En plein cœur du mois d'août, Économie et Statistique, la revue de l'INSEE, publie deux articles fort intéressants sur les aspects familiaux de la fiscalité directe [1]. On y touche du doigt les effets curieux engendrés par la préférence française pour l'empilement des mesures sans égard à la cohérence d'ensemble.
Une telle lecture ne peut que mettre à mal le mythe du Français rationnel, cartésien, amateur de grands principes tout autant que de marivaudage.
La règle d'imposition commune des membres du foyer fiscal traduit, expliquent Legendre et Thibault, une norme de solidarité familiale. Le foyer fiscal est ainsi constitué en une entité de mutualisation des ressources, une unité où les différents revenus sont mis en commun . Un second principe est alors mis en œuvre, dit principe d'équité horizontale , qui se définit ainsi : il faut pareillement imposer les foyers fiscaux de niveau de vie identique . Ou plus précisément, selon la formule que j'emploie personnellement : à niveau de vie égal, taux d'imposition égal . Le troisième principe est celui de la progressivité de l'impôt, qu'Alfred Sauvy traduisait : il est normal de ponctionner une proportion plus importante du superflu que du nécessaire [2].
Premier constat : la formule du quotient familial ne respecte pas parfaitement le principe d'équité horizontale qui en constitue le fondement. Le nombre de parts fiscales est un peu trop important par rapport aux échelles de niveau de vie que proposent les statisticiens. Une petite dose de cadeau fiscal se mêle ainsi au respect de l'équité. Une première séance de liposuccion a éliminé en 1997 l'un des bourrelets de mauvaise graisse que présente le quotient familial [3], mais deux ou trois séances supplémentaires ne seraient pas du luxe.
Deuxième constat : un effet mal contrôlé de "télescopage" entre le barème par tranche, le quotient conjugal et le mécanisme de la décote [4] , que Legendre et Thibault décrivent ainsi : un couple disposant de deux salaires égaux et modestes a intérêt fiscalement à vivre en concubinage, car il bénéficie alors d'une double décote, et d'une double remise au titre du minimum de recouvrement [5]. J'ai moi-même, fut un temps, effectué beaucoup de démarches pour que l'on remédie à cette anomalie – en vain. Le problème tient au fait suivant : le législateur a perdu de vue la logique du quotient familial qui consiste à définir des modalités de calcul de l'impôt pour le revenu par part, et non pour le revenu (ou l'impôt) global du foyer fiscal. Cela ne le gène pas : notre État est dépourvu de principes, il légifère et réglemente au coup par coup, dans l'intention de favoriser tel comportement, telle situation, telle catégorie, en recourrant au type de mesure qui est à la mode à cette époque dans ce que Raymond Barre appelait le microcosme .
Une année, donc, l'attention fut attirée sur une réalité indéniable : la dureté du traitement fiscal infligé aux célibataires. Au lieu de rechercher ce qui n'allait pas dans l'application du principe du quotient familial, et de procéder aux corrections requises, le gouvernement se brancha, à la fois par idéologie et par souci d'économie, sur une formule destinée exclusivement aux personnes modestes. Comme il n'envisageait pas de faire une réforme à coût nul, ce qui aurait été possible en respectant le principe du quotient familial mais contraire au stéréotype d'un État qui est là pour faire des cadeaux, il trouva un gadget catégoriel procurant un bon effet d'annonce pour pas trop cher. Tant pis si cela introduisait un grain de sable dans le mécanisme harmonieux du quotient familial.
Troisième constat : avec la prime pour l'emploi, le mariage peut représenter une perte pour les concubins . En effet, quand un membre d'un couple gagne à peu près le SMIC, et l'autre le double ou un peu plus, le concubinage a un double effet : le mieux payé est davantage imposé, mais le moins payé perçoit la prime pour l'emploi qui lui aurait échappé s'il avait été marié, et le résultat est en faveur du concubinage. Conclusion de Legendre et Thibault : les concubins, avec la prime pour l'emploi, sont loin de toujours gagner au mariage . Comme dans le cas de la décote, un dispositif dont la logique (c'est peut-être un bien grand mot s'agissant d'un tel machin ) est étrangère à celle du quotient familial a été plaqué sur notre édifice fiscal sans souci de cohérence.
Zones de pénalité au mariage
Comme l'écrivent Amar et Guérin, dont l'étude corrobore celle de Legendre et Thibault, l'idée que le mariage permet de faire des économies d'impôt est largement répandue. En réalité, des dispositifs de redistribution en faveur des revenus modestes (prime pour l'emploi, décote, seuil de perception) se superposent au quotient conjugal et en modifient les effets. Se dessinent ainsi des zones de pénalité au mariage. Ces auteurs ont cherché à quantifier le phénomène : par exemple, 48 % des couples avec deux enfants se situent dans la zone d'avantage au mariage, 30 % dans celle à l'avantage des concubins, et 23 % dans celle d'équivalence. Quant aux retraités, 53 % ont fiscalement intérêt à être mariés, et 24 % à vivre en concubinage. Une autre méthode d'estimation, utilisant un modèle de microsimulation [6] fournit des résultats concordants. La proportion de ménages qui ont intérêt fiscalement à vivre en concubinage est la plus élevée quand on examine le cas des couples ayant un ou deux enfants.
Utilisant la même méthode (mais un autre modèle), Legendre et Thibault observent que le concubinage est plus fréquent pour les personnes à revenus modestes et les couples n'ayant pas beaucoup d'enfants, et que les concubins qui auraient fiscalement intérêt à se marier n'y gagneraient en fait pas grand chose (en moyenne 0,4 % de leur revenu), tandis que les couples mariés perdraient beaucoup plus à une imposition séparée. Peut-on en déduire que le choix entre mariage et concubinage obéit pour une petite part à des considérations fiscales ? Les auteurs ne vont pas jusque là, mais cela n'aurait rien d'incongru : on peut préférer le mariage, ou l'union libre, pour différentes raisons, les unes très nobles, les autres plus terre-à-terre ...
ISF et succession
Mais revenons au comportement du législateur en matière fiscale. Deux autres impôts directs doivent être examinés du point de vue des principes indiqués au début de cet article : l'ISF et l'impôt sur les successions.
Pour l'ISF, l'incohérence du législateur est manifeste : le fait que cet impôt ne tienne aucun compte de la composition du foyer fiscal est en contradiction absolue avec les normes de solidarité familiale et d'équité horizontale. L'espèce de schizophrénie qui se manifeste ainsi est typique de l'activité gouvernementale et parlementaire : deux questions analogues ont été abordées avec un regard totalement différent, parce que ce n'était pas à la même époque, parce que les préoccupations n'étaient pas les mêmes. Notons au passage que si l'ISF était familialisé , c'est-à-dire calculé par part de quotient familial ou conjugal, le problème posé par la multiplication des petits contribuables disparaîtrait quasiment : ce sont en général des couples dont le logement a pris de la valeur, mais pas au point de leur faire dépasser le double du seuil actuel de l'ISF (760 000 €). Malheureusement, l'idée d'une familialisation de l'ISF est sans doute trop simple et trop conforme à un principe fort et clair pour être seulement envisagée par nos gouvernants : il leur faut quelque chose de plus compliqué. Remarquons aussi que s'il existait dans le code des impôts un principe général d'indexation par défaut de tous les seuils et barèmes fiscaux, au lieu que gouvernement et Parlement soient théoriquement tenus de réexaminer chaque année des centaines de montants, travail concrètement impossible, le seuil de l'ISF aurait été tranquillement réévalué année après année, ce qui aurait évité bien des affrontements pénibles et des discussions oiseuses ...
En ce qui concerne les successions, l'actuel Président de la République, lorsqu'il était ministre des Finances, a donné un exemple de confusion que nous avons exposé en son temps dans ces colonnes : l'introduction d'un abattement sur la totalité de l'héritage, ne tenant pas compte du nombre de bénéficiaires. Dans ce cas d'école, on voit à nouveau les conséquences d'une absence de principes clairs. Tacitement, il était admis que, lors d'une succession, les contribuables sont les héritiers. Mais ce principe n'était pas écrit noir sur blanc dans le code, peut-être parce qu'il est de simple bon sens. Il a donc été possible à des hommes qui ne s'élèvent pas au niveau des principes de proposer (pour les uns) et de voter (pour les autres) une mesure en contradiction avec lui. Il a été introduit dans la loi l'idée d'une taxation du de cujus, sous la forme un peu subtile d'une franchise portant sur le montant de l'héritage indépendamment du nombre et de la qualité des héritiers. La taxation doit-elle porter sur le défunt, ou sur les héritiers ? La question n'a même pas été posée ; on a pris une mesure introduisant une pincée d'imposition du mort, comme s'il avait encore des biens, des droits de propriété, dans un dispositif qui obéissait jusqu'alors complètement au principe de bon sens selon lequel le contribuable, c'est l'héritier.
Relativisme forcené
Notre droit fiscal n'est pas malheureusement pas le seul domaine dans lequel se manifeste un déficit de réflexion politique au niveau des principes. L'éloge du pragmatisme qui revient régulièrement dans la bouche de nos dirigeants n'est le plus souvent que la justification de cette autorisation qu'ils se donnent de faire tout et n'importe quoi, sans souci de logique ni de cohérence.
Autant le dogmatisme est néfaste, autant ce relativisme forcené gangrène notre vie politique et met en danger la démocratie. C'est d'ailleurs ce que montre le remarquable ouvrage de Raymond Boudon, Renouveler la démocratie – Éloge du sens commun (Odile Jacob, 2006) — dont on ne saurait trop recommander la lecture. Le vrai et le juste existent, et il est bien dommage que nos hommes politiques fassent pour ne pas les rencontrer des efforts couronnés de succès.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon III).
Notes[1] François Legendre et Florence Thibault, Les concubins et l'impôt sur le revenu en France ; Elise Amar et Sophie Guérin, Se marier ou non : le droit fiscal peut-il aider à choisir ? , Économie et Statistique, n° 401, 2007.
[2] Cette formule correspond exactement à la loi des utilités décroissantes (on peut se passer plus facilement d'une troisième voiture que d'une première). De ce fait, la position de divers économistes qui, comme moi, se disent libéraux, en faveur de la flat tax, impôt strictement proportionnel au revenu, me paraît relever davantage d'un effet de mode que d'une analyse robuste des conditions de la justice et de l'efficacité. En fait, l'attachement aux libertés est tout à fait cohérent avec le choix d'un impôt sur le revenu progressif, dès lors que ses taux n'atteignent pas des niveaux rendant cet impôt confiscatoire pour certains. Notre langue ne s'y trompe pas, qui parle de libéralités lorsqu'un riche fait un usage généreux de sa fortune. Comment un libéral authentique pourrait-il ne pas souscrire à la condamnation de l'avarice à laquelle Yves Meaudre se livrait il y a peu dans ces colonnes (Décryptage, 11 août ) ?
[3] Il s'agit de la demi-part qui était attribuée systématiquement à tout célibataire ayant charge d'enfant. Deux concubins élevant deux enfants pouvaient, en en déclarant fiscalement chacun un, bénéficier chacun de deux parts, soit quatre au total là où un couple marié en a trois. En 1997, un amendement dû à Charles de Courson a soumis le bénéfice de cette demi-part à l'absence effective de vie en couple.
[4] La décote fiscale est une réduction d'impôt accordée aux contribuables modestes : pour l'impôt sur les revenus 2006, par exemple, il fallait que le calcul de l'impôt avant décote ait un résultat inférieur à 828 € - cela quelle que soit la taille du foyer fiscal, ce qui a comme conséquence de rendre non imposable un célibataire dont le revenu net imposable 2006 ne dépasse pas 11 265 € , tandis qu'un couple marié gagnant le double paye 534 €.
[5] Pour l'impôt sur le revenu, le fisc ne met pas en recouvrement les sommes inférieures à 61 € avant déduction des crédits d'impôt et à 12 € après déduction.
[6] Ces modèles reposent sur l'utilisation d'un très grand échantillon représentatif de la population que l'on veut étudier : l'ordinateur effectue les calculs requis sur chacun des individus ou ménages qui figurent dans la base de données (il y en a des dizaines de milliers), et en tire des statistiques.
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