La plupart d’entre nous ont une idée très vague de la façon dont fonctionne un moteur à explosion, une direction assistée ou un GPS. Cela ne nous empêche pas de conduire correctement notre automobile, mais nous évitons de donner des leçons aux ingénieurs de chez Peugeot ou Mercedes, car nous sommes conscients de notre ignorance scientifique et technique. Malheureusement, cette retenue n’existe plus quand on passe du fonctionnement d’une voiture à celle d’une économie. Les prêts accordés par le système de banques centrales européennes aux banques commerciales (dites « de second rang ») en fournissent depuis quelques mois un triste exemple.
Dans un article intitulé « Les banques sommées de révéler ce qu’elles ont fait des aides de la BCE », Les Échos du 9 mai expliquent : « Malgré les 1 000 milliards d’euros de prêts exceptionnels délivrés récemment par la BCE, le financement de l’économie recule. À l’instar de François Hollande, Bruxelles et les eurodéputés demandent plus de transparence. » Ce quotidien économique cite notamment des propos du Commissaire européen au marché intérieur, un Français : « Je m’interroge sur ce que sont devenus ces 1 000 milliards. Il ne s’agit pas de pointer qui que ce soit, mais de savoir si cet argent est réellement allé dans l’économie. »
Ce cher commissaire semble croire que la BCE fabrique de l’argent et le prête aux banques de second rang pour qu’elles le prêtent à leur tour aux entreprises, aux ménages et aux administrations. Cela me fait penser à la campagne publicitaire que mena jadis un major de l’industrie pétrolière : « Esso met un tigre dans votre moteur ». Beaucoup de nos hommes politiques et de nos journalistes prennent au pied de la lettre la formule « injections de liquidités par les banques centrales ». Ce faisant, ils se comportent comme les enfants qui voyaient un félin se glisser sous le capot.
Si cette campagne publicitaire se déroulait actuellement, la dessinatrice des Triplés dans Le Figaro Madame ne manquerait pas de nous faire rire en nous montrant quelque action de ces bambins inspirée par leur croyance naïve à ce tigre pétrolier. Mais quand les leaders d’opinion et les responsables politiques ont, sur des sujets importants, la crédulité d’enfants de deux ou trois ans, j’ai beaucoup moins envie de rire.
Qu’est-ce que la monnaie ?
Que se passe-t-il donc réellement au sein de la communauté bancaire ? La monnaie est de nos jours une dette bancaire ayant certaines caractéristiques : il s’agit d’une dette envers un agent non bancaire, utilisable ad libitum pour éteindre les dettes les plus variées. Aucune banque ne détient de la monnaie ; seuls les particuliers, les entreprises, les associations et les administrations ont des créances sur les banques qui méritent d’être appelées monnaie.
Quand une banque prête, elle ne transmet pas à l’emprunteur de la monnaie qui serait en sa possession : depuis que les pièces d’or et d’argent ont été démonétisées, aucune banque ne possède de monnaie. Il faut se défaire de l’image d’une chose monétaire qui circulerait d’un agent à un autre ; ce que l’on appelle abusivement la « circulation monétaire » est un ensemble de créations et d’extinctions de créances. Si X doit 1 000 € à Y, il éteint cette dette en renonçant à 1 000 € de créance sur sa banque, qui se charge de faire apparaître une dette de même montant envers Y au passif de la banque de cet Y. Dans la réalité, ce que l’on appelle circulation de la monnaie est un ensemble de jeux d’écritures effectuées selon certaines règles, une multitude de débits et crédits sur des comptes tenus par les banques, et dont les titulaires sont des agents non bancaires.
Les banques ont évidemment des créances les unes sur les autres, faute de quoi elles ne pourraient pas réaliser les paiements dont leurs clients leur donnent l’ordre. Quand une banque A effectue pour son client X un paiement au profit du client Y de sa consœur B, A devient débitrice de B. Des millions de créances interbancaires font ainsi chaque jour leur apparition ; elles sont éteintes en grande partie par compensation, bilatérale ou multilatérale. Pour aller plus loin dans cette extinction, il est pratique de disposer d’une « banque des banques », autrement dit une banque centrale (BC).
La banque des banques
Une telle institution est le plus souvent aussi banque d’émission, c’est-à-dire qu’elle est débitrice des agents non financiers sous une forme particulière : le billet de banque (créance du porteur sur la banque). Mais en tant que banque des banques elle est débitrice et créancière des banques « de second rang » ; celles-ci trouvent pratique de régler leurs soldes de compensation en effectuant des virements de compte à compte sur les livres de la BC.
Les banques de second rang peuvent considérer ces créances à vue qu’elles détiennent sur la BC comme de la monnaie ; il s’agit toutefois de « monnaie banque centrale » qui doit être soigneusement distinguée de la monnaie détenue par les agents non financiers.
Cette monnaie BC sert à la BC à exercer une influence sur la distribution de crédit par les banques de second rang. La BC oblige en effet chaque banque commerciale à conserver un solde créditeur sur ses livres supérieur, en moyenne sur une certaine période, à une somme calculée d’après les éléments de son passif et, le cas échéant, de son actif. C’est ce que l’on appelle les « réserves obligatoires ». Si la BC ne prête directement ni à l’État ni aux autres agents non financiers, elle est (du fait de ses dettes envers le public – les billets) en position de prêter aux autres banques. En ajoutant à ses ressources en provenance du public des ressources en provenance des banques de second rang, elle oblige celles-ci à lui emprunter encore davantage. Et comme elle décide souverainement du taux de ses prêts aux banques de second rang, elle détient un « gros bâton » qui lui permet de dissuader les banques de distribuer trop de crédit : si elle juge que les banques exagèrent, il lui suffit d’augmenter le taux des réserves obligatoires ou celui de ses crédits pour rendre leurs opérations moins fructueuses, voire déficitaires.
Les freins à la distribution de crédit
La BC dispose ainsi d’un frein qu’elle peut actionner pour ralentir la distribution des crédits à l’économie. En revanche, ce qui peut lui servir d’accélérateur (diminuer le taux des réserves obligatoires et du crédit à court terme) est moins efficace : si les entreprises n’ont pas de débouchés en perspectives, les banques peuvent bien leur proposer des crédits à bon marché, elles ne vont pas s’endetter pour autant.
La BC peut cependant contribuer à desserrer un frein qui n’est pas le sien : celui que représente dans certaines circonstances la méfiance des banques les unes envers les autres.
Beaucoup de banques de second rang ont en effet une spécialité ; certaines sont bien placées pour ce qu’il est convenu d’appeler la « collecte des dépôts », expression malencontreuse (ce n’est pas une collecte comme celle que les laiteries effectuent chaque matin auprès des éleveurs !) qui désigne le développement des positions débitrices à l’égard des agents non bancaires ; d’autres ont peu de dépôts clientèle, mais accordent beaucoup de crédits. Les premières sont en position de financer les secondes ; elles le font ordinairement sur le marché interbancaire, sur lequel les banques en déficit de ressources clientèles empruntent à celles qui sont de ce point de vue en excédent. Mais il arrive que les banques n’aient plus confiance les unes dans les autres : dès lors le marché interbancaire se grippe, et les banques à excédent de crédits clientèle et autres emplois rémunérateurs sont conduites à prêter avec parcimonie. La BC débloque la situation en empruntant aux banques à excédent de ressources clientèle pour prêter à celles qui en manquent. C’est ce qu’ont fait récemment la BCE et le système européen de banques centrales.
Quand la BCE a prêté massivement aux banques de second rang, certains commentateurs se sont étonnés en constatant que les dépôts des banques à la BCE avaient pris le même ascenseur que leurs emprunts. L’explication est pourtant limpide : la Banque postale ou les Caisses d’épargne rechignaient à être créditrices des filiales de crédit des constructeurs automobiles ou des institutions de crédit à la consommation ; la BC a joué les go-between, empruntant aux premières et prêtant aux secondes. Elle n’a pas mis « de l’argent » à la disposition des banques ; elle a évité que les problèmes du marché interbancaire diminuent dramatiquement la distribution du crédit.
Les achats de titres publics
Les rachats de titres d’État par la BCE sont eux aussi mal interprétés. Des personnes qui n’y connaissent pas grand-chose s’offusquent : cette BC, selon elles, aurait prêté aux banques commerciales, à 1 %, de quoi souscrire à des emprunts publics rapportant entre 2 % et 6 % ! En réalité, les BC membres du système européen de BC ont saisi l’occasion de faire de copieux bénéfices : puisque les banques de second rang étaient prêtes à leur prêter à 0,25 % de quoi leur acheter des titres aux rendements dix fois supérieurs, pourquoi se seraient-elles gênées ? Leur position leur permettait de moins craindre le risque associé à la détention de titres espagnols, italiens ou français : tout en augmentant leurs bénéfices[1] elles ont rendu service à la communauté financière en achetant de tels titres qui brûlaient les doigts de beaucoup de ses membres, et aux États qui ont pu trouver plus facilement des souscripteurs pour leurs nouvelles émissions : c’est ce que l’on appelle du « gagnant-gagnant » !
Les invectives des ignares
Face à ces réalités, le débat politique relatif aux banques centrales est surréaliste. Des commentateurs lancent des invectives et réclament des réformes fantastiques en se basant sur des mythes vieux de dizaines, voire de centaines d’années. L’ignorance du fonctionnement réel du système bancaire est profonde, et par malheur les praticiens, incollables sur les modalités techniques, ont rarement les connaissances systémiques qui leur permettraient de remettre les pendules à l’heure. Cela montre combien grande est la responsabilité des théoriciens du système monétaire : s’ils avaient convenablement accompli leur devoir d’analyse et de vulgarisation, nous n’en serions sans doute pas là ! La monnaie et la retraite par répartition sont probablement les deux institutions économiques pour lesquelles le rapport entre l’état de leur connaissance et leur importance est le plus faible.
Indiquons, pour terminer, une dernière illustration de ce constat peu réjouissant : les accords de Bâle III obligent les banques à renforcer leurs fonds propres en proportion de leurs emplois (en gros, des crédits qu’elles ont accordés), et cela au moment où l’économie occidentale tourne au ralenti faute d’investissements et de développement des entreprises. Or les banques, dont les titres sont souvent à des prix modestes sur les bourses de valeurs, sont en mauvaise position pour réaliser de grosses augmentations de capital. Elles ont donc, pour la plupart, choisi de se défaire d’une partie de leurs actifs et de freiner la distribution de nouveaux crédits : si l’on voulait maintenir le marasme dans les pays développés, il serait difficile de pratiquer une politique plus efficace que celle-là ! Pourtant, presque personne ne dénonce ces accords hautement néfastes, alors que l’on crie de toute part haro sur les banques centrales qui, elles, font assez correctement leur travail au service de la croissance et de l’emploi. Ignorance, quand tu nous tiens…
Jacques Bichot est économiste, auteur Les enjeux 2012 de A à Z, Abécédaire de l'anti-crise.
Vous pouvez commander Les enjeux de A à Z : Abécédaire de l'anticrise à l'AFSP
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[1] Le Figaro du 14 avril annonçait à juste titre que la Banque de France avait battu ses records de résultats bruts en 2011 « du fait de la crise financière de la zone euro » ; il citait le gouverneur : « nous avons plus de revenus mais également plus de risques ». Le manque de transparence des comptes de la BCE et du système européen de banques centrales empêche de donner un résultat fiable pour l’ensemble de la zone euro, mais regardons outre Atlantique : la même année, la Fed a dépensé $ 4,1 milliards pour les intérêts versés, et obtenu $ 88 milliards en intérêts perçus (essentiellement sur les titres d’État) : emprunter aux banques à 0,25 % et prêter à l’État à environ 3 %, ça rapporte !
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