IL EXISTE UN FAMEUX DEBAT qui traite de la validité et de la moralité de notre système économique contemporain et, notamment, de la difficulté du dénommé homo œconomicus à survivre en tant que tel.

Il est de plus en plus manifeste que la personne humaine ne tire pas avantage de ce système pour son propre développement.

De nombreux commentaires et recherches soutiennent que les sociétés modernes occidentales demeurent prises au piège d'une perception cartésienne et newtonienne, mécanique donc, du monde. Ces croyances vivement enracinées dans les esprits, remontent à la révolution scientifique des XVI et XVIIe siècles, consolidée au XVIIIe siècle par la philosophie des Lumières, mais aussi par de vieux préjugés qui consacrent la domination de l'homme sur terre. L'héritage des postulats ontologiques, épistémologiques et méthodologiques inhérents à ces croyances persiste à orienter les théories conventionnelles du management moderne, de l'économie et de la psychologie. Le problème est cependant que cet héritage de postulats et façons de penser ne sera plus pertinent longtemps.

 

Des paradigmes contemporains

 

Avec l'atomisme est apparue la doctrine philosophique qui soutient que tous les phénomènes de l'univers, la vie incluse — en ignorant sa complexité —, trouvent une explication ultime dans une structure mécanique, qui peut être décortiquée en termes strictement physiques et chimiques. La physique newtonienne permettait de réduire la nature à un jeu de construction élémentaire dont les éléments étaient liés par une mécanique de l'interaction. La réalité n'était pas décrite autrement que comme une horloge, un univers clos donc, composé d'atomes évoluant en une séquence ordonnée, régit par des lois et règles élémentaires. La personne était ainsi identifiée à un moyen d'atteindre une productivité donnée plutôt que comme une fin en soi.

D'un autre point de vue, le modèle économique de libre marché se proposa d'accroître la richesse en soutenant les relations commerciales entre les nations et les peuples. Ce modèle a connu un succès fulgurant en contribuant au développement des nations. Mais aujourd'hui, ce modèle souffre de son propre succès : le commerce est devenu l'unique valeur contemporaine, comme si aucun autre but ne pouvait plus être poursuivi pour lui-même. Ainsi, le comportement utilitaire a envahi tous les aspects de la vie : chaque fait et geste se propose l'accroissement de la richesse individuelle ; le comportement est uniquement orienté vers soi-même. Et seul le marché semble encore posséder une valeur. Ce modèle a échoué parce qu'il n'a pas su reconnaître le fait que la satisfaction personnelle entre en corrélation avec d'autres joies et satisfactions qui prennent leur origine dans d'autres structures sociales (la famille, les amis et les corps intermédiaires). Dès lors, qu'il existe un besoin humain affranchi de toute forme d'intérêt personnel. En d'autres termes, qu'il existe un besoin de charité.

 

De la motivation

 

Le comportement utilitaire a un impact sur la motivation personnelle et donc sur la productivité. Il empêche a priori la genèse de relations confiantes et engagées et, pour un manager, il est très difficile de motiver la cohésion et la répartition du travail lorsque la confiance ne prévaut pas. Dans ces circonstances, la recherche du succès ne peut se situer que sur le court terme, et laisse présager peu d'espoir pour la longue période. Aujourd'hui, nous achetons et vendons des sociétés que nous répartissons au gré de la constitution de portefeuilles financiers, sans considérer leurs objectifs respectifs. Ces opérations financières font que le personnel se désolidarise des produits qu'il fabrique. Dès lors, il est illusoire d'escompter une croissance durable voire même une existence prolongée desdites entreprises. La croissance organique est très difficile à atteindre ; quand une firme y parvient quelque peu, elle est assimilée à une compagnie en bonne santé et risque d'attirer la convoitise d'une plus grosse qu'elle.

Ici, nous sommes en présence du comportement utilitaire exprimé au niveau d'une société : sur un marché, deux entreprises concurrentielles ne peuvent pas simultanément survivre ; l'une doit disparaître au profit de l'autre. Il est évident que les entreprises sont tombées dans un cercle vicieux, non pas qu'elles le désiraient mais parce que la réalité les a contraintes à cette servitude utilitaire. Chacun sait que le système est injuste et chacun est conscient qu'il serait souhaitable d'en sortir (Charles Handy, Rethinking the future, 1999).

Nombreux sont pourtant ceux qui attendent la retraite pour enfin se défaire d'un système qu'ils n'aiment pas, parce qu'il les assimile à des moyens. Plutôt que de s'engouffrer sur les chemins du développement physique, mental et spirituel, le salarié préfère éprouver la destruction, afin de survivre, et lorsqu'une opportunité se présente, se faufiler en dehors du système. L'énorme dilemme est que ce moment de salut tant attendu ne vient jamais et que chacun se met à bricoler d'illusoires calculs sur son espérance de vie après la vie professionnelle (Charles Handy, op. cit.). Pour un capitaine d'entreprise, la question est la même : pour combien de temps encore pourrai-je jouer à ce jeu destructeur avec mes employés, sachant que nous sommes tous amers et insatisfaits ?

Pour renoncer à cette situation, il est possible de faire appel à une disposition morale qui n'entrave pas la conquête du leadership, mais qui implique en revanche de regarder la vérité en face. De la sorte, l'entreprise connaîtra le succès et rendra les choses justes. À cette fin, l'entreprise a besoin de motiver véritablement son personnel, et par personnel motivé, nous voulons dire personnel unanime, un concept que nous décrirons plus loin.

Par contraste, en jouant le jeu du temps présent, l'obsession quantitative de la possession prédispose les hommes à étouffer leurs dispositions naturelles pour le sens éthique et émotionnel, qualitatif donc, qui pourtant fait partie intégrante de leurs expériences, de leurs mémoires. Ce rationalisme encourage la doctrine qui sépare les faits des valeurs, et fait de la confiance une fonction unique de la réalité externe, ce qui signifie évidemment que chacun l'appréhende de son propre point de vue, a son propre jugement, est son propre tribunal. Ainsi, les gens préfèrent définir la confiance comme une fonction de leur bonheur plutôt que comme un effort commun nécessaire à la quête des principes de base inhérents à la vie en société. Une telle combinaison d'hypothèses pratiques gouverne actuellement les hommes et les entreprises. C'est pourquoi, dans de nombreux cas, nous nous heurtons à des contradictions et qu'il est si difficile de connaître le bon chemin à suivre.

La motivation implique une éthique de la liberté : voilà la première étape pour respecter et aimer autrui. Les êtres humains possèdent une dimension transcendantale et font face, durant leur vie, à des défis similaires. De plus, ils naissent libres. La confiance se développe alors autour d'une communauté d'efforts, au sein de laquelle des hommes libres s'aident mutuellement à résoudre leurs propres difficultés. Les principes fondamentaux compatibles avec une telle confiance constituent le fond du problème de l'éthique.

Dès lors, l'éthique est l'art de motiver les conduites bonnes et vertueuses d'hommes qui sont libres de choisir. Il ne s'agit pas d'une obéissance à un quelconque paradigme ou à un modèle rationaliste ou utilitariste de la société. Les pédagogues de la conduite éthique (aussi bien que ceux de la conduite non-éthique) sont animés par un engagement ferme et par une disposition individuelle.

Nous pouvons conclure de ce qui précède que les modèles actuels de comportement privent l'individu de ses dispositions à la vertu et à la charité et entravent sa quête d'un socle éthique commun ; consécutivement, ils risquent de détruire sur le long terme, non seulement l'entreprise, mais aussi la société. Il existe cependant une formidable possibilité de changement, qui soulève un fameux défi. Et nous devons être convaincus qu'il s'agit là du meilleur chemin à suivre que nous connaissions, même si ce challenge implique une volonté inébranlable et un travail vigoureux.

 

 

 

LE COMPORTEMENT UNANIME

 

Motiver le caractère jusqu'à la perfection

 

Intéressons-nous maintenant à ce que nous avons appelé le comportement unanime et aux conditions éthiques requises pour le motiver. De nos jours, les gens affrontent un système qui ne leur permet pas de créer des inclinations vertueuses. Ces dispositions peuvent être créées soit grâce à la volonté personnelle, soit grâce à un système général de valeurs. Si nous aspirons à bonifier le système dans sa dimension éthique, nous devons œuvrer simultanément dans les deux sens, de la personne et du système, afin d'assurer le minimum requis de cohérence. Transformer le système actuel en un système éthique dépendra de la nature des normes éthiques qui encadreront ledit système. Ces normes éthiques nous aideront à triompher de dispositions telles que celles forgées par l'utilitarisme, la quête du pouvoir, la cupidité et ainsi de suite.

Par individus unanimes, nous entendons des femmes et des hommes similaires dans de nombreux aspects de leur vie, qui ne font pas de différence entre les valeurs qui régissent la vie domestique et celles qui régissent leur attitude au travail, et qui utilisent les mêmes principes fondamentaux partout dans leur vie.

Le travail peut toujours être vécu dans un état d'esprit animé par de justes dispositions même si l'environnement n'encourage pas la vertu. Cet état d'esprit consiste à travailler par amour, sans domination ni vantardise. Néanmoins, la personne doit se débarrasser elle-même de ses habitudes utilitaires. Au premier coup d'œil, il pourrait paraître insensé, à un individu en particulier, de chercher à marcher là où personne ne marche. En d'autres mots, ledit individu pourrait avoir le sentiment d'agir en sa défaveur. Mais l'alternative, qui est la " loi de la jungle ", ne procure aucune joie, mais un profond ressentiment, soit une division interne.

La personne est unanime dans son cœur quand son travail est fait par amour. À cette fin, il est nécessaire de vaincre toutes les considérations relatives à l'efficacité et à la puissance suggérées par le désir de domination. La félicité est le résultat d'un travail qualitatif, et pas seulement d'un travail de survie. Parce qu'il n'y a pas de stress et de drame, et que le temps n'est pas gaspillé, le travail est accompli avec ferveur et dans une joie secrète ; il devient une activité de transformation personnelle. Il est apparenté à un " devenir ", et ce devenir est infini. Il émerge une sorte d'attitude contemplative qui procure une liberté intérieure ; il permet de travailler en confiance et avec acharnement. Quand nous travaillons en accord avec notre environnement externe, nous œuvrons dans un but précis et demeurons attachés à lui. La disposition à travailler dans la vertu prend du temps, probablement une vie entière puisque le travail implique l'individu dans sa plus grande réalité humaine, composée d'affection et sensibilité (particulièrement lorsque nous travaillons avec d'autres personnes), imagination, volonté d'accomplir et intelligence. Le travail doit aiguiser l'intelligence. Si, au contraire, il rend morose, le travail ne demeure pas longtemps ce qu'il devrait être ; il perd de vue le but à atteindre. Le travail est noble et doit permettre à l'intelligence de progresser. À travers l'expérience du devenir, le travail complète l'intelligence et la rend plus parfaite, et ainsi complète la création (Marie-Dominique Philippe, le Mystère de Joseph, 1997). Le travail requiert une intelligence pratique et spéculative.

L'éloge instantané et le succès ne doivent pas être les buts recherchés puisque le succès est le résultat d'une longue traversée. Le succès est une conséquence, pas un but final. L'oublier conduirait à ne jamais recevoir de récompenses qui soient réellement satisfaisantes. En ce sens, le travail est une tapisserie de récompenses intrinsèques qui ne se reconnaissent pas toujours dans le succès et l'éloge. La satisfaction vient seulement quand une journée de travail s'achève, sans considération pour le jour suivant ou la prochaine étape ; sans surcharge excessive donc, ce qui créerait des soucis. D'un autre côté, il est certain que le besoin de reconnaissance est profond. Mais ce n'est pas l'attribution d'une médaille qui nous procurera de la joie. Le désir de reconnaissance offre une saveur différente dès lors qu'il s'inscrit dans la logique d'une disposition vertueuse, d'une récompense a-utilitaire. L'expérience de la joie est une expérience du présent et n'est pas transmissible. Elle peut être obtenue à n'importe quel moment d'une carrière. Le succès final ne peut être fondé que sur un juste enchaînement de petites étapes, dont chacune procure une joie intime. S'il y avait sacrifice mais pas de joie intérieure, cela voudrait dire que nous marchons dans la mauvaise direction et que nous ne bénéficions pas de la dimension transcendantale du travail.

Par ailleurs, nos aptitudes intellectuelles, nos technologies et nos ressources doivent être utilisées à la transformation du monde et à la réussite de la Création. Les normes doivent dans cette perspective prévenir toute tentative de désintégration de la société via la division interne du corpus normatif.

Mais être unanime signifie aussi l'acceptation de la misère sous toutes ses formes, la sienne et celle d'autrui, et un travail de chaque jour pour l'évincer. Par exemple, il existe des personnes qui sont incapables de communiquer ou de maîtriser leur caractère. Ce sont là de typiques cas de misère qui gênent le reste d'une équipe. La patience est nécessaire pour travailler avec les autres, tolérer leurs conduites, respecter nos patrons et organisations. Et la charité, vertu suprême, permet de se défaire de toutes nos tendances excessives qu'il est inutile d'énumérer ici. Les mauvaises dispositions se retirent lorsque la charité entre en mouvement.

La charité procure une dimension suprême à notre monde éthique. Comme quand nous gravissons une montagne, notre préférence va au belvédère qui s'offre à notre regard depuis le sommet, quand nous allons dans la vie, nous préférons le point de vue de la charité dont la perfection eu égard aux autres vertus saute aux yeux. La personne unanime, c'est-à-dire dont le caractère est animé par la charité, peut trébucher, mais elle ne perdra jamais le nord.

 

Management et motivation

 

Le management tel que nous l'avons décrit ci-dessus soulève un délicat défi. Il modifie d'abord les dispositions et ensuite les conditions requises.

Comme le lecteur l'a compris, nous aspirons à de vraies motivations et à un réel management. L'économie moderne incite au comportement utilitaire, qui ne procure pas de réelles joies aux gens. Le mot lui-même vient du verbe latin uti (se servir de, tirer avantage de) et de l'adjectif utilis (utile). Fidèle à cette étymologie, " utilitarisme " porte l'accent sur l'utilité de toute activité humaine sans exception. Une personne ne doit pourtant jamais être le moyen d'atteindre une fin, mais toujours être la fin de notre activité. Quand quelqu'un a le sentiment qu'on se sert de lui, il perd l'estime de lui-même et sa motivation au travail est gravement ébranlée. Cette personne ne voudra jamais engager entièrement sa propre intégrité dans un système qui se sert de lui. Par conséquent, la confiance ne règne pas et les salariés ne s'épanouissent pas en tant que personne dans leur travail. Comme nous avons pu le dire, l'inclination générée par l'environnement va à l'encontre de la vertu, et donc de la charité.

Le nouveau manager est celui qui est capable de motiver de telles dispositions vertueuses et de créer des relations de confiance. " Une firme capable de se renouveler elle-même suppose confiance et soutien " (Sumantra Ghoshal, Corporate Renewal). Dès lors, les entreprises ont aujourd'hui besoin d'un personnel unanime.

Motiver de nouvelles dispositions participe à l'élan pour un changement de mentalité. Ce qui constitue en soi un vaste challenge par les temps qui courent. Mais ne rien faire débouchera à coup sûr sur une stratégie du perdant-perdant. Et pourtant, chacun se dit au plus profond de lui-même : " Me voilà pourvu d'une idée excellente. Mais que quelqu'un d'autre vienne avec une idée différente et tous mes efforts auront été vains. " En d'autres termes, " nous sommes pusillanimes ". Et chaque manager doit affronter la même crainte au début. S'il conserve lui-même une attitude égoïste, la motivation de justes dispositions sera extrêmement difficile. L'expérience — j'en témoigne — montre néanmoins qu'aucun effort n'est jamais vain. Une entreprise dont le personnel est extrêmement motivé par des dispositions vertueuses possède un fabuleux potentiel de croissance. Et même si une personne débarque, en interne ou en externe, avec un autre comportement, rien de ce qui a été vécu au cours de la période vertueuse ne sera jamais perdu. Le goût d'avoir fait les choses avec équité et d'avoir connu la joie en travaillant demeurera gravé dans la mémoire de l'entreprise et de chaque employé pris individuellement, pour toujours. Il s'agit là d'une " empreinte inscrite sur le sablier du temps ". C'est une bonne expérience que le personnel voudra reprendre à son compte.

La motivation des dispositions prend du temps. Dans la plupart des cas, cela s'explique par les douloureuses expériences du passé. Les individus chercheront à se protéger, et c'est bien naturel. Une grande patience est nécessaire quand il y a eu blessure dans le passé. Au cours d'un tel processus de changement, la première étape est de dire aux personnes, sans s'épancher, que vous comprenez leurs réticences. Il faut aussi s'assurer que les salariés ont bien compris que ce que vous attendez d'eux, ce n'est pas un travail motivé par le profit de l'entreprise, mais par amour d'eux-mêmes. Une fois qu'ils auront assimilé cela, ils développeront des idées et initiatives qui aideront la société à survivre et croître. Ils ne prendront pas des initiatives parce que vous voulez gonfler le profit mais parce qu'ils veulent remplir leur rôle au sein même de l'entreprise, de la meilleure façon qu'ils puissent, parce qu'ils veulent à la fois vivre en société et aider la communauté, qu'elle s'exprime à travers la société. Il s'agit là d'un besoin élémentaire qui contribue à la croissance et au développement individuel. Sans faire usage de la force, nous développons ainsi pleinement le potentiel de l'entreprise et de tous ses salariés. En termes de productivité, il est difficile de faire mieux.

Si ce type de schèmes incitatifs ne peut pas être atteint à un niveau structurel, il peut l'être dans tous les cas à un niveau unitaire à l'intérieur d'une organisation. Comme on l'a dit plus haut, il s'agit d'une expérience positive qui restera dans la mémoire de chacun. Les joies d'une telle expérience ne peuvent pas être " effacées ".

Pour conclure, si nous voulons entreprendre un tel changement, nous devons le vouloir sans faillir et surtout persévérer. Nous serons tenus d'être cohérents, sans quoi nous ne créerons pas la confiance. Le changement sera probablement difficile et long, mais on ne vit qu'une fois et l'expérience de la charité en vaut la peine.

 

Management et prise de décision

 

La prise de décision éthique est très complexe et nécessite prudence et expérience. La plupart du temps, les gens travaillent conformément à des principes fondamentaux et généraux, sensés orienter leurs actions. Le problème, c'est qu'il existe une brèche entre la norme générale, éthique, et son application. Cette brèche s'explique par la spécificité de chaque situation, qui peut notamment présenter un dilemme entre le courage et la prudence. Il serait plus facile de détenir une formule adaptée à chaque situation et de l'appliquer mathématiquement. Le souci est que nous ne sommes définitivement pas capables de rédiger une telle encyclopédie éthique. Il n'existe qu'une façon de résoudre la singularité inhérente à chaque situation, sans qu'il ne soit fait offense à la structure éthique : la pratique du discernement. Le capitaine d'une équipe ou d'une firme est en permanence confronté à ce type de dilemmes et son management est continûment testé. Son succès dépendra de sa capacité à réagir à la singularité de chaque situation. Nous devons garder en mémoire que ledit capitaine – ou, pour être plus explicite, le PDG d'une entreprise – gouverne un vaste bateau et qu'il se retrouve complètement seul à la barre. Quand il prend une décision, il se compromet lui-même ; il risque son devenir et celui des autres. Au moment de la décision, même s'il est soutenu par des conseillers et des amis, personne d'autre que lui-même ne signe, ne s'engage. Il demeure complètement seul.

L'importance de la prise de décision et du bon jugement dans les affaires ne doit pas être sous-estimée. Si suivre les règles et les normes demeure certes toujours un guide commode pour agir équitablement, ce guide n'est jamais suffisant et peut s'avérer désastreux dans quelques cas exceptionnels. Les règles peuvent en effet entrer en conflit les unes avec les autres, et même gêner nos buts et aspirations. Quand d'énormes enjeux sont concernés – par exemple, la survie d'une entreprise ou la vie d'un membre associé, d'un cadre – la routine sera probablement mise de côté. Quand l'entreprise affronte un danger imminent, il est en effet possible de sacrifier le droit habituellement reconnu et respecté des employés et de la hiérarchie et d'empiéter sur leur temps respectif de loisirs. Inversement, quand un employé fait face à une crise – une grave maladie, un décès dans la famille —, des considérations exceptionnelles lui sont dues, qui font que ses horaires de bureau pourront être aménagés.

Afin de répondre à ce type de dilemme éthique, une équipe canadienne d'alpinistes, qui a réussi avec succès l'ascension du Mont Everest, a mis au point un programme de motivations destiné au monde des affaires et aux écoles ; programme qui est fondé sur leur pratique éthique de la haute montagne. Il y a tellement d'efforts requis, tellement de crises à anticiper, tellement de décisions de vie ou de mort à prendre, que rien ne peut être laissé au hasard. Les chances de succès sont infimes. Une fois que l'équipe est partie, abandonner et revenir sur ses pas n'est pas toujours une solution. Le travail d'équipe est crucial ; il est précieux que les alpinistes subordonnent leurs propres intérêts aux intérêts de l'équipe, pour le désir non pas du seul succès, mais surtout de la sécurité.

Une des péripéties qu'a connue cette équipe d'alpinistes s'identifie à un classique dilemme éthique. Avant qu'ils ne commençassent leur expédition, une des règles qu'ils acceptèrent à l'unanimité stipulait que si le secours d'un alpiniste en grand danger impliquait un risque ou le sacrifice d'autres membres de l'équipe, l'alpiniste en difficulté serait abandonné. Ce qui est intéressant ici, c'est que cette situation s'est effectivement présentée et que l'équipe a brisé sa propre règle pour sauver un alpiniste en danger de mort, parce qu'il était un vieux et très proche ami, parce qu'il était un mentor. Cet épisode prouve que s'il y a peu de difficultés à tomber d'accord sur le contenu d'une norme générale, la pratique du discernement est essentielle à la résolution d'un conflit qui est le fruit d'une situation singulière. Ainsi, puisque l'alpiniste vit toujours et que l'équipe a atteint le sommet au grand complet, cet épisode montre que seul le processus du discernement possède une valeur pratique.

Donc, la norme générale doit être interprétée à l'aune de chaque situation particulière et adaptée en conséquence. La décision finale est le fruit d'un processus de discernement orchestré par les divers membres d'une équipe.

Le modèle qui suit propose quelques aperçus propres au discernement.

 

Un modèle de décision éthique

 

1 – Identifier le problème

Qu'est-ce qui fait qu'un problème est un problème éthique ? (Questions des droits, obligations et relations ; de loyauté et d'intégrité.)

 

2 – Identifier les composants

Qui a été peiné, concerné ?

Qui pourrait être peiné ?

Qui pourrait être aidé ?

Est-ce qu'il s'agit de salariés de bonne volonté ou encore de victimes ?

Pouvez-vous négocier avec eux ?

 

3 – Diagnostiquer la situation

La situation va-t-elle en empirant (ou en s'améliorant) ?

Qui est à blâmer ? (Possibilité qu'il n'y ait personne.)

Qui peut faire quelque chose maintenant ?

Pourrait-on prévenir cette situation maintenant ? Comment ?

Le dommage peut-il être réparé ?

 

4 – Analyser vos options

Imaginez un classement des possibilités.

Limitez-vous vous-même aux deux ou trois les plus manœuvrables. (Trop d'options découragent.)

Quels sont les résultats probables de chacune ?

Quels sont leurs coûts probables respectifs ?

Comment pouvez-vous les concrétiser ?

Quelle est celle qui est la plus désirable, étant donné les circonstances ?

 

5 – Agir

Faites ce que vous avez à faire.

N'ayez pas peur de reconnaître vos erreurs.

Soyez audacieux, hardi, dans la résolution du problème, comme si vous deviez réparer une erreur personnellement commise.

 

6 – La dimension spirituelle

Votre décision est-elle équitable devant l'Éternel ?

 

 

 

II- MANAGEMENT ET VIE SPIRITUELLE

 

Portons notre attention sur la dernière question que pose le modèle : nos actions sont-elles approuvées par Dieu ? Le processus de discernement est en effet différent si nous laissons le Créateur nous indiquer le chemin. Le processus de prise de décision peut demeurer strictement rationnel comme la seule considération des cinq premières phases du modèle le suggère, mais il peut être parfait par la sixième étape qui fait appel à la vertu infuse et implique que la décision finale soit prise sous la gouverne de Dieu. Nous avons ici des exemples probants, comme Mère Térésa et bien d'autres encore. Le lien avec Dieu est créé grâce à la prière, qui est une volonté de communiquer avec lui.

 

La vertu infuse, d'après Thomas d'Aquin

Le mot vertu (qui signifie littéralement vigueur ou force) révèle une certaine abondance de compétences, de capacités, mesurée à l'aune d'une parfaite justesse de l'action. Nous pouvons dire que la vertu est acquise grâce à autrui et infuse par Dieu. Les vertus manifestent nos capacités à transformer nos actions en réussites.

Il est de coutume de ne retenir que quatre vertus cardinales. Chacune contribue à instiller dans notre comportement une dose de raison. La prudence perfectionne la raison elle-même. La justice raisonne la volonté qui anime notre activité. La tempérance modère nos affections. Et le courage contient nos émotions agressives. Toutes les autres vertus sont ordonnées autour de ces quatre vertus cardinales et sont réduites aux principales d'entre-elles grâce à la faculté et à l'objet poursuivi.

Quand la vertu est insufflée, Dieu œuvre au sein de chaque volonté et de chaque nature. (La volonté est par définition une inclination à suivre ce que la raison suggère.) Nous recevons des mains de Dieu non pas un destin mais des vertus théologiques. Dieu laisse infuser en nous des dispositions bonifiées par ces vertus divines. Et ces vertus sont suffisantes pour commencer notre cheminement vers un but surnaturel, puisqu'elles nous lient incontinent à Dieu Lui-même : Sa vérité fixe le canon de notre foi, Sa bonté celui de notre amour (de notre charité), et Sa toute-puissance et sublime bienveillance celui de notre espérance.

Mais la charité est davantage parfaite que la foi et l'espérance, lesquelles vertus, sans la charité, demeurent imparfaites. La charité est la mère, la souche de toutes ces vertus. Ce que nous espérons le plus, nous devons l'aimer en premier.

Les vertus nous inclinent à décider ce qui est bon pour nous, et si le canon du bien se trouve dans le jugement humain, alors la vertu peut être amorcée en nous par des actes humains qui procèdent de l'usage de la raison. Mais, si le canon est la loi de Dieu, alors elles ne peuvent être illuminées que par une activité de Dieu au plus profond de nous-même .

 

 

 

Travailler en harmonie avec la vertu

 

Voilà un délicat programme d'action puisqu'il s'inscrit directement dans la relation personnelle que nous entretenons avec Dieu. Nombre de bonnes volontés pensent qu'une telle relation n'existe pas, mais les théologiens prouvent qu'un tel commerce a toujours existé à un quelconque degré que ce soit (cf. Thérèse d'Avila, Le Château intérieur, 1577). S'il s'agit, aujourd'hui, d'un problème à ce point délicat, c'est parce que tout le monde, que l'on soit manager ou salarié, prend des décisions dans la plus absolue solitude. Dès lors, chacun engage son avenir ontologique en même temps que celui des autres. (Ici, nous ne parlerons pas de la dimension eschatologique de l'homme.)

 

Comme il a été dit, nous vivons dans un système économique qui motive des dispositions en contradiction avec la vertu. Nous savons que la vertu peut être acquise à travers l'expérience d'autrui comme elle peut être insufflée par Dieu, et qu'il s'agit d'une disposition ferme qui précède l'action ou la prise de décision. Si nous ne possédions pas cette vigueur initiale pour agir, alors nos prises de décision seraient quasiment impossibles. Grâce à ces vertus infusées, par contraste, l'action se rapproche toujours davantage de la perfection puisque la vertu est précisément une disposition à agir. Puisque les inclinations créées par le système environnant ne génèrent aucune vertu, il devrait devenir vital, dans un futur proche, de partir en quête de ces vertus infuses.

Ces vertus, fruits du souffle de Dieu, ne peuvent être obtenues que s'il existe une volonté de communiquer avec Dieu, partout où que nous nous trouvions, et de s'abandonner progressivement à sa Personne, abandon qui découle naturellement du développement de la relation d'amour qui nous unit à Lui. Ainsi, nous nous acquitterions progressivement de notre dette sacrée envers le Seigneur tout simplement en lui communiquant notre amour, grandissant avec la vigueur de notre relation. Le management doit être pratiqué dans l'esprit d'un enchaînement d'étapes influencées plus ou moins par ces vertus insufflées. Quand la nature est dessinée par Dieu, toutes les vertus convergent vers la charité et toutes les actions ont la charité pour fin. C'est vrai pour n'importe quelle vocation. Il suffit de considérer la lettre de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face pour s'en convaincre : " J'ai compris que l'amour touchait toutes les vocations, que l'amour était tout, qu'il embrassait tous les moments et lieux. " Tout le monde ne peut pas être un apôtre, un prophète, un docteur, etc. Chacun de nous possède nonobstant un talent propre et une mission singulière. Dans un corps, les yeux ne peuvent être simultanément des mains. Chacun a accès à une fonction différente et chaque fonction est honorable et précieuse.

De surcroît, l'amour est abondant et non pas rare. Pas comme ces ressources terrestres qui nécessitent une gestion économique.

Le discernement est simplifié dès lors que la connaissance d'une situation singulière provient d'une inspiration. Et même, dans certains cas, la connaissance des conséquences d'une action est insufflée. Parce que l'objet de chaque action est l'amour, il est difficile de mal faire. Dans le cas du dilemme des alpinistes, nous sommes en présence d'un acte qui a nécessité une intuition et disposition naturelle à la vertu. L'équipe avait envisagé chaque situation d'un point de vue rationnel, c'est-à-dire avait envisagé le pour et le contre ; mais, in fine, la décision a été prise en accord avec l'amour et la charité. C'était contraire à toutes les règles et ce fut pourtant la décision équitable. La même chose peut arriver dans le monde des affaires : devons-nous compromettre l'entreprise parce que nous agissons justement ou devons-nous l'abandonner sans rien faire afin de suivre la règle ?

 

Une démarche toujours inachevée

 

L'objectif du présent travail a été d'introduire une nouvelle dimension dans le cours de notre existence normale et de nos activités professionnelles. Les concepts évoqués sont complexes et, afin d'être pleinement compris, ils nécessitent de plus amples développements. En ce sens, cette approche ne doit jamais être considérée comme achevée.

Nous devons faire face à un énorme défi. Ce qui est une bonne nouvelle. Sans se soucier de sa nature et de sa complexité, notre souci est désormais de le relever et de chercher de nouvelles façons de composer avec la réalité. Cette volonté procure sens et objet à nos activités quotidiennes.

 

M-D. M.