Que les avocats du traité constitutionnel aient, durant la campagne référendaire, dit que le refus de ce traité allait isoler ou affaiblir la France était de bonne guerre. Que, par ce que nos amis allemands appellent la schadenfreude (joie mauvaise), certains hommes politiques se soient complus, le soir du vote, à reprendre cette antienne, était en revanche hors de propos.

On vit même M. Barnier souhaiter sur les ondes que tous les autres pays ratifient le traité... " et alors les Français verraient ! " Un ministre des Affaires étrangères voulant publiquement l'isolement de son pays était assurément une première. Il a été remplacé et c'est très bien.

La vérité est que le résultat du référendum, qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore, s'il affaiblit le projet européen, n'affaiblit nullement la position de la France, bien au contraire.

Nos voisins n'ont pas considéré que les Français leur avaient dit non, à eux. Leurs gouvernements savent, l'exemple des Pays-Bas le rappelle, qu'ils ont tous à peu près les mêmes problèmes vis-à-vis de leurs électeurs. Schroeder sait bien que si un référendum avait eu lieu en Allemagne, le résultat en eut été incertain. Le problème n'est nullement entre la France et ses voisins mais entre les dirigeants de l'Europe, que ce soit ceux de Bruxelles ou des États, et leurs peuples.

Qui ne sait par ailleurs que dans l'arène politique, le plus revendicatif, le plus exigeant, le plus prompt à dire non, emporte souvent le morceau ? Le syndicaliste qui laisse entendre qu'il ne tient pas ses troupes se fait craindre. Il y avait des tactiques que Bonaparte savait mieux que Napoléon ; en 1972, le jeune et fougueux ministre de l'Agriculture Jacques Chirac n'ignorait pas que pour arracher le morceau il fallait aller au clash : il le fit si bien que ce fut là le point de départ de sa carrière. Les dirigeants néerlandais, en haussant le ton à Bruxelles, immédiatement après le refus du traité constitutionnel par leur pays, l'ont bien compris. Les dirigeants français qui semblent attendre le prochain sommet européen comme la femme adultère attend les lapidateurs ont tort de le prendre comme cela. Il suffit de lire la presse étrangère pour savoir que tout ce qui viendra de France sera regardé avec plus d'attention que jamais.

Que le gouvernement français ne puisse plus faire avec hauteur, comme il en avait l'habitude, la leçon aux autres pays est une chose. Il ne sera pas pour autant en difficulté pour négocier ses intérêts, bien au contraire. Ceux qui parmi nos partenaires sont encore attachés à la construction européenne y regarderont à deux fois avant de refuser une revendication française.

Jean-Louis Bourlanges a raison de penser que le traité constitutionnel est mort. Dès que le travail de deuil aura été fait, continuer la tournée des ratifications, comme le propose la Commission, s'avèrera bien vite un exercice vide de sens. Ceux qui espèrent garder le plat constitutionnel au frigo pour le resservir aux Français dans un an avec une nouvelle sauce rêvent.

Mais cela signifie-t-il que la construction européenne est terminée ? Non, à condition qu'on n'en dégoûte pas définitivement les peuples en leur faisant le reproche amer de leurs refus, qui ne fut que celui d'un modèle particulier. Non à condition que les tenants du traité constitutionnel ne jouent pas la politique du pire : "Tant pis pour les peuples : puisque ils n'en veulent pas, ils en baveront. " Un état d'esprit nihiliste qui semble aujourd'hui dangereusement tenter nos élites : si par malheur il se répandait, ce serait la fin de l'Europe !

Un autre modèle

Mais l'espoir demeure permis si, après avoir pris pleinement en compte les revendications populaires qui se sont exprimées le 29 mai - et qui ne se résument pas aux poujadisme caricatural qu'y voient certains, on se tourne résolument vers un autre modèle d'Europe.

Lequel ? Il est sans doute trop tôt pour le définir. Pour le moment s'applique le traité de Nice mais très vite sa renégociation apparaîtra nécessaire. Il est probable que le futur traité européen devra abandonner l'ambition constitutionnelle et sera plus intergouvernemental que supranational. C'est pourquoi il ne saurait émaner en aucun cas de la Commission dont toute proposition est désormais vouée à l'échec. Si plan B il y a, il ne saurait partir de Bruxelles.

Tout en continuant à coopérer étroitement et même à gérer des politiques communes nombreuses, l'Europe devra, si elle veut repartir du bon pied, commencer par retoucher terre. Abandonner notamment ces trois dangereuses utopies que sont celles d'un État continental unique dont aucun peuple ne veut sérieusement, d'une monnaie non seulement unique mais parfaite et donc génératrice de chômage et d'un marché pur et parfait qui centralise la production des normes et affaiblit nos défenses immunitaires face au marché mondial (aucun marché n'est pur et parfait même pas celui des États-Unis !).

Il serait sans doute mal venu que la France se précipite aujourd'hui pour proposer quelque chose. Elle doit attendre son heure. Mais cette heure viendra, n'en doutons pas. Dès qu'un projet prendra tournure, la première question que se poseront ses promoteurs sera : qu' en pensent les peuples et d'abord le plus rebelle d'entre eux, le peuple français ? Le poids du gouvernement français dans les discussions à venir sera d'autant plus grand qu'il collera aux aspirations des Français. Si nos représentants continuent à tenir un discours idéaliste et décalé, nul doute qu'ils trouveront en face d'eux des interlocuteurs narquois et sceptiques. Si l'on sait qu'ils ont la population derrière eux, gageons que personne ne rira, bien au contraire.

De là à ce qu'on demande un jour à la France, en liaison avec ses partenaires historiques, l'Allemagne, les États du Bénélux, et peut-être l'Italie ou l'Espagne, de prendre la plume pour proposer sa copie, il n'y a pas loin. Mais il ne faut rien précipiter. Tout vient à temps à qui sait attendre.

* Roland Hureaux est essayiste, auteur de Les Nouveaux Féodaux (Gallimard, 2004).

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