DOCUMENT | Professeur de théologie morale, le cardinal Caffara est archevêque de Bologne. Spécialiste du mariage, de la famille, de la procréation, il fut l’homme de confiance de saint Jean Paul II sur ces questions, et à ce titre, le premier président de l’Institut pontifical d'études sur le mariage et la famille créé en 1981 à l'université du Latran, à la suite du synode de 1980. Inlassable promoteur de la théologie du corps du pape polonais, il a émis des critiques sévères contre le rapport du cardinal Kasper en faveur d’une remise en cause de la doctrine de l’Église sur l’accès à la communion des divorcés-remariés. Le pape François lui a récemment témoigné toute son estime. Dans une conférence prononcée le 12 mars dernier, à Rome, à l’Université pontificale de la Sainte-Croix, il revient sur les défis de la proposition chrétienne en matière de mariage dans la culture occidentale.
IL EST NECESSAIRE, pour que je puisse indiquer avec la rigueur conceptuelle voulue? quel est exactement le thème de ma réflexion, de procéder à une clarification des termes qui vont être employés.
Foi : j’entends par là la fides quæ en ce qui concerne le mariage. Elle est synonyme d’“évangile du mariage” non seulement au sens objectif, c’est-à-dire ce que l’Évangile propose à propos du mariage, mais également au sens subjectif, c’est-à-dire l’Évangile, la bonne nouvelle qu’est le mariage. Il faut souligner que ma réflexion va porter sur la doctrine de foi à propos du mariage considérée non pas en soi, mais en tant qu’elle est communiquée dans un contexte culturel précis, celui de l’Occident. En bref : ma réflexion va porter sur la communication de la proposition chrétienne en matière de mariage dans la culture occidentale.
Je passe maintenant au second terme : culture. Par ce mot, j’entends la perception du mariage telle qu’elle est actuellement répandue en Occident. Et par perception, j’entends la manière de penser le mariage, qui s’exprime principalement dans les systèmes juridiques des États et dans les déclarations des organismes internationaux.
Je vais maintenant entrer dans le vif du sujet. Ma réflexion va être structurée en trois parties.
Dans la première, je chercherai à esquisser une présentation de la situation culturelle dans laquelle le mariage se trouve actuellement en Occident.
Dans la seconde, je chercherai à identifier les problèmes fondamentaux que cette situation culturelle pose à la proposition chrétienne en matière de mariage.
Dans la troisième, j’indiquerai quelques modalités fondamentales selon lesquelles l’Évangile du mariage doit être proposé aujourd’hui.
I- Situation du mariage en Occident
« Rari nantes in gurgite vasto. » Ce vers célèbre de Virgile donne une photographie parfaite de la situation du mariage en Occident. L’édifice du mariage n’a pas été détruit ; il a été déconstruit, démonté morceau par morceau. À la fin, nous avons tous les morceaux, mais il n’y a plus d’édifice.
Toutes les catégories qui constituent l’institution matrimoniale – conjugalité ; paternité-maternité ; filiation-fraternité – existent encore, mais elles n’ont plus une signification univoque.
Pourquoi et comment cette déconstruction a-t-elle pu se produire ? Si nous commençons à descendre en profondeur, nous constatons qu’est en train de se réaliser une institutionnalisation du mariage qui fait abstraction de la détermination bio-sexuelle de l’être humain. Il est de plus en plus possible de concevoir un mariage totalement séparé de la sexualité propre de chacun des deux époux. Cette séparation va jusqu’à impliquer une autre catégorie, celle de la paternité-maternité elle-même.
La conséquence la plus importante de cette débiologisation du mariage est que celui-ci est réduit à être une simple émotion privée, qui n’a plus une importance publique fondamentale.
Le processus qui a conduit à séparer l’institution matrimoniale de l’identité sexuelle des époux a été long et complexe.
1/ Le premier élément de ce processus est constitué par la manière de concevoir le rapport de l’individu avec son corps. Il s’agit là d’un thème qui a toujours accompagné la pensée chrétienne. Qu’il me soit permis de décrire l’évolution des choses au moyen d’une métaphore.
Il existe des aliments qui, lorsqu’ils sont ingérés, peuvent être métabolisés sans créer de problèmes, que ce soit dans l’immédiat ou ultérieurement ; ils ne provoquent pas non plus d’indigestions ni d’augmentation du taux de cholestérol. Il existe d’autre part des aliments qui, lorsqu’ils sont ingérés, sont d’une digestion difficile. Il existe enfin des aliments qui sont nuisibles pour l’organisme, y compris à long terme.
La pensée chrétienne a ingéré la conception platonicienne et néoplatonicienne de l’homme et cette décision a créé de graves problèmes de “métabolisme”. Pour reprendre une expression chère aux théologiens médiévaux, le vin de la foi risquait de devenir l’eau de Platon, au lieu que ce soit l’eau de Platon qui devienne le vin de la foi.
Augustin a vu très clairement et très profondément que la difficulté résidait dans l’humanitas-humilitas Verbi, dans le fait qu’il s’était fait chair, corps.
La difficulté proprement théologique ne pouvait pas ne pas devenir également une difficulté anthropologique concernant précisément le rapport individu-corps. La grande thèse de saint Thomas qui affirmait l’unité de substance de l’individu n’a pas triomphé.
2/ Second élément. La séparation du corps et de l’individu trouve une impulsion nouvelle dans la méthodologie qui est propre à la science moderne, consistant à éliminer de son sujet d’étude toute référence à la subjectivité, dans la mesure où celle-ci n’est pas une grandeur mesurable. Le parcours qui permet de séparer le corps et l’individu — la réduction, la transformation du corps en un pur objet — peut alors être considéré comme pratiquement achevé.
D’une part la donnée biologique est progressivement éliminée de la définition du mariage ; d’autre part et par conséquent en ce qui concerne la définition du mariage, les catégories d’une subjectivité réduite à une pure émotivité deviennent centrales.
Je m’arrête quelques instants sur ce point. Avant que ne soit pris le virage de la débiologisation, le “génome” du mariage et de la famille était constitué essentiellement de la relation entre deux relations : la relation de réciprocité (la conjugalité) et la relation intergénérationnelle (la génitorialité). Ces trois relations étaient intra-personnelles : elles étaient pensées comme des relations enracinées dans l’individu. Elles ne se réduisaient certainement pas aux données biologiques, mais les données biologiques étaient assumées et intégrées dans la totalité de l’individu. Le corps est un corps-individu et l’individu est un individu-corps.
Actuellement la conjugalité peut être ou bien hétérosexuelle, ou bien homosexuelle ; quant à la génitorialité, elle peut être obtenue au moyen d’un procédé technique. Comme l’a justement démontré Pier Paolo Donati, nous sommes en train d’assister non pas à un changement morphologique, mais à un changement du génome de la famille et de celui du mariage.
II- Problèmes posés à l’Évangile du mariage
Dans cette seconde partie, je voudrais identifier les problèmes fondamentaux que cette situation culturelle pose à la proposition chrétienne en matière de mariage.
Je pense qu’il ne s’agit pas en premier lieu d’un problème éthique, de comportements humains. La situation dans laquelle se trouvent actuellement le mariage et la famille ne peut pas être traitée en premier lieu par des exhortations morales. C’est une question radicalement anthropologique que celle qui est posée à l’annonce de l’Évangile du mariage. Je voudrais maintenant préciser en quel sens.
1/ La première dimension de la question anthropologique est la suivante. Il est bien connu que, selon la doctrine catholique, le mariage sacrement coïncide avec le mariage naturel. Je pense que la coïncidence entre l’un et l’autre ne peut plus, aujourd’hui, être mise en doute au point de vue théologique, même si, avec et après Duns Scot qui fut le premier à la nier, il y a eu de longues discussions à ce sujet au sein de l’Église latine.
Aujourd’hui, ce que l’Église voulait et veut toujours dire avec l’expression “mariage naturel” a été démoli dans la culture contemporaine. La “matière”, qu’il me soit permis de le dire, a été retirée au sacrement du mariage.
C’est à juste titre que les théologiens, les canonistes, et les pasteurs s’interrogent actuellement à propos du rapport foi-sacrement du mariage. Mais il existe un problème plus radical. Celui qui demande à contracter un mariage sacramentel, est-il capable de contracter un mariage naturel ? Ou bien : est-ce que ce n’est pas son humanité – plutôt que sa foi – qui est tellement dévastée qu’il n’est plus en mesure de se marier ? Il faut certainement avoir présents à l’esprit les canons 1096 (« Il faut que les contractants n'ignorent pas pour le moins que le mariage est une communauté permanente entre l'homme et la femme, ordonnée à la procréation ») et 1099. Cependant la præsumptio juris de l’alinéa 2 du canon 1096 (« Cette ignorance n'est pas présumée après la puberté ») ne doit pas être une occasion de désengagement par rapport à la situation spirituelle dans laquelle beaucoup de gens se trouvent en ce qui concerne le mariage naturel.
2/ La question anthropologique comporte une seconde dimension. Elle consiste en l’incapacité à percevoir la vérité — et par conséquent le caractère précieux — de la sexualité humaine. Je crois que c’est Augustin qui a décrit de la manière la plus précise cette manière d’être : « Submergé et aveuglé comme je l’étais, je n’étais pas en mesure de penser à la lumière de la vérité et à une beauté qui méritât d’être aimée pour elle-même, qui soit visible non pas au regard de la chair, mais seulement à l’œil intérieur » (Confessions, VI 16, 26).
L’Église doit se demander pourquoi elle s’est comportée, de fait, comme si le magistère de saint Jean-Paul II à propos de la sexualité et de l’amour humain n’existait pas. Nous devons aussi nous poser une autre question : comment et pourquoi l’Église, qui possède une grande école où elle apprend la vérité profonde du corps-individu — la liturgie — n’a pas su en tirer profit également en ce qui concerne la question anthropologique dont nous sommes en train de parler ? Jusqu’à quel point l’Église a-t-elle conscience du fait que la théorie du gender est un véritable tsunami, qui a pour cible principale non pas le comportement des individus, mais la destruction totale du mariage et de la famille ?
En résumé : le second problème fondamental qui est posé aujourd’hui à la proposition chrétienne en matière de mariage est la reconstruction d’une théologie et d’une philosophie du corps et de la sexualité qui créent un nouvel engagement éducatif dans toute l’Église.
3/La question anthropologique qui est posée à la proposition chrétienne en matière de mariage par la situation où celui-ci se trouve actuellement comporte une troisième dimension, qui est la plus grave.
La défaillance de la raison dans sa tension vers la vérité, dont il est question dans l'encyclique Fides et ratio (81-83), a également entraîné avec elle la volonté et la liberté de l’individu. L’appauvrissement de la raison a provoqué l’appauvrissement de la liberté. En conséquence du fait que nous désespérons de notre capacité à connaître une vérité totale et définitive, il nous est difficile de croire que l’individu puisse réellement se donner de manière totale et définitive et recevoir le don de soi-même total et définitif qui est effectué par quelqu’un d’autre.
L’annonce de l’Évangile du mariage a quelque chose à voir avec un individu dont la volonté et la liberté sont privées de leur consistance ontologique. Le résultat de cette inconsistance est, aujourd’hui, le fait que l’individu est incapable de penser l’indissolubilité du mariage autrement que sous la forme d’une loi exterius data : une grandeur inversement proportionnelle à la grandeur de la liberté. C’est là une question très sérieuse y compris dans l’Église.
Dans les systèmes juridiques civils, le passage du divorce pour faute au divorce par consentement mutuel institutionnalise la situation où se trouve, de nos jours, l’individu dans l’exercice de sa liberté.
4/ Avec cette dernière constatation nous sommes entrés dans la quatrième et dernière dimension de la question anthropologique posée à l’annonce de l’Évangile du mariage : la logique interne propre des systèmes juridiques des États en ce qui concerne le mariage et la famille. Non pas tellement le quid juris, mais le quid jus, dirait Kant. Sur cette question en général, Benoît XVI a formulé le magistère de l’Église dans un de ses discours fondamentaux, celui qu’il a prononcé à Berlin, le 22 septembre 2011, devant le parlement de la République fédérale d’Allemagne.
Les systèmes juridiques ont progressivement mis fin à l’enracinement du droit de la famille dans la nature de l’être humain. C’est une sorte de tyrannie de l’artificialité qui est en train de s’imposer et elle réduit la légitimité à la procédure.
Je viens de parler de « tyrannie de l’artificialité ». Prenons l’exemple de l’attribution de la conjugalité à la vie commune des homosexuels. Alors que jusqu’à présent les systèmes juridiques, partant du présupposé de la capacité naturelle qu’ont l’homme et la femme de contracter un mariage, se bornaient à déterminer les empêchements à l’exercice de cette capacité naturelle ou la forme selon laquelle elle devait être exercée, les lois actuelles tendant à l’égalité des droits s’attribuent l’autorité de créer la capacité d’exercer le droit de se marier. La loi s’arroge l’autorité nécessaire pour rendre possible artificiellement ce qui ne l’est pas naturellement.
Considérer – et agir en conséquence – que le mariage civil n’aurait pas de rapport avec l’Évangile du mariage et que ce dernier n’en aurait qu’avec le sacrement du mariage, serait une grave erreur. Cela reviendrait à abandonner le mariage civil aux dérives des sociétés libérales.
III- Modalités de l’annonce
Je voudrais maintenant, dans ce troisième et dernier point, indiquer quelques modalités selon lesquelles la proposition chrétienne en matière de mariage ne doit pas être faite et quelques modalités selon lesquelles elle peut être faite.
Il y a trois modalités qu’il faut éviter.
La modalité traditionnaliste, qui confond une manière particulière d’être une famille avec la famille et le mariage comme tels.
La modalité catacombale, qui choisit de retourner dans les catacombes ou d’y rester. Concrètement : les vertus “privées des époux” sont suffisantes ; il est préférable d’accepter que le mariage, du point de vue institutionnel, soit défini par ce que décide la société libérale.
La modalité conciliante, qui considère que la culture dont j’ai parlé précédemment est un processus historique qu’il est impossible d’arrêter. Elle propose donc de trouver avec celui-ci des compromis et d’en conserver ce qui semble pouvoir être reconnu comme bon.
Je n’ai pas le temps en ce moment de réfléchir plus longuement à chacune de ces trois modalités. Je vais donc indiquer maintenant quelques modalités positives.
Je pars d’une constatation. La reconstruction de la conception chrétienne du mariage dans la conscience de chaque individu et dans la culture occidentale doit être envisagée comme un processus long et difficile. Lorsqu’une pandémie s’abat sur une population, la première urgence est certainement de soigner ceux qui ont été atteints, mais il est également nécessaire d’éliminer les causes.
La première nécessité, dans ce cas, est de redécouvrir les évidences originelles concernant le mariage et la famille. Débarrasser les yeux du cœur de la cataracte des idéologies, qui nous empêchent de voir la réalité. C’est la pédagogie socratico-augustinienne du maître intérieur, pas simplement celle du consensus. C’est-à-dire : retrouver ce “connais-toi toi-même” qui a accompagné le cheminement spirituel de l’Occident.
Les évidences originelles sont inscrites dans la nature même de l’être humain. La vérité du mariage n’est pas une lex exterius data, mais une veritas indita.
La deuxième nécessité est de redécouvrir que le mariage naturel et le mariage-sacrement coïncident l’un avec l’autre. S’ils sont séparés l’un de l’autre, d’une part on finit par considérer la sacramentalité comme quelque chose d’ajouté, d’extrinsèque, et d’autre part on risque d’abandonner l’institution matrimoniale à cette tyrannie de l’artificiel dont j’ai parlé tout à l’heure.
La troisième nécessité est de reprendre la “théologie du corps” qui est présente dans le magistère de saint Jean-Paul II. Le pédagogue chrétien a besoin, aujourd’hui, d’un travail théologique et philosophique qui ne peut plus être remis à plus tard, ni limité à une institution particulière.
Comme vous pouvez le constater, il s’agit de prendre au sérieux cette supériorité du temps sur l’espace dont il est question dans Evangelii gaudium (222-225). J’ai indiqué trois processus plutôt que trois interventions d’urgence.
En fin de compte je suis, moi aussi, de l’avis de George Weigel, pour qui, à la base des discussions du synode, il y a le rapport que l’Église veut avoir avec la postmodernité, dans laquelle les éléments qui sont le reste de la déconstruction du mariage constituent la réalité la plus dramatique et la plus indiscutable.
+ Card. Carlo Caffara
Sources :
Chiesa.espresso.repubblica.it
Evangelium-vitae.org
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