Le 3 octobre 2005 sera-t-il un jour à marquer d'une pierre noire dans le calendrier européen ? La question reste entr'ouverte puisque, à l'heure où j'écris, les 25 n'ont pas encore réussi à se mettre totalement d'accord sur les termes du mandat de négociation avec la Turquie, et que le gouvernement d'Ankara a déclaré vouloir examiner ce document avant d'envoyer une délégation à Luxembourg.
Jeux d'ombres sans doute.
Malgré un engrenage qui tourne imperturbablement depuis des lustres, chaque étape enchaînant la suivante comme Sisyphe à son rocher, malgré les pressions insensées exercées par les partisans de l'adhésion de la Turquie sur les pays les plus réticents, Chypre et Autriche en tête, et malgré l'ignorance méprisante affichée envers l'opposition croissante des peuples européens à une perspective qui leur semble contre nature, les jeux ne semblent pas définitivement faits... Combien de temps cette palinodie va-t-elle durer ? Combien de temps l'Europe va-t-elle montrer à la face du monde qu'elle est " malade de la Turquie ", selon l'expression heureuse et juste qui sert de titre au petit ouvrage qu'Annie Laurent vient de publier (*) à point nommé ?
Une synthèse de la problématique turque
Non que le contenu en soit original : à vrai dire, tout est connu sur le sujet et nos lecteurs y reconnaîtront l'argumentaire qui a structuré la lettre ouverte que la Fondation de service politique a adressée l'an dernier au président de la République et que beaucoup d'entre eux ont signée. Mais le mérite de l'auteur est d'y développer l'ensemble de la problématique de façon détaillée, documentée et organisée, avec parfois des informations inédites qui confirment que, décidément, la Turquie ne fait pas partie de l'Europe. Annie Laurent était d'ailleurs tout à fait qualifiée pour l'écrire, compte tenu de son expérience du Proche-Orient et des preuves qu'elle a su rassembler à l'appui de sa démonstration.
Le premier point fort de ce petit ouvrage, outre une lecture agréable, tient précisément dans la documentation rassemblée qui met en lumière cette contradiction profonde des dirigeants européens, entre élargissement et approfondissement, qui atteint ici son paroxysme. Elle ne peut déboucher que sur une crise politique majeure et dangereuse. On en vient à se demander si, en réalité mais de façon sournoise, certains d'entre eux ne cherchent pas à gagner du temps par de longues négociations parsemées d'embûches, en espérant qu'un accident les fera capoter sans qu'ils aient à trancher une question inavouable qui les divise : lâcheté pitoyable d'élites fascinées par les sociétés pluri-culturelles, comme si celles-ci avaient jamais pu fonder durablement un cadre politique.
C'est avant et non après la négociation que la question de principe doit être tranchée ; et le vain espoir d'un échec que l'on pourrait imputer à une Turquie qui dériverait, comme le renvoi de la décision ultime à un referendum terminal, ne sont que jeux dangereux et médiocres de défausse. "On ne dit pas non devant Monsieur le Maire après dix ans de fiançailles", sauf à courir le risque d'infliger au partenaire recalé une rebuffade dont il aurait raison de se sentir humilié. Après tout, la Turquie a aussi droit au respect !
La recherche de l'argument décisif
Reste la question de fond, qui constitue le cœur de l'ouvrage, et son second mérite : parmi toutes les bonnes raisons de ne pas faire de la Turquie un membre à part entière de l'Union européenne, quelle est la principale ? Quel est l'argument qui, en fin de compte, subjugue tous les autres ? Invitons chacun à un peu d'introspection pour convenir que la réponse est moins évidente qu'il y paraît.
Dans sa préface, Rémi Brague avoue que Annie Laurent l'a fait changer d'avis. Non sur la conclusion évidemment, mais sur ce point. Initialement, pour éviter le terrain culturel et religieux qui lui semblait piégé, il voulait s'en tenir à un critère purement politique qui fût indiscutable. En vertu du principe selon lequel "une entité politique doit avoir des frontières", il en déduisait la primauté de l'argument géographique. Ce livre l'a amené à revoir la question et à se replacer sur le plan de l'identité culturelle et religieuse de l'Europe. "Admettons provisoirement l'hypothèse (écrit-il dans la préface) selon laquelle on pourrait appliquer à l'Union européenne, entité politique, ce qui vaut de l'Europe comme civilisation. Si on l'accepte, on est entraîné à parler moins de la Turquie que de l'Europe elle-même. Et justement, le livre d'Annie Laurent, malgré les apparences, est bien au fond plutôt un livre sur l'Europe que sur la Turquie." Et de souligner "la honte et la haine des européens devant leurs propres origines, qui sont chrétiennes" ; leur "désir magique de nier le passé" ; ainsi que le paradoxe qu'il y a à refuser l'évidence historique des racines chrétiennes de l'Europe tout en souhaitant l'entrée de la Turquie précisément parce qu'elle est un "pays musulman"...
Tout cela est vrai et juste. Dirai-je cependant que j'ai, pour partie, fait le chemin inverse ? Non que je tienne pour mineurs les arguments tirés de la nature de société turque, de sa langue et de son rayonnement largement centrés sur l'Asie, de sa culture et de sa civilisation évidemment orientaux, tous caractères qui, en outre, demeurent profondément imprégnés par un islam, fût-il turquisé, totalement étranger à l'Europe. Se réfèrera-t-on à l'histoire ? Évidemment qu'elle est faite d'un antagonisme qui n'est pas fratricide comme l'ont été les conflits franco-allemands, mais qui est celui d'une rivalité de civilisations incompatibles. Mais en se référant à l'exemple de l'État d'Israël dont la loi fondamentale ne mentionne pas les frontières, Annie Laurent donne la clé de la réponse : "Le défaut d'inscription d'un tracé frontalier dans le texte suprême d'une entité étatique créée ex nihilo laisse la porte ouverte à toutes les expansions, à tous les élargissements, et entretient l'ambiguïté sur le projet politique lui-même" (p. 33 sq). Ce qu'elle résume un peu plus loin de façon lapidaire et définitive : "Le critère géographique est déterminant parce qu'il repose sur une réalité incontestable, la seule composante invariable de l'histoire, disait Bismarck" (qui savait de quoi il parlait).
" La géographie, seule composante invariable de l'histoire "
Eh bien oui ! La géographie est déterminante parce que, précisément, l'histoire, la culture, la civilisation, en un mot l'âme des peuples, ne sont pas des concepts éthérés et gyrovagues, mais des réalités concrètes, incarnées, enracinées et localisées ; et qu'elles le restent malgré la grande mobilité du monde moderne. D'où il résulte que les émigrants européens, après avoir franchi l'Atlantique ont forgé un autre peuple qui n'est plus européen mais américain, et que leurs successeurs hispanophones ou asiatiques ne dérogent pas à cette loi ; que les juifs d'Europe sont européens alors que leurs coreligionnaires du bord du Jourdain sont devenus Israéliens ; et que les pays musulmans des Balkans sont européens !...
Ajoutons simplement en corollaire que l'incertitude ou la contestation des frontières constitue le premier et principal facteur de conflits, comme le Proche-Orient nous en apporte la preuve quotidienne. La poursuite du projet d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne pourrait nous le rappeler à nos dépens.
Ne disconvenons pas de l'existence de franges, de marches, d'espaces de transition où l'on peut hésiter : Chypre en est une illustration qu'Annie Laurent met justement en lumière. Mais en ce qui concerne la Turquie, la réponse est claire, décisive et définitive.
Reste à ouvrir les yeux des aveugles qui, se tenant par la main, s'obstinent à nous conduire dans le fossé.
* Annie Laurent, L'Europe malade de la Turquie, préface de Rémi Brague, F-X.de Guibert, 22 septembre 2005, 171 pages, 18,05 €. Pour commander ce livre avec notre partenaire Amazon.fr : cliquez ici
Pour en savoir plus :
> Notre dossier complet : La Turquie a-t-elle sa place en Europe ?
> "Clarté sur la Turquie" : le discours de Valéry Giscard d'Estaing à la Convention de l'UMP sur l'Europe (Paris, 24 septembre 2005)
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