Un beau pavé dans la mare, voilà ce qu'est l'ouvrage de Joseph Stiglitz paru en France chez Fayard au début de l'été sous le titre accrocheur autant que vague de la Grande Désillusion.
À première vue pourtant, il sent le piège d'un marketing trop voyant : de la part d'un ancien membre du comité des conseillers économiques du président Clinton, puis responsable des études économiques de la Banque mondiale, lauréat du prix Nobel d'économie en 2001 pour ses travaux sur la dissymétrie de l'information, un livre dont le titre est affublé d'une bande-annonce provocatrice qui déclare au chaland que " la mondialisation, ça ne marche pas... " et qui paraît quelques semaines avant le sommet Johannesburg comme pour surfer sur la vague médiatique, est suspect. Un coup d'œil à ce qui tient lieu de table des matières ne fait qu'aggraver les soupçons : avec seulement dix malheureuses lignes, on craint le pire sur le contenu des quelque 300 pages.
Ne vous arrêtez pas au flacon : vous auriez tort. Goûtez-le et vous ne serez pas déçu. Ce n'est peut-être pas une somme magistrale ; le style en est plutôt relâché et comporte beaucoup de redites ; en un mot, il est un peu brouillon. Ses contempteurs reprochent surtout à l'auteur d'y régler des comptes ; mais qu'importe si les comptes sont justes. Car Joseph Stiglitz a fait mouche.
Quoiqu'en laisse accroire l'éditeur, le propos n'est pas de vouer aux gémonies une mondialisation qui, au sens strict de la suppression des entraves au libre-échange et de l'intégration des économies nationales grâce à l'action d'institutions conçues pour amener la croissance économique à tous, peut être bénéfique et capable d'enrichir tous les habitants de la planète, en particulier les pauvres ; mais plutôt la façon dont elle est gérée. C'est le FMI qui est dans le collimateur, et ceux qui, autour de lui et avec les moyens dont il dispose, ont ruiné nombre de pays en développement à l'occasion des crises subies au cours des cinq dernières années.
D'une certaine façon, ces crises furent comme le chemin de Damas de Joseph Stiglitz : elles lui ont révélé que, dans cette enceinte, la prise de décision n'était régie ni par ce qui était économiquement souhaitable ni par le souci d'une bonne politique. " Elle était fondée sur un curieux mélange d'idéologie et de mauvaise économie, un dogme qui dissimule parfois à peine des intérêts privés ". Ce n'est pas d'aujourd'hui, loin s'en faut, que le FMI est mis sur la sellette, sans grande conséquence d'ailleurs. Mais c'est la première fois qu'il l'est par un homme du sérail dont le premier atout est de connaître de l'intérieur les rouages d'une institution mythique et discrète, et dont le second est d'être au même niveau de compétence que ceux dont il dénonce le comportement.
Que les plans de sauvetage lancés par le FMI depuis une demi-douzaine d'années aient échoué n'est plus un secret pour personne ! Pourquoi ? Là est la question. À ceux qui n'ont pas eu le temps de regarder en arrière pour réfléchir à ce qui s'est passé, le long rappel de ce que furent les dernières crises des paiements ; celle des pays asiatiques en 1997 et celle de la Russie en 1998, ne sera pas inutile puisque apparemment les leçons du passé n'ont pas été apprises : il permet de documenter sérieusement la démonstration. Car c'est bien le problème : des échecs successifs, aussi manifestes que répétés, n'ont rien changé au fameux " consensus de Washington " établi entre le FMI, la Banque mondiale et le Trésor américain qui sert de fondement doctrinal à leurs interventions.
Ce qui est en cause, c'est le triptyque monétariste et libre-échangiste systématiquement appliqué à tous les pays en développement ou en transition, en toutes circonstances et quelles qu'en soient les conséquences : " austérité, privatisation, libéralisation ". Or l'austérité, c'est-à-dire un équilibre, voire un excédent, impératif et absolu, des finances publiques appliqué en dehors de toute inflation ou en l'absence de matière fiscale comme c'est souvent le cas dans le tiers-monde, débouche inéluctablement sur la récession et pèse d'abord sur les plus pauvres puisque sont sacrifiés en premier lieu les équipements publics et les programmes sociaux.
La privatisation, quand n'existent ni les relais privés ni les cadres juridiques, bancaires et sociaux indispensables et que l'esprit d'entreprise fait défaut, est toujours synonyme de disparition de pans entiers d'activités : il n'est pas vrai, malgré les incantations contraires de ceux que Joseph Stiglitz nomme les " fanatiques du marché ", que celui-ci prenne naturellement le relais de l'État qui n'a, bien souvent en pareil cas, fait que combler des défaillances majeures de l'initiative privée. Quant à privatiser tel quel un monopole d'État dans une économie qui ignore la concurrence et ne dispose pas des outils nécessaires pour la réguler, c'est lui donner ipso facto les moyens, y compris par la corruption et le crime organisé, de perdurer au détriment de ses utilisateurs, de son personnel, et pour le seul profit de ses propriétaires.
Par la libéralisation, enfin, il faut entendre en réalité l'ouverture des marchés locaux aux produits des pays développés, et donc bien souvent la ruine des petites industries locales. Comme la réciproque n'est jamais vraie et que les pays développés, notamment les États-Unis, ne sont prêts à laisser concurrencer ni leur agriculture (largement subventionnée !), ni leurs industries de base (l'exemple de la constitution du cartel de l'aluminium, sous l'impulsion du président d'ALCOA au beau milieu de la crise russe et au détriment de son règlement, est particulièrement édifiant), ni leurs industries de pointe (comme le montre l'affaire des brevets pharmaceutiques qui s'est abritée derrière les règles de protection de la propriété intellectuelle), il est aisé d'en déduire en faveur de qui penche la balance.
Mais, et en ces temps de tempête financière le point n'est pas sans intérêt, la libéralisation au sens du FMI s'entend aussi et surtout des marchés de capitaux. Motivée par l'idée théorique qu'il fallait permettre aux capitaux internationaux de participer au financement du développement et que, pour ce faire, il fallait gagner la confiance des investisseurs en leur ouvrant tout grand les économies locales et par conséquent démanteler tous les contrôles et restrictions de mouvement, elle a systématiquement accompagné les plans de sauvetage dont elle était souvent une des conditions. Avec les mêmes résultats à peu près partout : effondrement du système bancaire national au profit des banques occidentales, détournement des flux de crédit au profit des filiales des groupes industriels internationaux et au détriment des PME, fuite de l'épargne locale vers les marchés mondiaux et les paradis fiscaux, et vulnérabilité accrue aux grands mouvements de la " hot money " tant à l'entrée qu'à la sortie. En un mot, les seuls à en avoir bénéficié sont les spéculateurs et les banquiers internationaux : en fait, l'essentiel des crédits accordés par le FMI leur a servi à récupérer leurs propres créances tout en laissant la charge du remboursement à des économies qui n'en avaient guère tiré de profit... On comprend pourquoi Joseph Stiglitz est devenu un partisan avéré de l'annulation de la dette.
Chemin faisant, il égratigne beaucoup de monde ; cependant, malgré quelques empoignades homériques avec certains contradicteurs devant les télévisions, la polémique n'est pas son but. Il ne fait que rappeler que l'économie est faite pour l'homme, non l'inverse, et partant développer une série vérités essentielles et d'ailleurs indépendantes de toute théorie : une stratégie de développement ne peut être que globale, c'est-à-dire politique et sociale autant qu'économique, progressive parce que ses instruments ne se construisent ni spontanément ni instantanément, et partagée parce qu'elle ne saurait être plaquée de façon abstraite sur des populations à qui elle resterait extérieure et qui désormais sont tentés de la rejeter par la violence. Exemples à l'appui, il montre que les pays en développement ou en transition à qui la mondialisation a été profitable sont ceux qui ont rejeté les plans du FMI, ou du moins trié sévèrement dans ses exigences, qui ont avancé pas à pas en créant d'abord les conditions internes de leur réussite, qui se sont ouverts au monde extérieur progressivement en donnant priorité à leurs exportations, qui se sont prémunis des capitaux internationaux en privilégiant les ressources de l'épargne interne, et qui avant tout sont restés soucieux de leur stabilité, tant sociale que politique. Contrairement au dogme des " fanatiques du marché ", pour ce faire l'État joue un rôle capital.
Il fallait que cela fût dit, en espérant que la leçon ne sera pas oubliée.
- Message de Benoît XVI aux Français
- Le pape à Paris,les dernières informations
- Théâtre : "Massacre des Innocents", de Fabrice...
- MANIFESTO DI BRUXELLES (it)
- Oui ou non à l'Europe constitutionnelle ?
- Logo FSP
- Jean Paul II reçoit le Prix Charlemagne
- La Passion en France : " Ils regarderont celui...
- Espagne : la victoire électorale d'Al-Qaïda
- Pitié pour les bêtes, pitié pour les hommes