L'année du cinquantième anniversaire du traité de Rome, vrai point de départ de la construction européenne, se termine sans que le rôle essentiel du général de Gaulle au départ de celle-ci ait été salué comme il convient.

 

Les partisans de l'intégration européenne se gardent de mentionner son nom : il n'évoque pour eux que le refus de la supranationalité, la dénonciation des cabris et la politique de la chaise vide. Bref, le général est le mauvais génie, un homme forcément dépassé . Les souverainistes les plus radicaux, de leur côté, réduisent son action à la défense de la souveraineté nationale. De manière un peu courte, tout ce qui va contre l'Europe est, pour eux, gaullien.

Seuls des hommes comme l'archiduc Otto de Habsbourg ont rendu hommage au rôle du général aux origines de la construction européenne. Un rôle essentiel.

Il est même permis de dire que l'Union européenne, telle que nous la connaissons pour le meilleur et pour le pire, n'existerait sans doute pas si le général de Gaulle ne s'était trouvé au pouvoir pendant les onze années qui ont suivi la signature du traité de Rome.

Ce traité, il n'en avait pas été, comment l'ignorer ? enthousiaste. Muré dans un silence hautain au moment où il était négocié, il ne cacha cependant pas à ses proches les réserves que lui inspirait ce projet, au même titre que toutes les initiatives des partisans de l'Europe intégrée.

Néanmoins, une fois revenu au pouvoir, il s'attacha à le mettre en œuvre avec ardeur.

D'abord parce qu'il mettait un point d'honneur à respecter la signature toute fraîche de la France.

Ensuite parce qu'il voyait dans ce traité instaurant le marché commun, au départ d'abord commercial, un défi à relever susceptible de stimuler les Français. La baisse des droits industriels, que tout le monde redoutait, même accompagnée d'une importante dévaluation, devait, selon lui, stimuler notre économie et c'est bien ce qui arriva. On ne saurait oublier que tout au long de la présidence de ce prétendu isolationniste, les tarifs douaniers industriels ne cessèrent de baisser : ils furent même abolis le 1er juillet 1968, peu de temps avant sa retraite.

Les partisans de l'Europe, qui, en France et à l'étranger, redoutaient le retour au pouvoir du général, suspect de nationalisme, virent dans ces premiers pas une heureuse surprise.

La politique agricole commune

Le climat se gâta à partir de 1962, quand il s'agit de mettre en œuvre le second volet du marché commun : la politique agricole commune, édifice plus complexe parce qu'il supposait toute une mécanique, coûteuse pour les budgets, de soutien des marchés et non pas seulement leur libre jeu.

Ce volet avait été signé avec beaucoup de réticences par certains de nos partenaires. Il était considéré d'un mauvais œil par les États-Unis qui craignaient le protectionnisme européen et risquaient, du fait de la préférence communautaire, de perdre une partie de leurs débouchés agricoles sur le continent. C'est pourquoi Jean Monnet, toujours proche des intérêts américains, initiateur de la CECA et de la CED avait été réticent devant le traité de Rome.

Nul doute que si une forte volonté n'avait appuyé la mise en œuvre du marché commun agricole, ce dernier eût été coulé par les pressions américaines sur les Européens les plus vulnérables. Pour le général de Gaulle, aucun compromis n'était possible : le volet industriel, favorable disait-on à l'Allemagne, devait être complété par le volet agricole dont la France serait le grand bénéficiaire. C'est cette volonté qui s'affirma au cours des marathons agricoles successifs, du premier, fin 1961 à la crise de juin 1965 qui se traduisit durant sept mois par la politique de la chaise vide et au terme de laquelle la France finit par imposer son point de vue.

Comme toujours chez le général, les enjeux de la grande politique ne lui faisaient pas perdre de vue les intérêts concrets des Français, en l'occurrence des agriculteurs.

C'est ainsi que le général imposa la mise en œuvre du marché commun agricole. Quand on sait que ce dernier représenta pendant une vingtaine d'années environ 80 % du budget communautaire, on mesure l'importance qu'il eut au démarrage de la Communauté économique européenne. Jusqu'aux années quatre-vingt, l'Europe, c'est d'abord la politique agricole commune. Nul doute que sans la forte volonté du général, celle-ci n'eut pas vu le jour.

Le rejet de la candidature du Royaume-Uni

Autre sujet contentieux : l'entrée de l'Angleterre dans la Communauté. Pour nos partenaires, poussés par les États-Unis, celle-ci allait de soi. Que le gouvernement britannique cachât à peine son intention d'y être le cheval de Troie des Américains, voire de saboter l'entreprise de l'intérieur, leur importait peu. Paradoxalement, sur la scène française, les partisans de l'intégration la plus poussée, SFIO et MRP, qui, n'en étaient pas à une contradiction près, étaient aussi les plus fermes partisans de l'entrée du Royaume-Uni. Même contradiction hors de nos frontières chez un Paul-Henri Spaak pour qui l'Europe sera supranationale ou ne sera pas , mais lui aussi fervent partisan de l'entrée de l'Angleterre...

On sait comment le général mit son veto, à deux reprises en 1962 et 1967, à cette candidature. Le Royaume-Uni entra dans la Communauté mais plus tard, après qu'elle ait été consolidée ; on sait le rôle ambigu que ce pays joua dans l'Union, une fois entré : sa manière propre de garder un pied dedans et un pied dehors, de tirer tous les avantages et de refuser les inconvénients de l'Europe. Tout cela est, on ne le voit que trop, conforme au pronostic du général. Mais dans les décennies qui ont suivi, l'Angleterre ne cherchait plus à démolir l'édifice. Nul doute que si, comme cela aurait été le cas avec tout autre dirigeant que lui, l'Angleterre avait été admise d'emblée, l'entreprise européenne eut fait long feu.

La réconciliation franco-allemande

À cette Europe en construction, il ne suffisait pas de se doter d'institutions, il fallait une âme. Il fallait pour cela surmonter la principale source de conflit : le contentieux franco-allemand. Le traité d'amitié et de coopération du 22 janvier 1963, passé entre de Gaulle et Adenauer, acte historique s'il en est, mettait un terme à un siècle d'hostilité entre les deux principales nations continentales de l'Europe de l'Ouest. Désormais la coopération franco-allemande devait être le moteur des avancées européennes, la négociation directe entre les deux grands partenaires permettant à chaque pas de prévenir ou de surmonter les crises.

Cette conception gaullienne de l'Europe fondée sur l'idée d'un bloc continental solidaire à direction franco-allemande et émancipé des Anglo-Saxons ne plaisait pas à Washington. L'Amérique tenta de saboter le traité de l'Élysée ou du moins de lui enlever sa portée en assortissant sa ratification par la partie allemande d'une déclaration destinée à en amoindrir la portée. Le paradoxe est que cette déclaration fut préparée sous les auspices de Jean Monnet, fidèle à ses allégeances américaines et que l'aveuglement idéologique conduisait ainsi à contrecarrer l'acte de réconciliation le plus fondamental qui ait été passé en Europe depuis la guerre

Mécontent des positions prises par la Commission, spécialement par son président Walter Hallstein, de Gaulle obtint au terme de l'ultime crise de 1965-66 qu'elle soit renouvelée dans un sens plus favorable à ses idées. Elle n'eut plus à partir de ce moment et pour quelques années la prétention de devenir un super-gouvernement. En même temps que le rêve supranational était enterré, de Gaulle fit admettre en, janvier 1966 le compromis dit de Luxembourg selon lequel aucune décision majeure ne saurait être imposée contre son gré à un des pays composant le marché commun.

En outre l'Euratom était enterré.

Même s'il eut par la suite quelques mouvements d'impatience hostiles aux institutions européennes, de Gaulle ne remit plus en question l'équilibre ainsi trouvé.

L'échec du plan Fouché

S'il mit provisoirement fin au rêve supranational, le général de Gaulle ne parvint cependant pas à imposer sa vision d'une Europe des patries : coopération organisée d'États en attendant d'en venir, peut-être, à une puissante confédération. C'était l'objectif du plan Fouché (1961) refusé par nos partenaires sous la pression des États-Unis.

Mais même si le principe supranational se trouvait mis en veilleuse, ce que les adversaires du Général ne lui pardonnèrent pas, l'édifice institutionnel de la Communauté économique européenne était durablement consolidé. Il était fondé sur une base solide, le marché commun agricole, lequel devait être la matrice des futurs développements institutionnels. Il était d'autre part à l'abri des tentatives de sabotage anglaises et se trouvait doté d'un moteur : le tandem franco-allemand au travers duquel la France pouvait imprimer largement sa marque. Malgré l'éloignement de l'Allemagne au temps du docteur Erhard, successeur aussi médiocre qu'infidèle d'Adenauer, le traité de coopération franco-allemand porta ses fruits.

Comme on sait, c'est le marché commun — et non la CECA ou toute autre initiative — qui est la matrice de tous les développements ultérieurs de l'aventure européenne. La formule arrêtée au cours des années soixante : coopération institutionnelle d'États, primauté de l'agriculture, dura jusqu'aux années quatre-vingt. Moins que l'élargissement, c'est l'inclusion de l'agriculture dans le laminoir du GATT (aujourd'hui OMC) en 1984 qui marqua sa fin. Privé de sa base agricole — et même industrielle du fait de l'érosion du tarif extérieur commun, la Communauté devait rechercher d'autres finalités : l'harmonisation des législations, l'union monétaire, la libre circulation des hommes (et des capitaux) , et à terme, la relance du projet d'union politique marquent , à partir de 1990 une nouvelle phase dont on peut imaginer sans peine combien le général de Gaulle l'eut désapprouvée .

Mais ces nouveaux développements se sont greffés sur un édifice qui était au départ celui du marché commun. Nul doute que si celui-ci, au cours des dix années critiques de sa mise en œuvre, n'avait été comme mis en couveuse , protégé par la forte volonté du général de Gaulle, l'entreprise eût fait long feu.

Photo : La rencontre De Gaulle-Adenauer à la cathédrale de Reims, le 8 juillet 1962.

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