" L'exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. " Henri Michaud

 

L'emprisonnement entendu comme une peine en soi est une conception moderne de la sanction : elle apparaît véritablement avec la Révolution française.

Pour le montrer, il nous faut remonter le temps jusqu'au roi babylonien Hammurabi (-1750) . Ouvrir le dossier de la prison, c'est aussi s'interroger sur ce qu'est une sanction. Or, selon la culture, l'époque et la faute, la sanction est pensée comme compensatoire, répressive, intimidatrice ou curative. Dans l'esprit de ceux qui à la fin du xviiie siècle et le long du xixe siècle présentèrent la prison comme un progrès, voire comme la solution, quelle était la mission assignée à cette sanction ? La prison-sanction ne relève-t-elle pas au fond d'un malentendu, voire d'un contresens qui explique son échec ?

Les sanctions prévues par le code Hammurabi sont de quatre ordres : peine de mort (noyades, peine de feu, du pal) ; le talion ; les mutilations (main, langue, oreille coupée, œil crevé) et enfin les peines pécuniaires. L'un des plus vieux codes de loi écrite du monde ignore la peine de prison. Ainsi, que risquait le brigand ? " Si quelqu'un s'est livré au brigandage et s'il a été pris, cet homme sera tué " (sentence 22). Et la femme adultère ? " Si l'épouse d'un homme a été [sur]prise alors qu'elle couchait avec un autre mâle, on les liera et on les jettera à l'eau. Si le propriétaire de l'épouse fait grâce à son épouse, alors le roi graciera [aussi] son serviteur " (sentence 129) .

Le droit hébraïque est composé de plusieurs sources : le Décalogue (nous en connaissons deux versions, Exode xx, 2-17 et Deutéronome v, 6-21), le Code de l'Alliance (Exode xx, 22 à xxiii, 33), le Second livre de la Loi (Deutéronome xii à xxvi), le Lévitique ou Code sacerdotal . La justice fut d'abord exercée par les patriarches, puis les Juges et enfin par une cour de justice sous la monarchie (composée de lévites et de juges royaux). Le juge apparaît comme l'interprète de la volonté divine. La sentence a la valeur d'un " jugement de Dieu " (Ex. xviii, 15 ; Deut. xvi, 17). En revanche, la fonction du châtiment est double : préserver l'Alliance avec l'Éternel et assurer la cohésion sociale. En pratique, la sanction se décline sur trois modes : l'expiation de la faute (rites de purification) ; la vengeance légale (loi du talion, Lévitique, 17-22 et Exode, 23-24 ) ; la réparation du dommage (Exode, xxi, 36). Les peines les plus courantes sont les amendes, les sacrifices, l'exil, la peine de mort. Est mis " sous bonne garde ", l'homme qui a commis une faute non prévue par la Loi et le temps de trouver un châtiment : c'est l'histoire de cet homme qui ramassa du bois le jour du sabbat dans Lévitique xxiv, 12 et dans Nombres xv, 34 : " On le mit sous bonne garde, car ce qu'on devait lui faire n'avait pas été décidé. Yahvé dit à Moïse : " Cet homme doit être mis à mort ; que toute la communauté l'assomme avec des pierres hors du camp. " "

Soulignons que le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ne condamne personne à la peine de prison. En revanche, dans la capitale du royaume de Juda, il existe des lieux d'emprisonnement. Le plus célèbre est la Tour de garde. La privation de la liberté s'illustre aussi par la peine " aux ceps " (instrument de supplice qui enserre les mains et les pieds). Il semble que les rois de Juda, avant l'exil, utilisaient la Tour de garde plutôt pour des raisons politiques : Jérémie en fit à plusieurs reprises l'expérience (Jérémie, xx, 2 ; xxxiii, 1). Au retour de l'exil, la prison apparaît comme une sanction, mais dictée par le roi Artaxerxès à Esdras : " Et quiconque n'observe pas la Loi de ton Dieu et la loi du roi, qu'il en soit fait rigoureuse justice : mort, bannissement, amende ou prison " (Esd, vii, 26). La prison est un usage qui apparaît dans le royaume de Juda et qui s'étend sous l'influence de la culture médique. Il n'en reste pas moins que cela n'est pas une peine prévue par Yahvé. Son usage est apparu comme l'un des symboles de l'injustice (cf. le discours sur la montagne).

 

La prison dans l'Antiquité

Dans le monde grec, Platon est sans doute l'un des premiers à avoir vu dans l'enfermement une peine en soi. En effet, on le sait, Platon pense que nul n'est méchant volontairement. Dans la cité idéale, la prison est le lieu de la rééducation du méchant. Platon en imagine trois : la prison près de l'agora pour la sécurité générale, la prison au milieu du territoire pour les châtiments et enfin, la Sophronisterion, la " maison de résipiscence " où le prisonnier reçoit la visite du Conseil nocturne, chargé de le rééduquer . Notons que pour Platon, la Sophronisterion et la prison du milieu du territoire sont réservées aux impies . En réalité, le projet de Platon est resté lettre morte. À Athènes, l'emprisonnement est une détention en l'attente du paiement d'une amende ou de l'exécution de la peine (cas de Socrate).

La prison, bien souvent, est le lieu où l'on donne la mort : la " gorgura ". Il en est de même dans le monde romain. On en trouve une trace dans l'Éneide de Virgile. Énée découvre dans sa descente aux Enfers l'état dans lequel sont ceux qui n'ont pas respecté la justice et les dieux, et il s'entend dire par son guide, la vieille prêtresse de Phébus : " Tous, prisonniers ici, attendent le châtiment ". Cependant, dans le monde romain, la prison (carcer) pouvait aussi accueillir des prisonniers condamnés à l'enfermement. La prison d'État était divisée en trois étages. Le niveau inférieur (carcer inferior ou carnificina ou encore Robur) était un cachot souterrain dans lequel on exécutait la sentence de mort : " dignum carcere et robore " (digne de l'emprisonnement et de la mort). L'étage du milieu (carcer interior) était réservé à celui qui attendait l'exécution de sa peine ou qui était condamné aux fers (custodia arcta). Étaient logés à l'étage supérieur les condamnés à un emprisonnement d'une durée ordinaire (custodia communis). Le prisonnier pouvait sortir et faire des exercices. Dollabella fut condamné par Othon à la custodia communis (Tacite, Histoire i.88) ; Pierre fut sans doute enfermé dans la carcer interior de la prison Mamertine (la Tullianum de Rome) ; tandis que Catilina et Vercingétorix furent exécutés dans la carnificina .

Le droit romain prévoyait également un autre type d'emprisonnement. La procédure des legis actionnes permettait au créancier d'enfermer dans sa prison privée le débiteur qui refusait de le rembourser. Cette pratique est instituée dès les Douze Tables, et ne fut supprimée qu'en 388 sous le règne de Théodose le Grand . L'emprisonnement privé est une contrainte qui pèse sur le débiteur afin qu'il s'acquitte de la dette pour obtenir sa libération. Les Romains avaient, par ailleurs, attaché à leurs fermes ou leurs villas un ergastulum où ils enfermaient leurs esclaves tenus aux fers. Ceux qui n'étaient pas enchaînés occupaient une cellae, une pièce distincte dans l'ergastulum . C'est sans doute dans l'une de ces cellae qu'était enfermé le mauvais débiteur. Notons que l'esclave de l'ergastulum était tenu au travail forcé. Il ne restait pas enfermé toute la journée. Pour en finir avec ce point, il apparaît donc que dans le catalogue des sanctions des anciens, l'emprisonnement comme punition n'occupe pas ou peu de place (la custodia communis et les legis actiones ne sont pas au cœur du droit romain). L'emprisonnement préventif est rare. La lex porcia protégeait le citoyen romain des peines infamantes. Paul est jeté en prison en attendant son procès, et pour éviter les troubles à l'ordre public.

La prison est le lieu privilégié où l'on attend l'exécution du châtiment. Cependant, il y a des prisonniers dans l'Antiquité : c'est la prise de guerre, soldats ou civils. On les retrouve à Babylone, chez les Assyriens, en Égypte, chez les Hébreux, chez les Grecs et les Perses et enfin, chez les Romains. L'ennemi, en perdant la guerre, perd la liberté. Lorsque le royaume de Juda est vaincu, l'élite est " déportée " à Babylone. Elle est une prise de guerre, mais elle n'est pas pour autant enfermée dans les prisons de Babylone : les forces vives du royaume de Juda sont établies en Babylonie comme colons, artisans, commerçants. Celui qui est jeté dans la maison de garde, c'est le roi vaincu de Jérusalem, Sédicias (Jérémie, 52, 11). Hérodote montre bien que l'enjeu des guerres médiques pour les Grecs est la liberté politique. Le roi Mède n'enferme pas les vaincus. Ils deviennent ses sujets (ses esclaves), voire même ses conseillers, mais non pas ses prisonniers au sens moderne du terme (c'est l'histoire, entre autre, de Crésus). Le prisonnier est un esclave, entendu comme un " non libre ". Bien souvent, le prisonnier de guerre est libéré contre une rançon. Il n'est pas, pendant sa captivité enfermé dans une pièce close.

 

Au Moyen-Âge, la prison ouverte

Ceci établi, quittons l'Antiquité pour le Moyen Âge.

La loi des " barbares " repose sur le principe de la réparation (ce que l'on retrouve d'ailleurs dans tous les droits primitifs). Afin de couper court au cycle offense/vengeance (la vendetta), l'État se substitue à l'offensé, à la victime, et demande des réparations, sous forme d'un tarif. La loi barbare repose sur le tarif de Wergeld, le prix de l'homme. Les Wisigoths, les Burgondes et les Francs saliens avaient leur propre tarif. Ainsi, dans la loi salique, la loi personnelle de la dynastie mérovingienne, l'on peut lire : " Si quelqu'un tue un Franc libre ou un barbare vivant sous la loi salique, qu'il paie 200 sous [à x]. S'il a tué quelqu'un de la cour royale, 600 sous [à x]. Si quelqu'un frappe autrui dans les côtes ou dans le ventre, d'un coup pénétrant jusqu'aux entrailles, 30 sous, et 5 pour les soins. "

Si l'on plonge au cœur du Moyen Âge, la prisio désigne la capture d'une personne (chevalier, soldat dans une bataille), puis l'état qui en résulte : la captivité. Ensuite, la prisio désigne la prise de corps d'un suspect, le lieu de la détention préventive et la privation de la liberté. L'emprisonnement préventif reste exceptionnel et de courte durée. Certaines villes comme Tournai limitaient le délai de détention à une semaine. La cour du parlement de Paris libérait, à l'issue de chaque session, les prévenus qui n'avaient pas été jugés. Le prisonnier du Moyen Âge est le plus souvent placé en " prison ouverte " : il est libre mais doit répondre aux convocations de l'autorité judiciaire . On parle aussi de prison courtoise, comme on peut le lire dans les Chroniques de Froissard, à propos de l'amiral Buck pris par les Anglais dans un combat naval : " Si fust messire Jehan Buck mis en prison courtoise à Londres ; il pouvait aller et venir parmy la ville, mais dès soleil couchant, il convenoit qu'il fust à l'hostel, n'oncques depuis ne le voulurent mettre en finance . " Cependant, le Moyen Âge a connu quelque cas d'emprisonnements coercitifs : l'insolvable, le vagabond (à partir de 1351, la mendicité vagabonde devient un délit passible de trois jours de geôle). À cette peine étaient préférés trois autres types de condamnation : l'amende, les peines infamantes, et les peines afflictives.

 

De l'attente à la sanction

En réalité, c'est la justice ecclésiastique qui utilisa la prison, à la fois comme prévention et comme punition. La voie fut sans doute ouverte au xiiie siècle par la procédure de l'Inquisition : les personnes soupçonnées d'être des hérétiques sont enfermées (enquête secrète), avant d'être torturées (la question) si elles n'ont pas confessé leurs fautes. L'établissement de l'aveu par la contrainte du corps est un usage romain, redécouvert par les juristes occidentaux au xiie siècle .

Progressivement, la justice ecclésiastique pense la prison comme punition. L'Inquisition pouvait condamner l'hérétique à une peine d'enfermement à temps ou à vie — le Mur — pour sa pénitence et sa conversion. La peine de mort était prévue pour les relaps. Par extension, l'Église, s'interdisant de répandre le sang (Ecclesia abhorret a sanguine), a considéré que la prison pouvait tenir lieu de peine, en aidant le pécheur à prendre conscience de sa faute et en lui permettant de faire pénitence (punitur ne pecetur). La sanction est d'abord pensée comme curative (la peine " correctionnelle "). Elle vise le repentir . Rappelons que cette justice est limitée aux miserabilis personae — veuves, pauvres, orphelins, croisés, écoliers des universités — (les miserabilis personae peuvent être jugées par un tribunal civil si elles le souhaitent) et aux clercs dotés du privilegium fori. Au civil, la compétence des officialités est exclusive en matière spirituelle — les questions touchant à la foi, aux vœux, aux sacrements, donc aux mariages et à la filiation —, tandis qu'au criminel, l'Église s'occupe des crimes contre la foi — hérésie, sorcellerie, simonie, sacrilège, blasphème, crimes dans les lieux sacrés.

C'est à la fin du xvie siècle, sous la double influence catholique et protestante que l'on vit, dans la justice séculière, les premières prisons conçues en elles-mêmes comme une sanction par laquelle le condamné peut se racheter par son isolement, le travail et l'instruction religieuse. Le mouvement commença à Londres et aux Pays-Bas puis s'étendit en Italie. Les premiers touchés furent les mendiants et les marginaux, menacés d'être enfermés dans les hôpitaux généraux . Au même moment, en France, saint Vincent de Paul tente d'humaniser le monde de la geôle et des galères .

Au xvii et xviiie siècle, on enferme les femmes et les infirmes condamnés à des peines de galères mais incapables de ramer ou de travailler dans les ports. Les grandes prisons d'État comme la Bastille ou le château de Vincennes en France , la Tour de Londres en Angleterre, le château Saint-Ange dans les États pontificaux, les " Plombs " de Venise, n'accueillent que des prisonniers politiques. La prison apparaît comme le moyen le plus efficace pour neutraliser le gêneur. C'est un exil intérieur. Enfermer un homme pour des raisons politiques, c'est pour le coup une tradition qui remonte à la plus haute antiquité : Jérémie, comme nous l'avons vu, en a fait l'expérience à plusieurs reprises. En France, le roi peut enfermer par lettre de cachet ceux qu'il estime dangereux pour la sécurité du royaume : grands seigneurs conspirateurs, ministres déchus. Rappelons que les lettres de cachet dans leur immense majorité, ne contiennent pas des ordres d'incarcération . Lorsque cela était le cas, l'incarcération était le plus souvent demandée par la famille du détenu. Pour quelles raisons ? Bien souvent pour éviter le déshonneur d'un procès public et d'une condamnation infamante, mais aussi pour cause de folie et parfois pour grand libertinage.

 

Terreur ou justice

En règle générale, on ne se préoccupe guère, dans la justice séculière, des conditions de détention. Le fonctionnement des prisons n'étant pas pris en charge par le Trésor, les conditions de détention dépendent des moyens du prisonnier : les étages élevés, les lits garnis de draps, les oreillers en plumes, les repas livrés par l'auberge voisine pour qui pouvait le payer ; les caves, le foin, l'eau et le " pain du roi " pour les plus pauvres. Ce qui fit écrire à Mabillon en 1690, dans ses Réflexions sur les prisons des ordres religieux : " Dans la justice séculière, on a en vue principalement de conserver et de réparer le bon ordre et d'imprimer la terreur aux méchants. Mais, dans la justice ecclésiastique, on a égard, sur toutes choses, au salut des âmes. Dans la justice séculière, c'est la sévérité et la rigueur qui y président ordinairement ; mais c'est l'esprit de charité, de compassion et de miséricorde qui doit l'emporter dans la justice ecclésiastique . " Un siècle avant, en 1557, Henri II déjà jugeait sévèrement les conditions de détention : " Les prisons, qui ont été faites pour la garde des prisonniers, leur apportent plus grande peine qu'ils n'ont méritée . " En 1703, le pape Clément xi ouvre à Rome une prison d'un type nouveau : l'hospice Saint-Michel a Ripa. Dans la salle d'honneur, le pape fit graver cette inscription : " Il ne suffit pas d'effrayer les hommes malhonnêtes par la menace de la peine ; il faut les rendre honnêtes par son régime . "

La cruauté du châtiment est mise en question tout au long du xviiie siècle, au nom de l'efficacité et de l'utilité de la peine (et non, remarquons-le, de ce qui est le plus juste).

Voltaire , Rousseau mais surtout Beccaria préparent le tournant. Ce dernier démontre que la prison est moins cruelle que le châtiment corporel, qu'elle est plus utile et plus efficace que les supplices, et notamment, que la peine de mort : " La vue d'un esclavage perpétuel infligé au coupable est préférable à la peine capitale, qui puise toute sa rigueur en un seul moment. "

La Révolution française, en consacrant la liberté comme la valeur suprême, fait de l'emprisonnement (et de la peine de mort) la peine par excellence . À la suite de Beccaria, Brissot, Mirabeau, Adrien Duport, Lepeltier de Saint-Fargeau font alors de la prison, mais de la prison laborieuse, le pivot de la nouvelle pénalité. Or quel était le lieu qui avait le double avantage d'être disponible et de symboliser l'enfermement aux yeux des révolutionnaires de 1793 ? Le monastère !

Alors qu'on venait de détruire la Bastille, un certain nombre de couvents furent donc " convertis " en centre de détention . Or la cellule du moine a été conçue pour le grand affrontement et la rencontre radicale entre l'homme et lui-même, l'homme et Dieu. " Fermez sur vous votre porte, et appelez à vous Jésus, votre bien-aimé. Demeurez avec lui dans votre cellule : car vous ne trouverez nulle part autant de paix ", conseille le moine Thomas a Kempis à ses novices du Mont-Saint-Agnès .

Des lors que l'on considère la prison comme une peine en soi, la question de la fonction de la prison traverse tout le xixe et le xxe siècle. La sanction apparaît à bien des égards comme compensatoire, répressive et intimidatrice. Mais le problème se complique, lorsque l'on songe à la dimension curative de la prison. C'était bien pourtant ce projet qui légitimait la prison aux yeux des philanthropes du xviiie et du xixe siècle. En réalité, ce fut une utopie à laquelle ne croyaient pas sérieusement les acteurs du monde carcéral : le travail obligatoire, le bagne, les colonies pénitentiaires n'avaient rien de salvateur pour le prisonnier. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Michel Foucault voit dans la prison le lieu où la délinquance se perpétue afin de mieux asservir les classes populaires aux valeurs des classes dominantes. Les États-Unis furent les premiers à essayer de lutter efficacement contre la dépravation des prisonniers. Ils tentèrent de réformer à plusieurs reprises leur système pénitentiaire. La première réforme, le système pennsylvanien, fut introduite en 1829 : le prisonnier est soumis à la détention cellulaire totale, sans travail, sans promenade, sans la possibilité de parler avec qui que ce soit. En 1850, le système appliqué à la prison d'Auburn (New York) se généralisa à tous les États. Les détenus sont isolés la nuit dans des cellules, et travaillent en commun silencieusement la journée. L'Europe s'inspira, tour à tour, du système pennsylvanien et auburnien.

En France, la réforme de 1945 énonce clairement le sens de la peine de prison : " La peine privative de liberté a pour but essentiel l'amendement et le reclassement social des condamnés. " Des juges chargés de l'application des peines furent créés. Sous le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, des lois furent votées pour assouplir le sort des condamnés : la permission de sortie, loi du 12 novembre 1978, le régime pénitentiaire spécial, décret du 23 octobre 1975. Les réformes se succèdent dans les années 1980-1990 : Badinter, Chalandon, Arpaillange. Le nombre de prisonniers lui aussi augmente : 30000 en 1981, 43000 en 1985, 48000 en 1993, 55677 en 1999 (1er mars).

 

 

 

Le supplice de l'ennui

Quittons le domaine de l'histoire pour comprendre ce à quoi est confronté, dans notre société, l'homme en prison. Depuis la Révolution française, nous avons collectivement choisi de séculariser une société chrétienne. Au nom de l'autonomie de la raison et de la personne, le Dieu des chrétiens est sommé de rejoindre la sphère du privé. Toutes les réalisations de l'ancienne culture se vident progressivement et, semble-t-il définitivement, de leur substance chrétienne. La laïcité — encore un concept chrétien — devient dans le meilleur des cas un athéisme tolérant, renvoyant dos à dos toutes les religions. L'autonomie acquise, la " raison citoyenne " proclame son indépendance. En pratique, les grandes réalisations chrétiennes que furent, par exemple, l'école, l'hôpital, l'université ne sont plus reliées au monde " d'en haut ". Le nouvel homme, l'homme nouveau de tous les totalitarismes du xxe siècle, redevenu le premier homme, n'a plus qu'une solution : s'échapper à soi-même ou mourir. La prison n'a pas été épargnée par ce processus. Nous l'avons vu, la prison comme sanction a été pensée dans un régime structuré par le religieux et le spirituel. Coupée et vidée de cette dimension, la prison devient une sanction épouvantable parce qu'elle condamne le prisonnier au désœuvrement, à l'ennui entendu comme expérience du vide. En cellule, rien ne distrait le prisonnier de lui-même.

Ce thème de l'ennui a été abondamment développé en littérature. C'est la découverte fulgurante du socialiste Surrogate, l'un des personnages-clé de C'est un champ de bataille de Graham Greene : " Il comprit avec une sorte de terreur combien l'on devait s'ennuyer en Sibérie si l'on en était réduit à dépendre d'une souris pour ses divertissements . " On touche bien là le fond du problème. Pascal nous l'avait déjà enseigné. La misère de l'homme sans Dieu, c'est l'ennui. C'est pourquoi, a-t-il écrit, " la prison est un supplice si horrible ". Le prisonnier le plus célèbre de l'histoire de la littérature française, Edmond Dantès, échappe de peu à la folie et à la mort. Parce qu'innocent et plongé dans le désœuvrement total, le héros de Dumas sombre dans le désespoir et cherche à se tuer. Le château d'If est le lieu de l'oubli (l'oubliette du Moyen Âge), le lieu des âmes mortes au monde. En revanche, c'est parce qu'il rencontre l'abbé Faria et qu'il reçoit son enseignement, que Dantès supporte l'enfermement et trouve le moyen de s'échapper.

N'oublions pas que la prison, comme la cellule du moine, est le lieu où l'on ne peut plus a priori échapper à soi : cela est vrai pour le coupable et pour l'innocent, pour le prévenu et pour le condamné. Il lui faut voir, les yeux ouverts, ce qu'il est, sa misère, son vide, son péché . Le Cubain Jorge Valls le sait bien, lui qui a passé 7340 jours dans les pénitenciers cubains : " La terrible expérience de l'homme consiste sans doute à se trouver brutalement confronté à soi-même, avec sa racine du mal, avec son péché . " Qui peut supporter le spectacle de sa propre misère ? La prison, dans son principe, permet cette mise à nu. C'est pourquoi l'homme sans Dieu choisira en prison de s'oublier et de se tuer, réellement ou symboliquement .

 

Quand on ne se croit qu'une vie...

Roubachof, le héros de la révolution bolchevique du Zéro et l'Infini d'Arthur Koestler, victime à son tour du N°1, finit par accepter l'anéantissement total. Sartre, dans Huis clos, situe l'enfer dans une pièce close où sont enfermées, pour l'éternité, trois personnes.

Tous les prisonniers ne se suicident pas, cela est évident. Cependant, beaucoup tentent de le faire. Les autres ont deux solutions : ou bien ils cherchent toutes les occasions pour sortir d'eux-mêmes — la télévision, la drogue, le sport — ou bien ils s'éteignent afin de ne plus rien ressentir. Remarquons que dans ces deux cas, l'effet sur la personne est le même : l'abrutissement. L'hébétude du détenu n'est pas sans en rappeler une autre, comme l'écrivait déjà Malraux dans l'Espoir : " Quand les hommes sortent de prison, neuf fois sur dix leur regard ne se pose plus. Ils ne regardent plus comme des hommes. Dans le prolétariat aussi il y a beaucoup de regards qui ne se posent plus . " L'abdication de soi permet en prison de se libérer du temps qui passe. Le rapport au temps en prison est un vrai paradoxe. Relisons Arthur Koestler, alors prisonnier des franquistes pendant la guerre civile espagnole : " Le temps traînait dans ce désert d'inaction comme s'il boitait des deux pieds. J'ai dit que l'étonnant et le consolant, c'était que ce temps, ces interminables heures, jours et semaines, passaient plus vite qu'aucune période ne passa jamais dans ma vie . " Et à qui pense Koestler, au fond de son cachot, s'attendant toutes les nuits à être fusillé ? À Hans Castrop, le jeune homme de la Montagne magique de Thomas Mann. Rappelons-le, Hans Castrop parti passer trois semaines dans un sanatorium en Suisse, y resta sept ans ! " Trois mois sont pour eux comme un jour. Tu le verras bien. Tu apprendras tout cela ", lui dit son cousin Joachim à son arrivée au sanatorium .

Le prisonnier, parce que privé de liberté, est celui qui attend que le temps passe. Or, c'est dans l'attente que le temps passe le plus vite. Proust, Buzzati l'ont si bien montré. Et si l'on connaît la valeur du temps, " notre seul bien " lance Hemingway à la fin de sa vie, l'on comprend combien en être privé est l'une des choses les plus douloureuses que l'on puisse infliger à la condition humaine dans un régime qui ne dit plus rien sur la vie après la mort.

Évidemment, il y a des activités dans nos prisons modernes, des tâches. Les prisonniers ne sont pas, s'ils le souhaitent, totalement inactifs . Mais nous sommes bien obligés de constater qu'en règle générale, ils sont condamnés à la passivité.

En conclusion, l'on a pensé la prison sanction comme un progrès : voyons si elle l'est véritablement, au regard des quatre fonctions traditionnelles assignées à la sanction. L'est-elle du point de vue de la compensation ? Oui, assurément. Encore qu'elle soit scandaleuse pour le prévenu. Rappelons qu'en prison, il n'y a pas de coupable ou d'innocent, il n'y a pas de prévenu et de condamné : il n'y a que des détenus. Signalons enfin que les conditions de détention des prisonniers condamnés à de longues peines sont meilleures que celles des prévenus .

La prison est-elle un progrès du point de vue de la répression et de l'intimidation ? Peut-être. Encore qu'une analyse sociologique et psychologique serait justifiée. Si l'on s'en tient au taux de récidive (qui dépasse les 50 %), l'on peut en douter. Permet-elle le repentir ? Ce n'est plus son but. En revanche, il est vrai que grâce à la prison, le criminel est neutralisé pour un temps. Mais cela suffit-il ? Tout prisonnier est en puissance un Oblomov, pour qui, selon le mot de Lévinas " exister est une pesanteur et non une grâce ". Il faut en convenir, la cellule est faite pour le moine, non pour son double négatif.

l. l.

 

 

 

Ils ont écrits sur la prison

 

Richard Cœur de Lion (1157-1199)

" Le mort ni le prisonnier n'a plus ni ami ni parent. "

(Rotrouenge du captif)

 

Pierre Gringore (1475-1538)

" Il n'y a point de laides amours, ni de belles prisons. "

(Notables Enseignements, Adages et Proverbes)

 

Paul Thiry, Baron d'Holbach (1723-1789)

" Il faut répondre à un livre par un livre, et non par des prisons et des supplices qui détruisent l'homme, sans détruire ses raisons. "

(La Politique naturelle, Discours vi, 18)

 

Madame Roland (1754-1793)

" Je trouve que la prison produit sur moi à peu près le même effet que la maladie ; je ne suis tenue aussi qu'à être là, et qu'est-ce que cela me coûte ? Ma compagnie n'est pas si mauvaise. "

Mémoires, Notices historiques, juin 1793, 1er cahier

 

Stendhal

" Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pas pouvoir fermer sa porte. "

Le Rouge et le Noir, chap. 44

 

Balzac

" C'est surtout en prison qu'on croit à ce qu'on espère ! "

À combien l'amour revient aux vieillards ? La dernière incarnation de Vautrin

 

Théodore de Bainville

" Je ne vois pas de différence entre une boutique et une prison "

Gringoire, scène 2

 

Malraux

" Quant les hommes sortent de prison, neuf fois sur dix leur regard ne se pose plus. Ils ne regardent plus comme des hommes. Dans le prolétariat aussi, il y a beaucoup de regards qui ne se posent plus. "

L'Espoir, 1e partie, i, l'Illusion lyrique, iii, 4

 

Henri Michaud

" L'exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. "

Exorcismes, préface (Gallimard)

 

Bibliographie

Pour qui veut lire une histoire de la prison, Histoire des galères, bagnes et prisons xiii-xxe siècle, Jacques-Petit, Nicole Castan, Claude Faugeron, Michel Pierre, André Zysberg, Privat, 1991 - La question de la prison ouverte au Moyen Âge a été résumée par Mireille Vincent-Cassy dans un article de la revue l'Histoire, " Quand les prisons étaient ouvertes ", n°160, novembre 1992 - Pour une réflexion plus générale sur la place de la prison dans la ville et dans la nation, voir la Prison dans la cité, Anne-Marie Marchetti et Philippe Combessie, Desclée de Brouwer, 1996 - Si l'on veut aborder le monde pénitentiaire du côté des surveillants de prisons, voir l'Univers pénitentiaire, de Dominique Lhuilier et Nadia Aymard, Desclée de Brouwer, 1997 - Pour ceux qui veulent en savoir plus sur les visiteurs de prisons, l'ouvrage de Jean Delaunay, Visiter les prisonniers, Le Sarment-Fayard, 1994, constitue une bonne introduction - Dans un livre court et pudique, Marie-Véronique raconte comment Jean, un prisonnier sur le point de mourir d'un cancer, est passé de l'enfer au ciel, J'étais en prison, Jésus m'a aimé, Téqui, 1997 - Et enfin, le père Pierre Raphaël dans Notre Père qui est en Enfer, nous livre son expérience d'aumônier à la prison de Riker Island à New York, Desclée de Brouwer, 1997.