La démission de Michel Bon ne résout rien. Nommé PDG de France-Télécom il y a sept ans alors que l'entreprise était encore totalement publique, il n'a fait qu'exécuter la stratégie voulue par son actionnaire principal.
Tout au plus peut-on faire remarquer qu'il n'a jamais manifesté de désaccord et qu'il doit donc assumer sa part de l'échec. Le sacrifice du bouc-émissaire ne suffit cependant pas : la question de l'avenir de l'opérateur est évidemment posée.
Une vérité doit être hautement affirmée : à la différence de bien d'autres sociétés du secteur, l'exploitation de France Télécom est saine : avec près de 7 milliards d'euros d'excédent brut d'exploitation (en montant annualisé), la société dégage de bons résultats opérationnels, supérieurs mêmes à ceux qui étaient attendus ; ses filiales de téléphonie mobile également ; elle dégage un cash-flow qui est lui-même élevé, d'environ la moitié de l'excédent brut d'exploitation. Beaucoup d'opérateurs téléphoniques ne peuvent se flatter de telles performances. Certes, elle tire parti de son ancien monopole qui lui assure encore une bonne rente de situation ; mais elle a su également gérer intelligemment la mutation vers la téléphonie mobile, l'Internet et les services à valeur ajoutée.
Les pertes abyssales qui sont affichées (12 milliards d'euros au 1er semestre 2002 après une perte de 8,3 milliards en 2001, soit au total environ 130 milliards de francs, autant que celles du Crédit Lyonnais il y a dix ans !) sont d'origine purement financière : ce sont tous les actifs acquis au cours des années passées qu'il a fallu déprécier pour les ramener à leur valeur réelle, ajoutant des pertes exceptionnelles aux charges financières de près de 4 milliards d'euros par an que France Télécom doit supporter en raison de son endettement colossal de 70 milliards d'euros (soit environ 4 fois ses fonds propres actuels).
A posteriori, il est facile de critiquer la politique d'acquisition qui a été conduite : pour ma part, je ne le ferai pas car l'opérateur français n'avait pas d'autre choix que de devenir un acteur au moins européen pour survivre, compte tenu de l'ampleur des investissements à consentir pour rester dans la course, notamment technologique, que la révolution de l'information a imposé à tous. Sauf dans un cas, celui de l'UMTS. Que beaucoup aient été victimes d'un engouement qui s'est révélé suicidaire n'excuse pas ceux qui s'y sont engagés : ils ne pouvaient pas ne pas savoir que le système n'était pas au point techniquement (il ne l'est pas encore : les phases de test viennent à peine de commencer au Japon), qu'il nécessite de reconstruire toutes les infrastructures de téléphonie mobile alors qu'elles viennent à peine de parvenir à maturité, et que le service que cette technologie est supposé rendre est plus qu'incertain : le téléphone mobile restera sans doute longtemps handicapé par la petitesse des écrans alors que l'Internet a précisément pour intérêt d'y afficher un maximum d'informations. Mais les États ont été gravement coupables d'en avoir fait une " vache à lait " budgétaire : la charge des licences qu'ils ont facturées aux opérateurs ne fut rien d'autre, en fin de compte, qu'un impôt stérile. Que France Télécom n'ait pas eu le choix n'est que trop évident : avec l'État comme actionnaire majoritaire, avait-elle vraiment la liberté de refuser de concourir, à l'instar de Bouygues qui ne s'en porte pas plus mal ? A l'évidence non !
Reste à l'État d'en tirer la conséquence et d'annuler sinon ces licences elles-mêmes du moins leur coût pour restituer à ceux qui les ont acquises les sommes qu'ils ont payées. Les objections que l'on peut formuler à l'encontre, qu'elles soient de nature budgétaire puisque la recette a évidemment été dépensée, ou juridique au regard des droits acquis et de la situation des autres opérateurs, ne sont pas suffisantes pour écarter cette issue : elle remettrait 10 milliards d'euros dans la caisse de France Télécom, somme que l'État déboursera de toute façon.
Ce qui est en fondamentalement en cause ici, c'est le statut semi-public de la société. Dire qu'aujourd'hui il la préserve de la faillite puisqu'elle bénéficie de la garantie de l'État est faux : celui-ci ne peut pas lui accorder une garantie formelle aux emprunts qu'elle a émis sans encourir les foudres de Bruxelles au nom des règles de concurrence, et toute opération de sauvetage public aura sa contrepartie imposée par la Commission européenne en termes de désinvestissements et de réductions d'activités qui feront revenir l'opérateur national non pas à son point de départ mais dans une situation bien plus critique, car entre temps ses activités traditionnelles ont été ouvertes au marché. Or en lui imposant de rester son actionnaire majoritaire, l'État l'a de fait empêchée de régler ses acquisitions par des augmentations de capital et l'a obligée à recourir à l'emprunt de façon totalement déraisonnable : on peut estimer que si cette contrainte n'avait pas joué, son endettement serait aujourd'hui moitié moindre, que ses fonds propres seraient deux fois plus élevés et qu'elle aurait ainsi eu la capacité de supporter les pertes qu'elle affiche.
On en connaît les raisons politiques : mais leurs défenseurs ne sont plus là pour les assumer. D'où la conséquence, inévitable autant qu'injuste : l'augmentation de capital massive que devra consentir l'État aboutira de fait à " renationaliser " au moins partiellement l'entreprise au détriment des petits actionnaires qui auront été doublement floués : d'une part en perdant une partie de leur épargne, d'autre part en étant ainsi sanctionnés pour une politique à la détermination de laquelle ils n'ont pas pu participer puisqu'ils étaient minoritaires. Si on veut dégoûter les Français de l'actionnariat direct et largement réparti, il ne faut pas s'y prendre autrement !... Je comprends les réticences de Michel Bon à accepter cette éventualité. Il serait donc équitable que cette augmentation de capital soit assortie de mécanismes de retour à meilleure fortune bénéficiant aux petits actionnaires actuels : bien que complexes, ceux-ci existent et doivent être utilisés.
Reste enfin une leçon à tirer pour l'avenir : elle concerne EDF et GDF. Leur contexte social et syndical n'est pas meilleur, avec un régime de retraite exorbitant et des aléas politiques qui ne sont pas minces. Leur structure financière actuelle se dégrade de la même façon, et pour les mêmes raisons : l'État est un mauvais actionnaire, à la fois par manque de ressources budgétaires, parce qu'il a toujours méconnu les besoins en fonds propres des entreprises en général et des siennes en particulier, et qu'il trouve plus expédient de recourir à l'argent des autres, qu'ils soient banquiers ou porteurs des emprunts obligataires. Mais tant que ces entreprises resteront intégralement publiques, c'est sans trop de conséquences car leur survie n'est pas en jeu. En les privatisant partiellement, comme l'intention en a été annoncée, il leur ferait courir les mêmes risques qu'à France Télécom.
Leur privatisation n'est pas un impératif absolu comme l'a fait observer Roland Hureaux dans le dernier numéro de Liberté politique (1) : le faire pour bénéficier des recettes de cession serait la plus mauvaise raison ; la seule qui le justifierait tient à la possibilité qui leur serait ainsi donnée de se développer à l'étranger ou dans d'autres métiers sans être à chaque fois en butte à l'objection tirée de leur statut. Mais il faut alors le faire complètement pour qu'elles puissent utiliser tous les atouts des entreprises privées, à commencer par la liberté d'ouvrir leur capital à d'autres partenaires et de faire appel aux investisseurs à hauteur de leurs besoins sans se heurter à la contrainte d'une majorité étatique.
France Télécom était et demeure une entreprise chauve-souris : à la différence de ce charmant animal cependant, elle n'est pas viable ainsi. Dans le monde un peu simpliste des entreprises, surtout lorsqu'elles sont cotées en bourse avec de nombreux petits actionnaires, il faut être ou public ou privé, mais pas à mi-chemin sauf à n'avoir aucun des avantages essentiels de l'un ou l'autre statut mais d'en cumuler les inconvénients.
(1) " Réformes à faire et ne pas faire ", Liberté politique n° 20, été 2002, p. 13.
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