La visite à Paris du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan (photo) attise les divisions françaises sur la candidature de son pays à l’Union européenne. En France, il n’y a que les socialistes et Jacques Chirac qui soutiennent l'ambition turque.
Au nom d'une Europe "ouverte". Mais ouverte à quoi ? La question n’est pas morale ("accueillons l’étranger"), ni même religieuse ("laïques de tous les pays, unissez-vous"), mais bien politique. Tout comme ils donnent sa légitimité au politique, l’histoire, le droit et la culture des peuples concernés éclairent le problème.
1/ La Turquie et l'histoire
Il n'est effectivement pas douteux que le christianisme a pris sa source au Proche-Orient, et pour partie sur le territoire de l'actuelle Turquie : s'y trouvent les ruines de cités ayant accueilli quelques unes des missions de saint Paul, ou abrité la vieillesse de saint Jean et celle de Marie comme Ephèse. S'y sont épanoui le premier royaume chrétien (Edesse) et les plus brillantes cités byzantines, au premier rang desquelles Constantinople, bien sûr. Dont acte. Mais ce sont des ruines ! Quant à Constantinople, elle s'appelle Istanbul, et Sainte-Sophie a été transformée en mosquée sans qu'il soit question, ni de près ni de loin, de revenir en arrière.
Les excursions de touristes plus ou moins arrangées en pèlerinage ne changeront pas cette réalité : la vie chrétienne, dans sa substance même, en a été systématiquement éradiquée par les Turcs depuis de longs siècles. Les derniers épisodes de cette extraction méthodique se situent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe : les Grecs d'Asie mineure sont expulsés vers les îles méditerranéennes dont ils constituent aujourd'hui la majorité de la population (les différends gréco-turcs sur la délimitation des frontières maritimes et le contrôle des eaux y trouvent en partie leur origine), et les Arméniens subissent un terrible génocide, un peu trop oublié. Les (très) maigres vestiges de populations chrétiennes subsistant dans l'actuelle Turquie ne peuvent changer une réalité massive : ce pays a délibérément et de longue date coupé ses racines chrétiennes pour lui substituer, en tout ce qu'une civilisation comporte d'expressions, de la culture au droit, des racines musulmanes.
On pourrait imaginer, certes, un profond aggiornamento de la part des autorités turques sur ce sujet : par exemple en commençant par reconnaître le génocide arménien ou par abroger la loi qui exige du patriarche de Constantinople la nationalité turque... Ce n'est manifestement pas à l'ordre du jour ; d'où d'ailleurs l'inquiétude de ce patriarcat qui voit la base sur laquelle il repose se réduire comme peau de chagrin, mettant en péril son existence même (c'est sans doute une des raisons de la prise de conscience du besoin d'un rapprochement avec Rome, et inversement un aliment de l'ambition croissante du patriarcat de Moscou à lui ravir la primauté d'honneur dans le monde orthodoxe). Demander aux autorités turques d'y procéder, au-delà de la façade politico-juridique des droits civils et politiques, serait probablement déraisonnable : le réalisme et la prudence politique exigent de prendre en compte la totalité de la réalité historique sans chercher à restaurer ce qui est manifestement révolu.
À toutes fins utiles, rappelons qu'au moment où les chefs d'État et de gouvernement européens se réunissaient à Bruxelles, en juin dernier, pour trouver un compromis sur la Constitution européenne, la Turquie accueillait une réunion de l'Organisation de la conférence islamique : pourrait-elle faire ainsi le grand écart à l'intérieur de l'Union européenne ?
A contrario, il faudrait envisager d'étendre l'Union européenne jusqu'au Liban, voire en Israël. Vaste programme...
2/ La question de la Turquie en Europe ne se confond pas avec la question du rapport à l'islam
Que nos pays abritent aujourd'hui une forte minorité musulmane est un fait ; que cette minorité ait le droit de pratiquer sa religion ne doit ni ne peut être contesté ; qu'il soit même illégitime de lui imposer des prescriptions manifestement opposées à sa pratique religieuse dès lors qu'elles ne contredisent pas l'"ordre public" (au sens plein et non au sens policier), et notamment les principes de notre civilisation, (je fais évidemment allusion au port du voile pour le premier aspect, en l'opposant à la polygamie et à l'asservissement de femmes pour le second), peut être soutenu à bon droit.
Ces dispositions ne sont d'ailleurs que la mise en œuvre des principes de notre propre civilisation. Mise en œuvre qui comporte nécessairement un corollaire : celui d'une assimilation indispensable des populations immigrées, qui sera lente et progressive certes, mais qui doit se faire sans être entravée par un facteur exogène que constituerait la présence d'un État turc.
Précisons la pensée sur ce point : assimilation ne signifie pas renonciation à la religion musulmane ; mais certainement une évolution de celle-ci qui la rende compatible avec nos propres valeurs. On sait quel chemin ardu et long doit être parcouru à cet égard, qui ne nécessitera pas moins de trois ou quatre générations.
Autre est la question d'inclure de jure un monde musulman dans un ensemble politique à prétention supra-nationale et quasi-étatique. Il m'apparaît évident qu'elle serait antinomique avec ce processus ; bien au contraire elle favoriserait l'apparition d'un communautarisme irrépressible sous influence turque, avec l'émergence inéluctable d'un droit non plus objectivement fondé sur l'appartenance géographique à une nation d'accueil -- qui est celui sur lequel se sont construits tous les pays européens depuis le début de l'époque médiévale --, mais d'un droit subjectif d'appartenance communautaire : cette coexistence de communautés étrangères les unes aux autres, régies par des droits personnels différents, sur un même territoire caractérisait les peuples "barbares" (il a fallu plusieurs siècles pour l'effacer : ce fut en partie le sens du retour au droit romain de la période médiévale), ou la domination coloniale avec ce qui s'ensuivit.
Faut-il avoir peur (je renverse la proposition) d'une reconnaissance du monde musulman en tant que tel, distingué des populations musulmanes immigrées en terre européenne, dans sa spécificité culturelle et politique ?
La reconnaissance de ce qui nous fonde en tant que société va de pair avec celle des autres. Ce n'est pas rejeter l'autre que de reconnaître les différences d'identité : bien au contraire, cette démarche est le fondement d'un respect acceptant en l'autre ce qui le constitue différemment dans son identité irréductible et qui fonde sa propre dignité et sa propre autonomie, y compris en matière politique (sauf à vider celle-ci de son sens). Au demeurant, j'y vois la seule condition d'un dialogue sérieux et fécond avec le monde musulman qui, à l'inverse, ne pourra jamais naître dans la confusion ou la négation des différences.
Que ce soit difficile à appréhender dans un contexte culturel marqué par le syncrétisme et le relativisme, on l'admettra bien volontiers ; mais cela n'en reste pas moins fondamental si l'on veut construire sur autre chose que du sable. Voilà la source d'un véritable pluralisme ; et, accessoirement sur un plan diplomatique, un levier de négociation avec les pays musulmans (à condition de vouloir s'en servir).
En d'autres termes, le progrès de la civilisation ne réside pas dans le mélange, mais dans l'approfondissement, du moins si nous reconnaissons la légitimité intrinsèque du fondement de la nôtre ! Donc la question posée par la candidature turque n'est pas celle de l'accueil de l'étranger, déjà posée par ailleurs et suffisamment complexe pour qu'on n'en ajoute pas, mais celle du sens de l'organisation politique.
C'est également comme cela, et pas autrement, que s'établira la distance à prendre avec l'actuelle diplomatie des USA au Proche-Orient.
Irréversible ?
Dernière observation enfin, mais qui n'est pas la moindre, si l'on veut être véritablement prophétique : les déclarations à l’emporte-pièce du président Chirac jugeant "irréversible" l’entrée de la Turquie dans l’U .E. (Bruxelles, 17 juin) comme celles de ceux qui ont en font un progrès inéluctable ne doivent en aucun cas impressionner. Ce n'est pas parce qu'une position semble irrésistible que l’avis contraire doit être "perdu d'avance" et discrédité. À ce compte, la profusion d’"adaptations" politiques à l’évolution des mœurs, par exemple, devrait nous faire abandonner tout de suite les terrains difficiles qui imposent d'agir à contre-courant. Vaine, à ce titre, la lutte en faveur du respect de la vie humaine, mais aussi, comme certains nous y ont incité pour la même raison, celui de la reconnaissance de notre héritage chrétien.
Cultivant le questionnement philosophique, méfions-nous instinctivement des idées dominantes et des solutions de facilité : elles cachent souvent un piège ou une faute.
> A lire sur ce sujet, le dossier du dernier numéro de Liberté politique (N° 26, été 2004) : "Les deux Europe, frontières et dépendances".
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