Pour les conservateurs, le sentiment que l’ordre ancien est en train de s’évanouir ou s’est bel et bien effacé n’est guère nouveau. Mais à mesure que l'étrangeté et les excès de la civilisation moderne se renforcent, beaucoup ont pu être tenté de jeter l’éponge, et de mettre leurs espoirs dans une solution eschatologique - ou à tout le moins, dans un accomplissement de leurs désirs à très long terme. Tâchons cependant d’adopter un autre état d’esprit.
[Un article paru dans le n°88 de la revue Liberté politique.]
Certes, les pays d’Europe centrale et orientale ont une histoire différente de celle de la France, sans parler de celle des États-Unis. Mais lorsqu’ils ont émergé des décombres du communisme au début des années 1990, il y avait certainement toutes les raisons de craindre qu’une restauration de leur civilisation classique - au moins à titre d’horizon motivant - ne soit pas possible. À tout le moins, on pouvait anticiper, dans les grandes lignes, que le doux empire du libéralisme viendrait remplacer le communisme, ne laissant au christianisme et à la culture traditionnelle guère plus qu’un rôle mineur à jouer.
Un voyageur dans le temps, ayant pour point de départ 1991, et qui débarquerait en l’an de grâce 2021, aurait de quoi être quelque peu perturbé. Loin des attentes formulées trente ans auparavant, il pourrait constater que les régimes autoritaires comme la Chine n’ont pas poursuivi leur libéralisation, mais ont au contraire renforcé à la fois leur régime et leur position géopolitique. Il verrait que les démocraties libérales comme les États-Unis, en revanche, sont devenues culturellement décrépites et économiquement affaiblies, se nourrissant de courants périmés, d’innovations superficielles et de la tendance qu’ont les démocraties à éviter de penser sur le long terme.
La situation de l’Europe centrale – de la Hongrie et de la Pologne en particulier – est à bien des égards plus frappante que celle de telle ou telle démocratie occidentale. L’expérience politique récente de ces deux pays offre des leçons, et même de l’espoir, aux démocraties occidentales qui ont connu pourtant des jours meilleurs. Le récent revirement de la Hongrie est aussi une mise en accusation, non seulement des classes dirigeantes des États-Unis et de l’Europe occidentale dans leur ensemble, mais en particulier du conservatisme occidental et surtout américain. Dans le cas des États-Unis, les conservateurs ont passé la plus grande partie des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale à mettre en garde contre les dangers supposés d’une action gouvernementale excessive. Or, le coeur de la transformation en Hongrie s’est produit précisément dans le domaine qui semble aujourd’hui le plus difficile à réparer : la famille. Et c’est précisément le domaine de la famille qui peut le plus facilement être modifié par les politiques gouvernementales – en réorientant le puissant outil que constituent les programmes d’aides de l’État, non au profit de modes de vie dégénérés et sans enfants, mais bien en direction de ceux qui, au contraire, vont permettre de perpétuer la nation.
Lorsque le Fidesz, le parti de Viktor Orbán, est arrivé au pouvoir en 2010, le taux de natalité de la Hongrie n’avait cesser de chuter, année après année, depuis le milieu des années 1970, et le pays voyait sa population globale décroître à un rythme significatif chaque année. D’emblée, le Fidesz a fait ouvertement de la promotion de la vie de famille et de la maternité la condition sine qua non de la réalisation de son programme de politique intérieure. Plutôt que de considérer les dépenses nationales pour les familles comme quelque chose à minimiser ou à rationaliser comme un régime d’assurance mutuelle, le gouvernement s’est fixé comme objectif déclaré d’augmenter chaque année les dépenses familiales. La Hongrie compte désormais une dépense nationale annuelle à destination des familles à hauteur de 5 % de son PIB.
La Hongrie a adopté sa nouvelle constitution, la Loi fondamentale, le 18 avril 2011. L’article L de la Loi fondamentale promet de « protéger l’institution du mariage » et déclare : «La Hongrie encouragera l’engagement d’avoir des enfants. » La Hongrie a ensuite adopté une loi cardinale (ainsi nommée lorsqu’elle a été adoptée par une supermajorité parlementaire) sur la protection des familles. La loi CCXI de 2011 stipule que « l’État doit promouvoir l’engagement d’avoir des enfants en vertu des lois pertinentes du Parlement et aider les parents à remplir leur engagement d’avoir des enfants ». L’article 2 de la loi ordonne en outre que « le soutien aux familles soit séparé du système de prestations sociales fondé sur l’admissibilité » et que « l’État contribuera principalement à une parentalité responsable en fournissant des subventions ».
Aux États-Unis, les conservateurs craignent souvent que les régimes de prestations familiales fournis en dehors du contexte d’une culture familiale conservatrice ne soient en quelque sorte contre-productifs. Ces préoccupations n’étaient pas étrangères à l’approche hongroise. En effet, le Fidesz est arrivé au pouvoir en 2010 avec un taux de fécondité bien inférieur à celui des États-Unis, en vertu d’une situation culturelle bien plus difficile. Plutôt que de se contenter de payer des prestations familiales, cependant, le gouvernement hongrois a lancé un ensemble d’initiatives plus larges, destinées à façonner les normes culturelles autour de la vie de famille.
Depuis 2010, date à laquelle le gouvernement Orbán a lancé sa politique familiale, le taux de fécondité en Hongrie a augmenté de 28 %. Avant 2010, le nombre d’avortements pour cent naissances s’était stabilisé à environ quarante-cinq, après avoir chuté drastiquement par rapport aux chiffres de l’époque communiste, lorsque l’avortement était en fait utilisé comme une forme de contraception. Selon les statistiques du gouvernement hongrois, après la mise en ligne des politiques familiales, les avortements ont chuté de 35 % supplémentaires.
Avec le début de la mise en oeuvre de sa politique familiale en 2011, la Hongrie a connu une nette amélioration de son taux de nuptialité ainsi qu’une baisse des divorces. Depuis 2010, les mariages pour mille personnes ont augmenté de 88 %, tandis que les divorces ont chuté de 25 %.
La Hongrie se démarque de la tendance de ses voisins. Entre 2010 et 2017, les taux de nuptialité dans l’Union européenne sont restés stables à environ 4,4 pour 1000 personnes par an. Pourtant, en Hongrie, ils sont passés de 3,6 à 5,2, soit une énorme augmentation de 45 %. Au cours de cette période, les divorces sont également restés stables dans l’Union européenne, à raison de 2 pour 1 000 personnes par an. Pourtant, en Hongrie, ils sont passés de 2,4 à 1,9, soit une baisse de 21 %. Il est clair que la Hongrie va à l’encontre de la tendance européenne.
Il ne s’agit pas non plus d’un phénomène régional. Prenons les cinq plus proches voisins postcommunistes de la Hongrie : la Roumanie, la Croatie, la Serbie, la Slovaquie et la Slovénie. L’augmentation moyenne du taux de nuptialité dans ces pays entre 2010 et 2017 n’a été que de 11,5 %, contre 45 % en Hongrie. En tête de liste se trouvait la Roumanie, qui a enregistré une augmentation de 28 %. Mais lorsque nous élargissons le champ d’études avec un ensemble de données nationales supplémentaires, la Hongrie bat toujours la Roumanie de loin. Après 2017, le taux de nuptialité n’a pas augmenté en Roumanie, ce qui signifie qu’en 2019, il n’avait augmenté que de 28 % par rapport à sa base de 2010. Pendant ce temps, en Hongrie, entre 2010 et 2019, le taux de nuptialité a augmenté de 88 %. Quelle que soit la façon dont on prend en compte les chiffres, la Hongrie reste une exception extrême en ce qui concerne la croissance de son taux de nuptialité.
Quelles étaient et quelles sont donc les politiques familiales qui ont orienté la Hongrie dans cette direction ?
Au niveau global, la Hongrie a sensiblement augmenté ses dépenses familiales, de 2,6 milliards € en 2010 à plus de 8 milliards € aujourd’hui. Dans le même temps, à partir de 2011, elle a créé un lien entre ses dépenses publiques aux familles et la structure familiale, garantissant ainsi qu’une forte incitation soit en place pour les familles qui souhaitent effectivement élever des enfants. Le système hongrois comporte quatre éléments principaux : des prestations financières directes aux parents, payées en espèces ; un allégement fiscal pour les familles; des prêts-subventions ; et enfin une aide hypothécaire.
1. Les allocations familiales.
La Hongrie offre aux parents un congé parental payé pour une durée maximale de trois ans. Pour les mères qui avaient un emploi avant la naissance de leur enfant, une allocation de garde de six mois est versée à 100 % du salaire antérieur ; puis, jusqu’à l’âge de 2 ans, l’allocation de garde d’enfants équivaut à 70 % du salaire antérieur (dans la limite de 140 pour cent du salaire minimum). L’aide à l’éducation des enfants se poursuit jusqu’à l’âge de 8 ans et l’allocation scolaire jusqu’à 18 ans. L’objectif du gouvernement est de faire en sorte que les mères d’enfants en bas âge se portent mieux qu’elles ne l’auraient été pendant qu’elles travaillaient afin de les libérer du choix d’avoir des enfants ; le système les encourage également à reprendre un emploi normal plus tard si elles le souhaitent.
2. Les allégements fiscaux pour les familles.
Depuis 2011, la Hongrie a progressivement élargi l’admissibilité à l’allocation fiscale pour les familles et a augmenté le crédit d’impôt pour les personnes en charge de famille. Désormais, les parents d’un enfant bénéficient d’un crédit fiscal mensuel de 30 € ; les parents de deux enfants, de 60 € par mois par enfant ; les parents de trois enfants, de 99 € par mois et par enfant. En 2010, elles étaient à peine cent mille familles à avoir bénéficié de l’avantage fiscal. En 2018, plus d’un million de familles ont reçu la prestation ; depuis 2020, le gouvernement consacre 1,2 milliards d’euros à l’allocation fiscale familiale.
3. Plan d’action pour la protection de la famille.
Les jeunes couples bénéficient également d’un prêt sans intérêts de 30 000 €, qui est progressivement annulé jusqu’à ce que, après avoir eu leur troisième enfant, le prêt soit entièrement annulé. Le plan comprend également une subvention à l’achat d’une voiture (jusqu’à 7 500 €) pour les familles de trois enfants ou plus. En plus des prêts au logement (mentionnés séparément ci-dessous), le plan comprend également une exonération permanente de l’impôt sur le revenu des particuliers pour les mères de quatre enfants, ainsi que des frais de garde d’enfants pour les grands-parents.
4. Prêts au logement.
Lorsque le Fidesz est arrivé au pouvoir en 2010, de nombreux Hongrois avaient des prêts hypothécaires au logement libellés en euros et, à mesure que le marché évoluait, beaucoup se sont retrouvés en difficultés. Après que le gouvernement ait converti de nombreux prêts en forints, il s’est attaché à lever l’obstacle à la formation de la famille que constitue le logement. Depuis 2016, les familles élevant ou ayant l’intention d’élever trois enfants ont droit à un paiement en espèces de 30 000 € lors de l’achat d’un logement. Les familles sont également éligibles à un prêt allant de 30 000 € à 45 000 € selon la taille de la famille.
Cependant, les politiques financières familiales ne sont pas le seul élément de l’approche hongroise. Katalin Novák, la ministre chargée de superviser les initiatives pro-famille de la Hongrie, m’a expliqué lors d’une réunion en décembre que l’éducation en faveur de la famille faisait partie intégrante des initiatives familiales hongroises. Les écoliers apprennent, à un âge approprié, les prestations familiales dont ils disposent s’ils choisissent de fonder une famille. Le fait même d’avoir un ministère gouvernemental dédié aux affaires familiales donne également le ton au niveau national. Au total, le gouvernement hongrois consacre 4,7 % de son PIB à des mesures de politique familiale, prestations en espèces et abattements fiscaux en soutien aux famille et en aide au logement. Pensés comme un tout, ces avantages orientent les dépenses gouvernementales hongroises en direction de la famille, qui apparaît comme le coeur de la société.
Le processus de mise en place d’une politique familiale est lent, mais il commence à partir du moment où la droite assume, en des termes non équivoques, le fait que la sécurité de la famille soit cruciale pour la force nationale – économiquement, culturellement et géopolitiquement. En ayant cet objectif régulateur à l’esprit, les hommes d’État entreprenants, avec des administrateurs compétents, peuvent déterminer les moyens les plus efficaces de renforcer la vie de famille quel que soit le contexte national.
Article à retrouver dans le numéro 88 de Liberté politique.
Le numéro peut-être commandé à cette adresse : http://libertepolitique.com/La-revue/La-revue-Liberte-Politique/Demographie-une-catastrophe-annoncee
Traduit de l’américain par Constance Prazel.
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L'auteur
Gladden Pappin (gjpappin@protonmail. com) est professeur en Sciences politiques à l’Université de Dallas, et cofondateur et rédacteur en chef adjoint
de la revue American Affairs (http://americanaffairsjournal.org)