Jacques Julliard a raison. L'époque ne croit plus aux grands hommes ni aux génies littéraires et artistiques. Il faut dire qu'il n'y en a plus. Lady Gaga à la place de Mozart, Ellis à la place de Melville ? Que sont les Flaubert, Berlioz, Richard Strauss ou Thomas Mann devenus ? Notre post-humanité croit aux people, aux stars, quand il en reste, à son image dans Facebook, pas aux grosses têtes. Adolescent, j'ai assisté aux dernières apparitions des monstres sacrés, Canetti, Yourcenar, Karajan, à la télévision. Tous se sont envolés.
Tout s'est envolé, y compris le respect et le culte. Ce n'est sans doute pas plus mal. Mieux vaut un silence glacé qu'un culte inepte. On s'est mis à parler de Goethe pour les 250 ans de sa naissance, mais c'était pour lui reprocher le nazisme... Pourquoi ne pas reprocher aux Pieds nickelés l'affaire Bettencourt ? Ou à Molière la réforme des retraites, et à Balzac le déficit budgétaire ?
Les célébrations nous navrent, en cette époque profane et malpolie. On en oublie les anniversaires et les grands hommes. L'an dernier, j'ai oublié de rendre hommage l'un de mes écrivains fétiches, Gogol, dont on célébrait le bicentenaire de la naissance. L'homme du Revizor et des Âmes mortes, mot qui définit si parfaitement notre époque. Tuer l'âme des gens et spéculer sur du vide, des valeurs mobilières et immobilières, n'est-ce pas l'essence du système actuel ?
Cette année, c'est le centenaire de la mort de Tolstoï. Je relis La Guerre et la Paix, ce livre qui décrit comme aucun livre d'histoire la guerre napoléonienne. Tolstoï se méfie d'ailleurs des experts, des spetzi, comme dit Boulgakov, et qui ont mené le monde au bord de la catastrophe en moins de deux siècles : écologique, démographique, financière, spirituelle, culturelle et j'en passe.
Les basculements de l'esprit
Je ne vais pas me lancer dans un panégyrique en l'honneur de l'auteur d'Anna Karénine. Les compliments sont déplacés face au génie, et Tolstoï détestait ce mot. Je me contenterai de le citer. Voici ce qu'il écrit au soir de la bataille de Borodino que nous avons vécu intégralement avec lui :
Napoléon n'était pas le seul à éprouver le sentiment que son bras terrible retombait impuissant, comme il arrive en rêve : tous les généraux, tous les soldats de l'armée française éprouvaient le même effroi devant cet ennemi qui demeurait aussi menaçant... La force morale de l'armée attaquante, l'armée française, était épuisée.
Tolstoï ne croit pas trop aux spécialistes et aux génies militaires. Il croit en la force morale des peuples, en la force spirituelle de l'âme. C'est elle qui repousse l'ennemi, et c'est elle qui plus tard repoussera les nazis de la Russie éternelle. Il parle d'ailleurs et à juste titre d'une attaque de l'Europe occidentale contre la Russie. Hitler avait rassemblé vingt nations contre l'Union soviétique, et Napoléon presque autant. Le mur de Berlin fut édifié sur de vieilles ruines romaines.
Tolstoï est insurpassable dans l'art de décrire les basculements de l'esprit humain. Le prince André est blessé au cours d'une bataille, et voici ce qu'il pense dans un premier temps : Je ne veux pas mourir, j'aime la vie, j'aime cette herbe, cette terre et l'air. Et puis, deux pages plus tard : Mais qu'y aura-t-il là-bas et qu'est-ce qu'il y avait ici ? Pourquoi m'était-il si pénible de quitter la vie ? Il y avait quelque chose dans cette vie que je ne comprenais pas et que je ne comprends toujours pas.
Retour à la vie
Cette interrogation ontologique permanente poursuit ensuite Pierre Bezoukhov, l'un des 500 protagonistes de cette comédie surhumaine. Alors que Pierre, patriote russe mais francophile et francophone, a failli être fusillé par les Français, il souffre d'une crise morale grave.
Pierre ne s'en rendait pas compte, mais sa foi était détruite, la foi en l'harmonie du monde, en l'humanité, en l'existence de son âme, la foi en Dieu... Et maintenant il sentait que la source de ces doutes n'était pas en lui, que ce n'était pas sa faute si le monde s'était écroulé à ses yeux, ne laissant que des ruines absurdes. Il sentait qu'il n'était pas en son pouvoir de retrouver sa foi en la vie.
Et voilà qu'il rencontre Platon Karataïev, l'homme du peuple russe cher à l'auteur qui va le ramener à la vraie vie ; l'homme simple et profond, pour qui tout est facile, à l'opposé de l'homme ou de la femme modernes :
Il sentait que le monde qui s'était écroulé commençait à se réédifier en lui avec une beauté nouvelle, sur des fondements renouvelés, inébranlables... Chacune de ses paroles et chacun de ses gestes étaient la manifestation d'une activité dont il ne se doutait pas et qui était sa vie. Mais sa vie telle qu'il la sentait lui-même n'avait pas de sens en tant que séparée... Ses paroles et ses actes émanaient de lui aussi régulièrement, nécessairement et spontanément que d'une fleur son parfum.
La facilité de Tolstoï est celle de la source de montagne. Il n'a pas besoin qu'on le fête, mais qu'on le relise, puisque, comme disait notre vieux philosophe Alain, on ne trouvera pas ailleurs l'équivalent.
Illustration : Léon Tolstoï, par Ilya Efimovich Repin (1887, détail).
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