Rares sont les représentations théâtrales dont on peut faire aujourd'hui un éloge appuyé. Combien de fois le professeur doit réprouver les mises en scène où l'esthétique de la surprise voisine si souvent avec le vulgaire ? Mais une fois n'est pas coutume. C'est la joie de cette fin d'année, l'avant-dernière pièce de Molière fait un tabac au Théâtre de Paris.

Les Femmes savantes est une pièce profonde sur la difficile entente des hommes et des femmes. Mise en scène par Arnaud Denis, elle livre une lecture fine et enlevée d'une question qui n'a pas varié. Intemporel Molière ! La pièce n'a pas pris une ride, elle prend même un relief saisissant au temps de la femme masculine et faussement libérée de notre postmodernité.
Aimer librement
Si le dramaturge s'était à de nombreuses reprises emparé de la question de la femme avec des pièces légères comme les Précieuses ridicules ou plus graves comme l'Ecole des femmes, il n'a pas cantonné le thème à ces deux seules pièces. On peut même dire que toutes ses pièces ont manifesté un touchant intérêt pour celle qui à l'époque, sous l'autorité d'un père ou d'un mari, d'un frère quelquefois, voulait aimer librement, celle qu'il a si bien comprise en homme et en artiste.
Chacune de ses œuvres ne prend-elle pas sens grâce à l'heureuse issue de l'amour des jeunes amants un temps contrarié par un père farfelu ? La vivante Henriette des Femmes savantes s'inscrit dans cette veine-là. Elle révèle par l'humble intelligence de ses répliques l'exemple de la juste liberté de l'amour vrai qui aura à la fin raison de la contrainte d'un père mené par le bout du nez ou de la violence d'un hypocrite Trissotin : Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être, / Et je sens que du mien Clitandre s'est fait maître. , ou encore qu'il ne fait pas bien sûr [...] d'épouser une fille en dépit qu'elle en ait .
Les alexandrins fusent, les scènes pittoresques se suivent : de Bélise (Virginie Pradal) avec ses folles visions autour de l'ingénieux quiproquo qui plante les rites précieux auxquels elle se conforme, une pseudo déclaration d'amour suivi d'un prompt courroux ; la colère du faible Chrysale (Jean-Pierre Leroux) qui explose tout à coup, ose dire leurs vérités à sa femme et à sa sœur, si vaines dans leurs prétentions à la science ou aux seules choses de l'esprit, inégalable moment de drôlerie quand le tempérament sanguin le révèle dans son égoïsme foncier au renvoi de Martine (Nicole Dubois) ; le récital poétique de Trissotin (Arnaud Denis) sommet bien sûr de la pièce ; le dénouement et son incontournable deus ex machina, coup de théâtre ne heurtant pas la psychologie des personnages et où Philaminte, Henriette (Marie-Julie Baup) et Clitandre (Jonathan Bizet) rivalisent de grandeur d'âme.
Portent la pièce, Trissotin [1] et Philaminte quoiqu'on ne puisse en vérité éliminer du succès un seul acteur de la troupe. Le jeune metteur en scène et acteur campe insolemment, superbement et magnifiquement le pédant maniéré qu'il joue si juste dans son libertinage donjuanesque ou dans sa tartufferie éhontée, c'est selon, les longs cheveux noirs gominés encadrant une figure blême aux lèvres pourpre : dangereux vampire plus que pique-assiette inoffensif.
L'éducation par le rire
La lourdeur du salon de Philaminte – c'est une tour que cette femme-là (mais n'en disons pas plus) – emporte un rire communicatif riche des fadaises et des métaphores usées en lieu et place de la pétulance ou de la verve spirituelle qui siéent aux salons aristocratiques de l'époque. Molière s'en donne à cœur joie dans une dénonciation parfaite du maniérisme. L'extase nourrie des plats commentaires à propos des sots poèmes précieux achève de mettre la salle au comble de la gaieté, dressant du salon de nos savantes une peinture truculente.
Le rire déploie ses vertus éducatives : chacun sort avec son compte de remises en question, concerné ou par l'égoïsme des hommes ou la vanité des femmes épinglés, la volonté de puissance des uns ou la défiguration des unes lorsqu'elles portent culotte... Une chose est sûre : Molière, s'il sait caricaturer la femme dominatrice ou bas bleu, sait également la défendre dans son aspiration la plus haute. En face d'une fiévreuse Armande (Elisabeth Ventura) dépitée, il met dans la bouche de Clitandre dont l'âme et le corps marchent de compagnie une belle défense du mariage et donc de la femme :

J'aime avec tout moi-même et l'amour qu'on me donne
En veut, je le confesse, à toute la personne.
Ce n'est pas là matière à de grands châtiments ;
Et sans faire de tort à vos beaux sentiments,
Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode,
Et que le mariage est assez à la mode,
Passe pour un lien assez honnête et doux.

Le contentement des spectateurs réjouit les visages et emporte vite déceptions et inégalités de jeu dont nous ne parlerons pas. Nous ne voulons retenir que le pur plaisir théâtral qui ne touche pas que l'esprit mais aussi au cœur. C'est le grand secret de Molière que ce génial art d'agréer.
C'est pour cela que pour l'amour de Molière, sans critique aucune, souffrez chers acteurs qu'on ne vous lance, en applaudissant encore, qu'un très grand merci !

  • Mise en scène d'Arnaud Denis

Avec Jean-Laurent Cochet, Arnaud Denis, Marie-Julie Baup, Elisabeth Ventura, Jonathan Bizet.
Petit Théâtre de Paris. Jusqu'au 16 janvier 2010. De
31 à 37 euros, 15 rue Blanche, Paris 9e
01 42 80 01 81, Métro : Trinité – d'Estienne D'Orves. Réservation

[1] Molière cite textuellement, pour s'en moquer, deux poèmes extraits des Œuvres galantes de l'abbé Cottin. Celui-ci l'avait accusé d'athéisme à propos de Tartuffe.

 

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