Soixante ans après la déclaration Schuman, l'Europe entre dans une zone de turbulences qui peut être fatale à bien des espoirs... et des illusions. De la Grèce au Royaume-Uni, l'instabilité grandit. Révélatrice, la venue au secours d'Athènes.
Dès le départ, on savait que l'Union européenne aiderait les Grecs puisqu'il n'y avait pas d'autre issue. La mauvaise volonté allemande et le temps mis à la surmonter lui ont fait perdre tout le bénéfice qu'elle aurait pu et dû en tirer ; pire, elles ont probablement rendu vain ce sauvetage in extremis qui, en réalité, ne règle rien mais aggrave le mal. En Europe, la crise n'est pas derrière nous, mais devant. De financière elle est en train de devenir politique.
Trop tard, donc cher et mal
Si l'intervention avait eu lieu dès janvier, à froid, avec la garantie que l'Union Européenne ne laisserait pas tomber un de ses membres, un prêt d'une dizaine de milliards d'euros aurait probablement suffit. On peut raisonnablement penser que le gouvernement grec aurait alors obtenu le répit dont il avait besoin de la part des marchés internationaux pour renforcer son plan de redressement, et pour le faire à moindre drame ; tandis que les agences de notation auraient davantage hésité à dégrader sa note de solvabilité.
En mars, l'addition s'élevait déjà à 45 milliards ; mais, encore une fois, un engagement clair et un déblocage rapide des fonds aurait permis d'éviter la tempête financière de fin avril.
À trop attendre et à pratiquer la surenchère de la mauvaise volonté, les Allemands ont objectivement donné du grain à moudre aux sceptiques, et justifié que la méfiance l'emporte ; d'où l'envolée brutale des taux de la dette grecque et, surtout, la dégradation de sa note.
Ce que les pères la rigueur n'ont pas vu venir, c'est la fermeture des marchés :
- Soit, en effet, la Grèce bénéficiait du soutien officiel de ses partenaires, et sa solvabilité future était automatiquement indexée sur la leur ; aux yeux des investisseurs, elle restait donc un risque acceptable.
- Soit le doute l'emportait et l'appréciation de sa solvabilité devait alors se faire sur les mérites propres de son économie et de ses perspectives budgétaires ; la dégradation en-dessous du seuil d'investissement devenait inévitable avec son corollaire, la fermeture des marchés, car, à ce stade, les investisseurs (banques, compagnies d'assurance, fonds d'épargne ou de pension, etc.) ne peuvent plus prêter et doivent même se séparer du papier grec qu'ils détiennent déjà.
Ce seuil a été franchi le 27 avril.
Du coup, les Européens sont condamnés à refinancer la totalité des besoins de l'État grec, et à le faire pour longtemps (deux ans et demi selon le plan adopté) : on sait d'expérience qu'après une dégradation de cette ampleur, la remontée de pente est très longue. Du coup, l'addition s'élève à 110 milliards d'euros, dont le FMI n'apportera que le quart, au lieu du tiers prévu en mars.
Sans régler le problème de fond rencontré par la Grèce
Le gouvernement grec a donc été contraint de durcir très sérieusement le plan de redressement de ses finances publiques et d'imposer une cure d'austérité très brutale à sa population. En effet, il ne dispose plus du temps sur lequel il comptait pour opérer un redressement en douceur, en attendant la reprise . Il lui faut désormais obtenir le résultat attendu en trois ans !
Rien n'est réglé pour autant.
Certes la Grèce s'est comportée en passager clandestin de la zone euro pendant des années ; certes, elle a vécu largement au-dessus de ses moyens et à crédit ; certes, la fraude y a prospéré au détriment d'un État dont la prodigalité irresponsable est condamnable. Mais son principal problème économique n'est pas là ! Ce pays n'a jamais reposé ni sur son agriculture, médiocre et marginale, ni sur son industrie, dénuée de tout point fort [1].
Sa première ressource, c'est sa flotte marchande : la flotte sous pavillon grec ou son contrôle d'armateurs grecs est la première du monde avec plus de 16% du tonnage mondial ; avant la crise, elle lui rapportait près de 20 milliards d'euros en devises, soit l'équivalent des deux tiers de ses exportations. S'il est une activité grecque dont on ne peut nier la compétitivité mondiale, c'est bien celle-là. Mais elle est frappée de plein fouet par deux phénomènes imparables :
- la réduction brutale des échanges internationaux depuis deux ans s'est traduite par une baisse des frets d'au moins 20% [2] ;
- la hausse de l'euro par rapport au dollar, monnaie dans laquelle les frets sont universellement exprimés.
Quand la Grèce a rejoint la zone euro, en 1981, l'euro valait moins de 1 dollar (autour de 0,90) ; à la mi-2009, il valait 1,5 dollars. En neuf ans, la principale ressource grecque, générée en dollar, a perdu un tiers de sa valeur en euro. Au bénéfice de qui ? Des pays qu'un euro fort favorise...
La deuxième ressource de l'économie grecque est le tourisme d'où elle tire 15% de son PIB ; elle appelle le même constat. Une part importante des recettes touristiques provient de devises autres que l'euro et a enregistré le même effet de change, tandis que la crise et l'instabilité internationale ont eu un impact fortement négatif sur la fréquentation.
Le mal grec n'est donc pas d'abord financier : il est bien plus grave. La crise financière en a été le déclencheur. Il est certain que les remèdes imposés à la Grèce n'auront aucun effet sur ses causes profondes. On n'a pas fini de voler à son secours.
J'entends l'objection : que la Grèce, dont l'économie est liée au dollar, quitte l'euro ! Il a été certainement imprudent de la faire entrer dans la zone, comme ce fut le cas pour beaucoup d'autres pays. Mais j'ai déjà eu l'occasion de montrer que la sortie n'est pas symétrique de l'entrée : à court terme, elle est techniquement impossible [3]. Le principe de réalité et la sagesse imposent aujourd'hui de sauver ce qui peut l'être de la zone euro, et de le faire sans tergiverser.
Les autres pays européens entrent dans la tourmente
Sur les 110 milliards d'euros qui vont être prêtés à la Grèce, les pays de la zone euro vont en fournir 80. Une fois de plus, le sauvetage a simplement consisté à déplacer le problème et à transférer les dettes d'un débiteur à un autre. Ce que la Grèce n'empruntera pas sur les marchés, ce sont les pays européens qui le feront pour le lui re-prêter. Comme il fallait manifester la solidarité de tous les membres, tous vont y contribuer, même ceux qui n'en ont pas les moyens. L'Espagne, par exemple, va devoir fournir 9,8 milliards d'euros alors qu'elle est dans une situation plus que difficile ; mais aussi le Portugal (2 milliards), la Belgique (2,8 milliards), l'Italie (14,7 milliards), etc. [4].
Que fera-t-on si le tour du Portugal vient ? Puis celui de l'Espagne ? La même chose sans doute, de sorte qu'à la fin, tout le monde portera la dette de tout le monde et qu'on se retrouvera à la case départ sans avoir rien réglé ; jusqu'à ce que les seuls États solvables se retrouvent en fait, par le mécanisme des garanties croisées, débiteurs réels de la dette de tous les autres et qu'ils finissent par être écrasés à leur tour.
À force de ne pas regarder la réalité en face, c'est-à-dire de ne pas admettre qu'il y a trop de dettes, et surtout de dettes sans contreparties, l'Europe prend le chemin qui la conduit droit dans le mur. Il ne sert plus à rien de faire la morale à ceux qui se sont trop endettés uniquement pour vivre et financer leurs dépenses courantes. Vient l'heure où ces dettes, qui ne représentent rien dans l'économie réelle, ne peuvent plus être assumées par les débiteurs : en pareil cas, qu'il s'agisse d'États, d'entreprises ou de particuliers, il faut accepter de tirer un trait, autrement dit d'annuler ce qui ne sera jamais remboursé, de passer les pertes, afin de repartir sur des bases assainies [5].
Or l'Union européenne va voir sa capacité de prise de décision gravement handicapée.
En Belgique, le pire devient possible : rendue inévitable par les esclandres des députés flamands, la dissolution du Parlement va permettre aux surenchères de se donner libre cours. Ce pays n'aura pas de gouvernement stable et assuré avant longtemps, alors qu'il va prendre la présidence semestrielle de l'Union à partir du 1er juillet. La boîte de Pandore est ouverte.
En Espagne, la crise économique s'avère encore plus profonde que beaucoup ne l'imaginaient : comment ce pays peut-il se redresser avant longtemps avec 20% de chômeurs ? Or il n'a pas encore purgé sa crise immobilière : le nombre de logements neufs laissés vacants se compte en centaines de milliers et le réseau des caisses d'épargne, qui représente la moitié du secteur bancaire n'a pas enregistré les pertes colossales qu'il aurait dû provisionner à ce titre. Mais ce pays connait une grave crise morale que la démagogie du gouvernement Zapatero a accentuée en faisant adopter toute une série de lois permissives, en revenant sur le pacte d'apaisement qui avait permis de sortir de l'ère franquiste en douceur, et en mettant à mal l'unité du pays au profit des autonomies régionales.
Quant au Royaume-Uni, au terme des élections du 9 mai, il se retrouve sans majorité parlementaire et donc sans gouvernement pour gérer sa propre crise financière et faire face à un endettement public et privé insoutenable. Cela risque de durer plusieurs mois, jusqu'à ce qu'une nouvelle dissolution ne contraigne les électeurs à trancher nettement en faveur d'un des deux grands partis (l'illusion donnée un temps par le Parti libéral-démocrate semble avoir fait long feu).
En dépit des apparences maintenues vaille que vaille, la France et l'Allemagne ne partagent pas les mêmes vues quant à ce que doit être la gouvernance économique de l'Europe, la seconde continuant d'en récuser l'idée même. Leur autorité sur les autres pays est sortie très affaiblie de la crise grecque : la France parce que son Président voit son avenir incertain depuis ses récents échecs électoraux et qu'elle n'a plus la main, l'Allemagne parce que son arrogance et ses contradictions intérieures ont suscité beaucoup de ressentiment, et pas seulement chez les grecs. Comme prévu, la fameuse présidence stable du Conseil européen s'avère ectoplasmique. Il n'y a donc plus de pilote dans l'avion.
Loin d'entrevoir la sortie de crise, les pays européens vont entrer en zone de très fortes turbulences ; et celles-ci ne seront plus seulement économiques, mais politiques.
Voir aussi :
Philippe Pouzoulet, Neuf mai 1950 : la déclaration Schuman trahie ?, Décryptage, 29 avril 2010
Robert Schuman, parlons-en, un débat télévisé de KTO le 6 mai 2010 : François de Lacoste Lareymondie, vice-président de l'Ass. pour la Fondation de Service politique débat avec le père Ardura, postulateur de la cause de Robert Schuman, le père Burgun, président de "Le neuf en Europe", Benoît Hamon (PS), Robert Rochefort (MoDem).
[1] Le secteur primaire, essentiellement agricole, contribue à 7% du PIB et emploie 12 % de la main d'œuvre ; l'industrie 22% du PIB et 20% de la main d'œuvre.
[2] Dans le jargon maritime, le fret peut désigner la marchandise elle-même comme le tarif auquel elle est transportée.
[3] Cf. François de Lacoste Lareymondie, Crise de la dette publique : vérité juridique et vérité politique, Décryptage, 5 mars 2010.
[4] Pour mémoire, la part de la France est de 16,8 milliards, et celle de l'Allemagne de 22,3 milliards.
[5] Cf. François de Lacoste Lareymondie, La morale de la crise , Liberté politique n° 41, été 2008.
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