La quête d'une partie de leur histoire et de leur identité par les jeunes adultes nés d'un don de gamètes est bien compréhensible au regard des souffrances morales qu'ils expriment. Il n'est donc guère étonnant qu'une majorité d'entre eux fassent valoir un droit à connaître leur origine et même un droit à nouer une relation avec leur géniteur, leurs demi-frères et sœurs génétiques... Faut-il lever l'anonymat du don de gamètes ? Quatrième et dernier volet de notre série sur l'assistance médicale à la procréation avec tiers donneur.

Le concept dangereux de pluriparentalité
Plusieurs personnalités instrumentalisent la demande de levée de l'anonymat du don de gamètes pour poser la première pierre d'un nouveau modèle familial où s'imposerait désormais la notion de pluriparentalité. Du fait des divorces, séparations et recompositions familiales, il y a déjà aujourd'hui plus d'un homme et d'une femme investis dans l'éducation d'un enfant, plaident-ils : ses parents mais aussi les beaux-parents qui se succéderont au cours des aléas de leur vie.

De la même manière, estiment-ils, la conception d'un enfant, lorsqu'elle requiert plus d'un homme et d'une femme, doit être reconnue socialement à sa juste valeur. Il s'agirait d'accorder des places à tous les partenaires qui collaboreraient à l'engendrement d'un enfant. On aurait ainsi un réseau d'adultes qui serait relié à un réseau d'enfants selon l'expression du professeur Pierre Jouannet. La parentalité serait éclatée en différents morceaux : génétique, gestationnelle, éducatrice.

La sociologue Irène Théry, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, a défendu résolument ce système à plusieurs reprises en faisant de l'engendrement une unique action complexe à plusieurs partenaires [1] . La psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval milite de même pour la reconnaissance et l'inscription sur l'acte de naissance de tout enfant, à côté des parents sociaux, des figures génitrices , voire gestationnelle, qui auront concouru à sa conception et à sa venue au monde.

Toutes deux ne cachent pas que la levée de l'anonymat est un principe crucial pour envisager la gestation pour autrui (GPA) et l'ouverture de l'AMP aux célibataires et couples homosexuels. Présidente du groupe de travail sur la bioéthique de la Fondation progressiste Terra Nova, Geneviève Delaisi de Parseval revendique ainsi une transparence du parcours prénatal de l'enfant [2] . Celui-ci pourrait ainsi accéder à une vérité biographique mêlant les figures parentales (deux pères homosexuels, deux mères homosexuelles, un père et une mère hétérosexuels) et les figures génitrices nécessaires à la construction de ces nouveaux modes de parentés : donneuse d'ovocyte, donneur de sperme, mère gestatrice. L'idée avancée par ces auteurs est que l'on ne pourra pas laisser indéfiniment dans l'anonymat les tiers procréateurs si l'on souhaite diversifier les modèles parentaux et étendre le bénéfice de l'AMP et de la GPA aux couples d'hommes et de femmes.

Derrière l'intention généreuse de répondre à la demande des adultes nés par procréation artificielle hétérologue se cache en fait un mouvement très puissant qui vise à ébranler définitivement le modèle de la famille traditionnelle. Le magistère de l'Église, là encore, n'avait-il pas anticipé les transgressions à venir en ramassant sa réflexion dans une formule précise et rigoureuse déjà citée : L'enfant a le droit d'être conçu, porté, mis au monde et éduqué dans le mariage ?

Que faire ?
Préconiser de garder le secret ou non, lever l'anonymat ou non, l'Église n'a pas souhaité se prononcer sur ces questions comme certains auraient souhaité qu'elle le fasse dans sa dernière Instruction Dignitas personæ. Une des explications à ce silence qui n'est pas un oubli, il me semble, est l'impossibilité que nous sommes à dégager une solution satisfaisante. Mgr d'Ornellas a trouvé les mots justes dans le second ouvrage du groupe de travail des évêques de France sur la bioéthique, en qualifiant cette pratique d' insoluble contradiction. [...] De fait, écrit-il, l'AMP avec donneur place devant un paradoxe apparemment sans issue [3] .

Le CCNE ne dit-il pas la même chose lorsqu'il constate que la fécondation avec tiers donneur conduit à une situation presque impossible à assumer éthiquement [4] ? 36% des adultes nés par don de sperme n'émettent-ils pas une objection de fond sur le principe même des modalités de leur conception, ainsi que l'a montré l'étude américaine Le nom de mon père est donneur [5] ?
Cette impasse est elle-même signifiante, elle doit nous interroger sur l'imprudence de nos choix en matière de bioéthique en général et d'AMP avec donneur singulièrement. A-t-on suffisamment réfléchi à la spécificité éthique portée par le don de gamètes ? , demandent les évêques de France. Le législateur doit reconnaître que la réponse est non. L'impossibilité de dénouer le nœud gordien de l'encadrement de la procréation hétérologue doit nous ouvrir les yeux sur la transgression anthropologique qu'elle représente intrinsèquement [6].
L'Église entend la souffrance des couples frappés par une stérilité définitive.

De la part des époux, le désir d'un enfant est naturel : il exprime la vocation à la paternité et à la maternité inscrite dans l'amour conjugal. Ce désir peut être encore plus vif si le couple est frappé d'une stérilité qui semble incurable. Cependant, le mariage ne confère pas aux époux un droit à avoir un enfant [...]. Un droit véritable et strict à l'enfant serait contraire à sa dignité et à sa nature (Donum vitæ, II, B, 8).

Le CCNE rejoint la mise en garde du Magistère : la survalorisation de la projection mentale du désir d'enfant a conduit dans le cas de l'AMP avec tiers donneur à négliger la dimension corporelle et biologique de toute conception humaine. Pour les rédacteurs de l'avis n. 90, nous touchons là aux limites de la satisfaction du désir d'enfant par les techniques de fécondation artificielle. Le désir d'enfant, tout à fait légitime en soi suffit-il à justifier toute pratique conceptionnelle ? N'y a-t-il pas un risque de transformer l'enfant en objet de consommation ?
Avec les revendications de pluriparentalité qui commencent à poindre, on mesure les dangers potentiels charriés par l'AMP avec donneur : la rupture entre parenté génétique, parenté gestationnelle et responsabilité éducative et l' altération des relations personnelles à l'intérieur de la famille se répercutent dans la société civile : ce qui menace l'unité et la stabilité de la famille est source de dissensions, de désordre et d'injustices dans toute la vie sociale (DV, II, A, 2).
Le jugement éthique du magistère sur cette pratique est donc extrêmement sévère : La fécondation artificielle hétérologue [n'est] ni conforme aux propriétés objectives et inaliénables du mariage, ni respectueuse des droits de l'enfant et des époux. Les rédacteurs de Donum vitæ écrivent noir sur blanc que la procréation homologue n'est pas affectée de toute la négativité éthique qui se rencontre dans la procréation extra-conjugale (DV, II, A, 5), spécifiant implicitement qu'une limite anthropologique grave est franchie, grosse de dérives ultérieures.
Dissuader les couples infertiles de recourir au don de gamètes ?
Dans sa troisième partie consacrée au rapport entre loi civile et morale, Donum vitæ opère d'ailleurs une distinction entre les deux types de techniques, homologue ou hétérologue : La loi civile ne pourra accorder sa garantie à des techniques de procréation artificielle qui supprimeraient [...] ce qui constitue un droit inhérent à la relation entre les époux ; elle ne pourra donc pas légaliser le don de gamètes entre personnes qui ne seraient pas légitimement unies en mariage (DV, III).
À ce titre, les campagnes d'information sur le don de gamètes promues par l'Agence de la biomédecine ne sont pas acceptables sur le plan éthique : encourager sur le mode de la publicité à donner ses cellules sexuelles, c'est infantiliser et déresponsabiliser des personnes qui ne mesurent pas toujours la gravité de l'acte qu'elles posent : contribuer de manière décisive à travers son corps à la conception et à la venue au monde d'un être humain [7]. Le Figaro rapporte cet aveu lourd de sens d'un ancien donneur de sperme : Avec du recul, je me sens coupable à l'égard de ces enfants, finalement, ce geste que je pensais longuement réfléchi ne l'était peut-être pas assez [8]...
Évidemment, on voit mal le législateur français revenir en arrière, réécrivant la loi sur le modèle italien par exemple. Une idée réaliste et en même temps novatrice pourrait être celle qui est avancée par les évêques de France : Alors que l'AMP avec tiers donneur est réalisée dans un faible pourcentage de cas, ne faut-il pas que son autorisation soit encadrée en étant dissuasive [9].
Cette proposition nous semble digne d'être creusée et pourrait d'ailleurs s'accorder avec la recommandation du Conseil d'État de mieux prendre en compte l'intérêt de l'enfant [10] . La mission parlementaire d'information sur la révision des lois de bioéthique lui a emboîté le pas en préconisant d'inscrire dans la loi l'intérêt de l'enfant à naître (proposition n. 4) [11]. La notion d'intérêt de l'enfant, au vu du poids psychologique qui lui est imposé dans l'AMP avec donneur, pourrait être un moyen de nous remettre collectivement en question.
Et puis l'Église n'hésite pas à mettre en avant l'adoption en demandant à l'État de prendre ses responsabilités : Afin de répondre au désir de nombreux couples stériles d'avoir un enfant , le magistère invite les pouvoirs publics à encourager, promouvoir et faciliter, avec des mesures législatives appropriées, la procédure d'adoption des nombreux enfants orphelins qui ont besoin d'un foyer domestique pour leur adéquate croissance humaine (Dignitas personæ, n. 13).
Par le discernement éthique qu'elle a été amenée à poser dès 1987, l'Église a indiqué avec justesse les critères de vérité de l'amour entre époux pour une procréation responsable. Certains diront que son enseignement fut prophétique, au sens d'une capacité de prévision de l'avenir comme les nombreux aspects que nous avons rappelés l'attestent vingt-cinq ans plus tard. Prophétique aussi selon la définition de Mgr Livio Melina, directeur de l'Institut Jean-Paul II sur la famille à Rome, parce que le magistère nous donne avant tout un jugement sur la situation que l'on vit, et qui, invitant à la conversion, ouvre précisément par là la voie à l'avenir [12] . En offrant le fruit de sa réflexion, l'Église ne souhaite pas réprimer mais bien collaborer à la joie authentique de la famille, époux et enfants, en leur montrant le chemin de l'amour.
P.-O. A.

 

 

Articles précédents :

 

 

 

[1] Irène Théry, L'anonymat des dons d'engendrement est-il vraiment éthique ? , Esprit, mai 2009, p. 149.
[2] Geneviève Delaisi de Parseval et Valérie Depadt-Sebag, Accès à la parenté, assistance médicale à la procréation et adoption. Pour une révision progressiste de la loi de bioéthique, Terra Nova, 2009. Je remercie Madame Delaisi de Parseval de m'avoir fait parvenir un exemplaire de son rapport.
[3] Mgr d'Ornellas, Bioéthique, questions pour un discernement, Lethielleux/DDB, 2009, p. 80-82.
[4] Comité consultatif national d'éthique, Accès aux origines, anonymat et secret de filiation, Avis n. 90, novembre 2005.
[5] Brigitte Perucca, Les personnes nées d'un don de sperme veulent connaître leur géniteur , le Monde, 9 juin 2010.
[6] Même le Conseil d'État le reconnaît, l'AMP a entraîné une rupture tant scientifique qu'anthropologique , bouleversant nos conceptions de la famille et de la société , la Révision des lois de bioéthique, La documentation française, 2009, p. 45.
[7] L'Agence de la biomédecine a lancé en 2008 deux campagnes visant à délivrer une information sur le don d'ovocytes (mai 2008) et le don de spermatozoïdes (novembre 2008) conformément aux dispositions de la loi du 6 août 2004.
[8] Martine Perez, L'anonymat du don de sperme en question , le Figaro, 3 juin 2006.
[9] Mgr d'Ornellas, op. cit.
[10] Conseil d'État, op.cit., p. 47.
[11] Favoriser le progrès médical, respecter la dignité humaine, Rapport n. 2235, tome 1, janvier 2010, p. 50. Le rapporteur de la mission d'information Jean Leonetti propose que la référence de la prise en compte de l'intérêt de l'enfant à naître dans les décisions relatives à l'assistance médicale à la procréation constitue un nouvel article du Code de la santé publique. Son président Alain Claeys a catégoriquement refusé cette idée qui risque de remettre en cause à terme le droit à l'IVG (p. 535).
[12] Mgr Livio Melina, président de l'Institut pontifical Jean Paul II pour la famille, La prophétie d'Humanæ vitæ et la vérité de l'amour sponsal pour une procréation responsable, colloque saint Benoît, Paris, 20 janvier 2010.
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