L'ouverture de la réflexion publique sur la prise en charge de la dépendance s'engage sous de mauvais auspices : en déconnectant ce cinquième risque de l'assurance vieillesse, dont il devrait constituer un segment, on va ouvrir la fenêtre aux dépensiers auxquels la loi retraites du 9 novembre a (presque) fermé la porte.

Jésus remarquait que les filous sont plus avisés que les enfants de lumière (Lc, 16) [1]. En matière de finances publiques, un constat analogue peut être fait : les dépensiers se débrouillent mieux que les économes. La prise en charge de la dépendance en est un exemple.
Comme souvent, l'astuce principale consiste à cadrer le débat de façon à en exclure la ou les vérités de bon sens que pourraient invoquer les empêcheurs de dépenser en rond. S'agissant de la dépendance des personnes âgées, voici la vérité que l'on occulte : devenir dépendant est une étape normale du processus de vieillissement, une étape par laquelle les êtres humains passent majoritairement avant de mourir, si bien que sa prise en charge relève tout naturellement de l'assurance vieillesse – dont on ne peut augmenter indéfiniment la facture.
L'assurance vieillesse fut à l'origine une assurance dépendance
Initialement, les pensions de vieillesse constituèrent une assurance contre le risque de ne plus pouvoir vivre de son travail, et par conséquent de ne plus être indépendant. Le dôme des Invalides se dresse, imposant, au dessus du quartier des ministères, mais nul ne semble se souvenir, que ce soit rue de Grenelle, avenue de Ségur ou à Matignon, que sa construction [2] fut motivée par la volonté de fournir une fin d'existence décente aux serviteurs de L'État, soldats et marins, devenus incapables d'exercer leurs fonctions (photo). L'invalidité, conséquence de blessures de guerre ou de la sénescence, est la première raison d'être de la retraite.
Celle-ci a depuis quelques décennies considérablement élargi ses fonctions : elle permet de bénéficier de très longs congés payés à un âge où il est encore possible de croquer la vie à belles dents. Les jeunes retraités exercent des activités bénévoles, voyagent, s'amusent, se cultivent, consacrent du temps à leur famille et à leurs amis : fort bien ! Mais est-ce une raison pour oublier que la retraite est aussi destinée aux personnes dont, l'âge venant, l'arthrose rend les déplacements difficiles, dont la vue baisse, dont l'ouïe décline, dont le cœur devient fragile, dont les vertèbres subissent des tassements successifs, dont les neurones ne fonctionnent plus correctement, ou qui luttent avec difficulté contre un cancer ou une maladie de Parkinson ?
La dépendance n'est pas réservée aux personnes âgées : on peut naître aveugle ou trisomique, perdre l'usage de ses jambes à 20 ans, souffrir d'une sclérose en plaques à 30 ans, ou être rendu inapte au travail à 40 ans par un accident ou une maladie. Mais ces inaptitudes accidentelles (au sens large : une malformation congénitale peut être considérée comme un accident chromosomique) ne doivent pas être confondues avec celles qui proviennent du vieillissement. Leur couverture relève d'une assurance contre le handicap, contre les accidents de la vie (y compris de ce tout début de la vie qu'est la conception). Cette garantie fait partie de l'assurance maladie et invalidité ainsi que de l'assurance accidents du travail et maladies professionnelles, tandis que les incapacités venues avec l'âge relèvent logiquement de l'assurance vieillesse.
Diviser pour dépenser
Pourquoi alors vouloir créer une branche spécifiquement destinée à un soi-disant cinquième risque ? Tout simplement parce qu'un risque nouvellement reconnu échappe à la discipline budgétaire qui s'impose à la couverture des risques anciennement étiquetés. Traiter la dépendance des personnes âgées dans le cadre de l'assurance vieillesse aboutirait nécessairement à des réformes de celle-ci plus vigoureuses que la loi du 9 novembre 2010 : il faudrait en effet trouver dans un relèvement de l'âge moyen de départ à la retraite les ressources requises pour réaliser les améliorations souhaitées de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Les dépensiers veulent éviter cela.
En somme, le règne de la dépense incontrôlable relève comme tout autre règne du dicton diviser pour régner . Diviser le risque vieillesse en développant en dehors du système de retraites une assurance dépendance... indépendante est le meilleur moyen pour augmenter la dépense globale : un segment des dépenses (et donc des prélèvements ou de l'endettement) en faveur des retraités serait ainsi sanctuarisé, mis en position d'échapper aux freins qui sont mis par ailleurs aux dépenses sociales. Et le développement de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées n'aurait plus à être compensé par des mesures restreignant la folle générosité du système de retraites par répartition.
Cette technique est classique. Pour échapper aux restrictions de crédits, le meilleur moyen est de présenter un projet innovant . L'innovation est reine : ses caprices sont des ordres. On le voit bien dans le domaine énergétique : un Rémy Prud'homme a beau montrer que l'on brûle plus d'énergie fossile en produisant le courant requis pour charger les batteries des voitures électriques qu'en alimentant un moteur à explosion (Les Echos, 22 octobre 2010), le caractère innovant de la chose attire les subventions comme l'aimant la limaille [3].
Nos bureaucrates, ceux des entreprises comme ceux des États et des collectivités territoriales, raffolent des innovations, vraies ou fausses, qui permettent de multiplier les subventions, les ouvertures de crédits et les dépenses inutiles. Depuis l'art (cf. les analyses cruellement lucides d'une Aude de Kerros publiées sur ce site) jusqu'aux technologies de pointe, partout pullulent ces pièges à fric. Une grande partie des innovations financières qui sont à la racine de la crise dont nous subissons les effets depuis maintenant trois ans relèvent de la même analyse.
Il ne s'agit évidemment pas ici de prendre position contre l'innovation en général : le monde a un grand besoin de découvertes, de produits et de procédés aujourd'hui inconnus, ne serait-ce que pour affronter les incroyables défis inhérents à la croissance économique et démographique mondiale. Il s'agit simplement de dire que n'est pas innovation tout ce qui est présenté comme tel, et que, parmi les innovations véritables, il en est d'utiles, d'inutiles, et de nuisibles. Les dépensiers déguisent volontiers des pratiques anciennes en innovations (il suffit de changer l'emballage [4]) ; et ils poussent à la mise en œuvre de nombreuses innovations inutiles ou nuisibles, si leur intérêt personnel y trouve son compte.
Rassembler et limiter l'ensemble des dépenses en faveur des retraités
Un fort pourcentage (environ 45 %) de la prise en charge des soins par la Sécurité sociale profite aux retraités. Tant que l'addition correspondante ne sera pas présentée à la branche vieillesse, le risque est grand de laisser déraper les prélèvements sur les revenus des actifs. Or il faut absolument limiter ce prélèvement en pourcentage des revenus d'activité si l'on veut que les échanges entre générations successives restent équitables. Subsidiairement, rappelons que nul ne prend plaisir à se faire exploiter, et que si les jeunes générations sont mises en coupe réglée par leurs aînés, le discours syndical et solidariste selon lequel c'est en définitive pour leur bien, pour qu'ils puissent à leur tour bénéficier de très longues vacances du troisième âge, de soins très élaborés et d'une prise en charge de leur dépendance, ce discours ne trompera pas indéfiniment ceux à qui il est destiné.
En effet, il s'agit typiquement d'une chaîne d'argent, c'est-à-dire du procédé par lequel on extorque de l'argent à des personnes crédules en leur promettant qu'ultérieurement elles pourront faire de même avec d'autres personnes. C'est ce qu'ont fait Ponzi, Madoff et bien d'autres financiers véreux. Or les escroqueries de ce type finissent par voler en éclats, même quand les Etats se mêlent de les défendre. Déjà nos jeunes sont de plus en plus nombreux à dire qu'ils n'auront pas de retraite et qu'il leur faudra se débrouiller chacun pour soi : ils subodorent l'arnaque, et leur réaction risque de mettre en danger le principe même des échanges intergénérationnels. A trop tirer sur la solidarité, on finira par la casser.
Pour éviter un tel dénouement, il n'y a pas d'autre solution que de faire la vérité, conformément aux recommandations pontificales. En l'espèce, la vérité sur les échanges entre générations successives. Les actifs ont une dette de reconnaissance envers ceux qui les ont élevés quand ils étaient jeunes, mais il ne s'agit pas d'un chèque en blanc. Le total, comprenant les pensions, l'assurance maladie des retraités, et la prise en charge de la dépendance, doit rester proportionné à ce que les actifs ont jadis reçu de leurs aînés. En enfreignant cette règle, c'est tout notre système de sécurité sociale que nous mettons en péril.
La loi retraites du 9 novembre dernier dispose (art. 16) qu'un comité de pilotage des retraites lancera en 2013 un débat national sur une réforme systémique. Ce débat manquera de pertinence s'il ne concerne que les retraites stricto sensu : il faut absolument que la dépendance et la partie de l'assurance maladie qui profite aux retraités en fasse partie, car ce ne sont pas les découpages institutionnels qui importent, mais la réalité des échanges entre générations successives.
Les générations moins fécondes ne peuvent pas prétendre recevoir autant, une fois à la retraite, que les générations plus fécondes
Il est courant de dire que le problème du financement des retraites, aujourd'hui, et celui de la dépendance, dans une vingtaine d'années, sont liés au baby-boom 1946-1974. Cela n'est pas faux, mais ambiguë. Il faut faire la vérité sur cette relation si nous voulons résoudre les problèmes dans lesquels nous nous sommes empêtrés à propos de tout ce qui relève de l'échange intergénérationnel : retraites, dépendance, et une partie de l'assurance maladie.
Les Français nés durant l'entre deux guerres étaient peu nombreux, mais ils ont mis au monde beaucoup d'enfants (environ 2,5 enfants par femme). Les baby-boomers, en revanche, ont eu moins d'enfants (de 1,8 à 2 par femme). Dès lors, la situation des seconds, au regard de la retraite et de ce qui va avec, est nécessairement moins bonne que celle de leurs aînés. Mettre au monde des enfants et les élever, c'est d'abord une histoire d'amour, mais c'est aussi un investissement, ce que les économistes appellent l'investissement dans le capital humain. Or quel actionnaire ayant investi 200 pourrait raisonnablement espérer avoir le même dividende que celui qui a investi 250 ? Les générations qui ont beaucoup investi dans la jeunesse ont pu bénéficier de retraites confortables ; ceux qui ont investi environ 20 % moins devront se contenter de retraites environ 20 % moins généreuses, que ce soit en percevant de moindres pensions mensuelles, ou en les percevant moins longtemps.
Il est donc illusoire de penser que la situation au regard de la retraite d'une personne née vers 1960 pourrait être analogue à celle de ses parents nés vers 1930. Premièrement l'espérance de vie des seconds est supérieure d'environ 4 ans à celle des premiers, ce qui requiert de prendre sa retraite 4 années plus tard ; et deuxièmement leur investissement dans la jeunesse a été inférieur de 20 %, ce qui implique soit des taux de remplacement des revenus professionnels par les pensions également inférieurs de 20 %, soit un âge à la liquidation majoré de 3 ou 4 années supplémentaires.
Concrètement, la démographie exige des personnes nées vers 1960 un départ à la retraite retardé en moyenne de 7 à 8 années par rapport à la génération de leurs parents, sauf à se contenter de taux de remplacement inférieurs, ou à exiger des jeunes qui entrent aujourd'hui dans le monde du travail des redevances beaucoup plus importantes en proportion de leurs revenus. Autrement dit, la génération 1960 devrait partir à la retraite (en moyenne) non pas vers 63 ans, comme on peut s'y attendre du fait de la loi du 9 novembre, mais aux alentours de 67 ans.
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Il aurait fallu anticiper bien davantage. La réforme de 1993 a misé exclusivement sur la baisse du taux de remplacement, sans donner aucune échappatoire sous forme d'une liquidation plus tardive : ce fut une loi financièrement efficace, mais dépourvue de vision stratégique pour l'avenir. La loi de juillet 2003, la pauvre loi , comme je l'ai appelée dès sa sortie, fut insignifiante : une occasion manquée. La loi du 9 novembre, dont j'ai critiqué le caporalisme et l'absence de dimension systémique, a en revanche le mérite d'indiquer clairement qu'il est impératif de ne pas rester scotchés sur la retraite à 60 ans. De plus, elle entrouvre la porte à une réflexion sur une réforme systémique.
Prévue en 2013, celle-ci devrait pour bien faire avoir lieu dès maintenant, de façon à ce que les élections de 2012 se jouent pour une part importante sur des programmes relatifs à l'organisation des échanges entre générations successives, incluant non seulement la retraite, mais aussi la politique familiale (qui est un des financements de l'investissement dans la jeunesse), la prise en charge de la dépendance et l'assurance maladie des retraités. Faute de quoi, pris en tenaille entre les réalités démographiques et les habiles manœuvres des prodigues, nous risquons fort de persévérer dans la croissance de l'endettement public, et je n'aurais plus dans quelques années qu'à écrire chronique d'une catastrophe annoncée .
*Jacques Bichot est économiste, auteur de Retraites, le dictionnaire de la réforme, l'Harmattan, 2010.
[1] Parabole de l'intendant malhonnête, Lc 16.
[2] Celle du dôme fut entreprise en 1676 ; les bâtiments destinés à l'hébergement des soldats devenus inaptes au combat furent édifiés entre 1670, date de la création de l'Institution des Invalides, et 1674.
[3] Certes, les véhicules électriques ont l'avantage de ne pas polluer l'endroit où ils roulent, et d'être silencieux. Ce peut être de bonnes raisons pour les adopter en ville, mais en sachant bien que, sauf à équiper le monde entier en centrales nucléaires au même niveau que la France (ce qui supposerait de trouver assez d'uranium), cela ne diminuera pas la combustion de charbon et d'hydrocarbures.
[4] La théorie de la concurrence monopolistique a bien analysé cette pratique. Quand une entreprise réalise une innovation, elle se trouve en situation de monopole jusqu'à ce que ses concurrents proposent des biens ou services équivalents, ce qui lui permet de réaliser des profits confortables. La tentation est donc forte pour chaque firme de faire croire au public, en effectuant quelques changements mineurs mais bien visibles, qu'elle a réalisé une innovation rendant son produit unique : c'est ce que l'on appelle familièrement changer l'emballage.
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