratique de notre continent.
Un réseau de règles uniformes et abstraites enserre de plus en plus étroitement nos vingt-huit peuples. Mais, comme nous le voyons avec la gestion de la monnaie unique, leurs vies concrètes, diverses et changeantes ne se plient pas si aisément à des directives trop centralisatrices. L’Union européenne, ne sachant comment résoudre les contradictions que son fonctionnement suscite, se réfugie dans une fuite en avant de plus en plus dangereuse.
Selon moi, ce grave problème devrait être débattu d’urgence par les vrais amis de l’Europe unie. La campagne électorale actuelle me fait penser qu’il y en a peu.
Michel Pinton est ancien député au Parlement européen.
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