Le procès de l'affaire d'Outreau n'en finit pas, pour le pire. L'audition publique du juge d'instruction Burgaud, devant la Commission d'enquête parlementaire, le 8 février, ne peut, en conscience, laisser indifférent un avocat.

Par principe, je ne peux me prononcer sur un dossier dont je ne connais pas les détails. Ma connaissance de ce procès singulier dépend uniquement des médias. Si ma vision n'est pas à la mesure des faits, je crois en savoir assez pour déplorer le mode de fonctionnement de cette commission d'enquête. Un bouc émissaire chasse l'autre : où est le progrès ?

Une commission d'enquête inéquitable

Comment un avocat ne pourrait-il pas être choqué – le terme est choisi – par ce qu'il lit et voit. En effet, chacun semble s'exprimer ici ou là, de sorte que la confusion règne. Ce matin ce sera tel membre de la commission qui fera part de ses impressions à des journalistes. Demain, ce seront des négociations pour diffuser en direct – live – une audition d'un juge.

L'improvisation règne depuis le début. Le debriefing se fait à la télévision ou à la radio. Une chose est de vouloir faire comme les Américains (dont les méthodes ne sont pas parfaites, et même discutables), une autre est d'en être capable. L'amateurisme français est patent. Certes, il ne s'agit de faire un procès à l'envers, en mettant le juge, notamment, sur le banc des accusés, et les acquittés en position de plaignants. Il s'agit en théorie d'une enquête parlementaire qui a vocation à instruire le dossier d'une affaire hors normes pour en tirer des conclusions législatives. Il n'en demeure pas moins que cette commission d'enquête met en scène des personnes, en chair et en os, et renvoie donc à un dossier précis. Le rapport qui sera rédigé sera forcément lu à travers des noms, des visages, des fonctions. S'il ne s'agit pas officiellement d'un procès, le spectre d'un procès cherchant des responsabilités personnelles est en filigrane.

Dans ces conditions, l'avocat ne peut pas ne pas s'interroger sur une démarche qui doit garantir à chacun le respect d'une procédure équitable ; les Anglo-saxons disent : due process of law. Soit, il ne s'agit pas d'un procès à l'envers. Toutefois, ne seraient-ce que par l'ordre des auditions, les questions posées, la place dans la salle, la possibilité d'être accompagné, représenté, etc., cette enquête comporte nécessairement un aspect procédural dont le résultat sera un rapport parlementaire. En l'espèce, il n'y a pas de garanties : pour preuve, il n'y a pas de procédure déterminée, elle semble émerger au fil des jours au gré du déroulement des auditions (M. Houillon, rapporteur, a reconnu que la procédure se construit au jour le jour : cf. Le Figaro, 8 février 2006).

Cette enquête est incontestablement viciée au sens du droit processuel, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme car elle ne respecte pas l'égalité des armes. L'audition du juge d'instruction en est la preuve paroxystique. Ce n'est plus un malaise : c'est une faute grave, dont la portée est d'autant plus grande qu'elle émane d'une structure parlementaire, composée notamment d'anciens juges, avocats, garde des sceaux...

Ici, qu'il n'y ait pas d'ambiguïté : j'ai été effrayé – le mot est faible – par les déclarations de certains acquittés. On a envie de leur demander pardon, même sans les connaître, devant leurs vies brisées. Entendre l'ex-huissier retracer son histoire, la situation de sa famille (ou ce qu'il en reste) aujourd'hui ne peut laisser aucune conscience indifférente. Comment cela a-t-il été possible ?

L'objection de l'avocat

Au demeurant, et cette affaire en est l'illustration remarquable, l'avocat ne cesse jamais d'être un défendeur. Chacun doit pouvoir bénéficier d'un avocat authentique, indépendant, dont la mission consiste à défendre le mieux possible son client. L'avocat ne peut se satisfaire des méthodes de cette commission. Il ne faut pas se tromper de procès.

 

Mercredi, j'ai vu un homme écrasé littéralement sous une pression indicible. J'ai lu que Fabrice Burgaud, tel le condamné à mort, ne voulait pas entrer dans la salle ; c'est sur l'insistance du président qu'il a fait face à ce qu'il convient d'appeler un tribunal politique. Les propos du juge doivent être analysés au regard de cette pression. Si le juge a paru très fébrile, c'est sans aucun doute à cause du poids des évènements. Le fait qu'il ne se soit pas totalement effondré est déjà la preuve de sa solidité. Quoi qu'il en soit, cet homme est aussi brisé.

Sur le fond, la commission a fait preuve d'une hypocrisie parfaite : il ne s'agit pas de vous juger, vous n'êtes pas là devant un tribunal, mais devant une commission parlementaire qui veut vous "écouter", pour "comprendre", afin de "réfléchir" sur une réforme. Néanmoins, les questions entendues se sont avérées très directes : j'ai eu l'impression de me trouver dans un prétoire correctionnel, le juge faisant l'instruction à la barre. À quelques exceptions, les questions ont porté sur une instruction en particulier : pourquoi ne pas avoir conduit des interrogatoires séparés, plutôt que des interrogatoires " collectifs ". Bref, on a, nonobstant les dires préliminaires, cherché à mettre en difficulté le juge quant à la conduite de son instruction : "C'est un peu court comme réponse" (sic). L'homme a bien été jugé : condamné sans appel sur la place publique. Il est, au moins professionnellement, mort : quelle autorité pourra-t-il avoir demain dans une activité juridictionnelle ?

Que déduire encore de cette audition ? Le juge Burgaud est dépassé par les évènements. Visage livide. Broyé par la machine à fabriquer des boucs émissaires. C'est plus facile à dire qu'à mettre en œuvre, mais je regrette qu'un homme de la trempe de Jacques Isorni n'ait pas été là. À défaut de savoir qu'elle aurait été sa ligne de "défense" dans ce cas, il est probable qu'il aurait commencé par dénoncer le procès fait au juge. Un avocat qui ne parle pas n'est pas un avocat. Il ne se serait pas assis à côté de son client pour lui souffler des réponses ou lui passer des pièces de procédure (cela ne vise pas ses avocats qui ont respecté les "règles", mais étaient-elles légitimes ?). Il aurait, je crois, dénoncé les faux semblants, la mise en scène.

L'avenir : des codes ou des hommes ?

S'agissant de la réforme de la justice pénale en guise de conclusion du rapport parlementaire attendu, il est permis, là également, de s'interroger. Outre le fait que des membres de la commission, et non des moindres, ont déjà exprimé leurs idées, nous doutons de la pertinence de la méthode suivie. Il est réducteur de raisonner à partir d'une situation pour le moins symptomatique. Dès lors, tirer de cette enquête, des "vérités" de politique pénale est présomptueux. La question de la légitimité ou non du "juge d'instruction" implique de passer au crible l'ensemble de la procédure pénale, et même plus encore, l'esprit de notre tradition juridique. La France n'est pas les États-Unis, ni l'Angleterre. Vouloir modifier un aspect sans l'insérer dans un contexte aboutit souvent à des situations pires que celles que l'on veut corriger. En l'espèce, il est à craindre que le juge Burgaud ne concentre les maux d'un système positiviste. Trop d'intérêts sont en jeu. Il faut faire sauter le fusible.

Ce dont la justice pénale a besoin, c'est peut être d'abord de cohérence, et surtout d'une réflexion sur ses bases, son essence. Avant de rédiger un corps d'articles, d'inventer des nouveaux intervenants, il faut savoir ce que juger veut dire ; à chaque étape, de l'enquête au jugement proprement dit.

Ce n'est pas tant d'une enquête parlementaire dont nous avons besoin, ce sont d'esprits libres capables de défendre une certaine idée de la justice, de l'homme. Des avocats, des juges. Des vrais. Des professionnels responsables parce qu'ils savent que le droit, la justice, ne sont pas des données, mais le fruit de ce qu'ils sèment, tantôt le calme, tantôt la tempête. Quand on a la vie de personnes entre ses mains, on ne peut pas ne pas retourner sa conscience dans tous les sens avant de décider. Après, c'est parfois trop tard. Former d'abord les juristes au droit, plutôt que de réformer sans cesse les lois, n'est-ce pas la priorité ?

La commission s'en tiendra à une logique technique. Or la question est d'abord éthique. Des hommes se lèveront-ils pour rappeler que la justice est une affaire trop sérieuse, trop humaine, pour se réduire à des codes ? La justice demeure le miroir de ses auxiliaires. La vraie question n'est rien moins que métaphysique.

* Bertrand de Belval est avocat.

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