La Chine est à l’honneur à la Fondation Vuitton, au Bon Marché avec Ai Weiwei puis, en mai, Huang Yang Ping "investira" le Grand Palais pour un énième Monumenta. Hasards du calendrier ? Pas vraiment puisque Vuitton possède le Bon Marché mais l’orchestration va plus loin : Emmanuelle Lequeux vend délicatement la mèche dans un article du Monde (1) et ce qu’elle baptise "redoutable entreprise de séduction des musées français" ressemble beaucoup à une corruption déguisée en mécénat, à moins que cela ne relève de la simonie (2).
D’abord il y a les dons. Depuis celui du cheval de Troie, on sait qu’il faut s’en méfier. Mais le musée national d’art moderne ayant accepté en 2015 ceux de tycoons asiatiques, les généreux donateurs s’enhardissent : le bel Adrian Cheng, milliardaire de 35 ans, vient d’entraîner le centre Pompidou dans un "partenariat" privé/ public décoiffant ; il a créé à Beaubourg un poste de conservateur dévolu à l’art chinois, entièrement à sa charge (ou plutôt à celle de sa fondation K11, organisme à but non lucratif, c’est plus rassurant). Le plus drôle, c’est que tout le monde fait mine de ne pas s’apercevoir que c’est aussi à son service. Certes, Beaubourg n’a pas renoncé à son rêve d’installer un clone du Centre à Shanghai ou ailleurs ; certes, les conservateurs français se plaignent de payer parfois eux-mêmes l’hôtel aux artistes invités. Mais à ce prix-là, celui d’un entrisme caractérisé, mieux vaudrait avoir une politique culturelle moins ambitieuse qui reste libre et démocratique ! Car les œuvres achetées sur le conseil du conservateur pro-chinois, resteront à charge du Centre, donc du contribuable français, qui devra financer expositions, assurances, restaurations… si les choix sont mauvais, un fonctionnaire devrait devoir en répondre mais le conservateur par intérim sera envolé depuis longtemps.
Les institutions, et les institutionnels, sont donc à vendre ? Leurs fanfaronnades ne trompent personne : "aucune puissance privée ne saurait interférer sur sic nos choix, pas question de favoriser la reconnaissance d’un artiste qui arrangerait notre mécène". Le phénomène se généralise : au Palais de Tokyo, c’est le poste du directeur artistique adjoint, "pas moins" qui est financé à parts égales par Total et le même Adrian Cheng, pour 3 ans. Là aussi, la main sur le cœur, toute ingérence est réfutée. Or Cheng, s’il nie promouvoir sa propre collection, ne fait pas mystère de vouloir "un écosystème international, une plateforme où les jeunes artistes chinois puissent avoir leur place". Il revendique pour le collectionneur de nouveaux rôles : producteur, promoteur et… perturbateur sic.
Les artistes français, qui ne disposent d’aucune place dans aucun écosystème, comprennent mieux pourquoi : ceux qui sont chargés de les aider, avec l’argent du contribuable, sont occupés à mieux, voire à laisser les manettes au plus offrant ! "Tous les jours, je reçois des emails de russes ou d’Ouzbeks qui offrent 300 000 euros pour montrer leur collection : nous refusons bien sûr ces "compromissions" s’exclame-t-on au Palais de Tokyo (ou de Pékin ?).
Doit –on comprendre qu’à 300 000 euros c’est une compromission, mais qu’une somme plus conséquente, offerte par un milliardaire plus branché, transforme l’opération en fécond partenariat ? Car Adrian Cheng est le promoteur du concept de "centre-commercial-musée" qui mixe AC et shopping, opération à but bien lucratif cette fois ! Le Monde est quand même gêné aux entournures, la ficelle est grosse. Le premier chinois à avoir fait l’objet d’une exposition personnelle au palais de Tokyo, l’été 2015, dans le cadre d’un accord avec Cheng et sa fondation K11, n’a convaincu personne même pas Le Monde : son imagerie kitsch succédait à une expo franco-chinoise organisée déjà par K11 et qualifiée de "ratée". Le Palais de Tokyo-Pékin promet dans 3 ans de mettre le cap sur l’Afrique. Sur l’A-fric plutôt alors ? Pour devenir le Palais de Bamako peut-être ?
Fabrice Hergott qui dirige, en face, le musée d’Art moderne de la ville de Paris, avoue qu’en 2013 il aurait bien eu du mal à présenter le peintre Zeng Fanzhi sans l’aide d’un autre milliardaire, Budi Tek. Mais il reconnait qu’il aurait pu faire l’expo quand même. Visiblement nos dirigeants des grands centres d’art sont lancés dans une course effrénée au point de se doper à tous les financements. On peut préférer des champions moins performants, moins people, mais plus propres, plus transparents, plus démocratiques… Hergott avoue une raison de vouloir son expo : montrer qu’on pouvait regarder un artiste chinois "comme tout autre artiste" sans chercher de "particularisme chinois". Bref il lui importait de prouver que la Chine était de plein pied dans la mondialisation ; (la démonstration intéressait son financier, Budi Tek, encore plus). Le palais de Tokyo peut donc se transformer en Palais de Pékin, de Bamako demain, de Miami par la suite : ici, c’est comme partout dans l’ailleurs globalisé.
Ce manège dure depuis un moment. Le 11 décembre 2012 un petit entrefilet du Monde, page 22, signalait sans s’y appesantir, la nomination de Sylvia Chivaratanond à un poste de conservateur au Centre Pompidou. Diplômée de Leicester et UCLA, ayant été commissaire de nombreuses expos aux USA et à Londres, elle avait pour mission d’enrichir nos collections nationales… en art américain. Elle n’avait pas été recrutée directement par le Musée National d’Art moderne, mais par la Fondation des amis américains du Centre Pompidou !
Peut-être serait-il bon d’édicter une règle de bonne conduite : n’accepter ce type de recrutement que s’il y a réciproque… Au moins s’explique l’attitude de la bureaucratie culturelle qui rechigne à donner ses critères d’acquisition : ce n’est même plus elle qui décide, elle s’est démise au profit du "mieux disant"… Paru sur www.sourgins.fr (1) "Les musées français s'éveillent à la Chine", Le Monde jeudi 11 février 2016, page 16 et 17.
|