Les États-Unis sont une jungle, c'est bien connu. La Grande-Bretagne ? Un champ de ruines industrielles et sociales. Pas ou peu de protection sociale, des millions de " petits boulots " et de working poors, des services publics sacrifiés, une pauvreté galopante, des inégalités croissantes.
.. Voilà, en substance, tout le bien qu'un capitalisme " sauvage " aurait rapporté à nos amis anglo-saxons. La cause est entendue. À force de se voir assener ce genre de discours, chacun, en France et dans une moindre mesure en Europe, l'a depuis longtemps plus ou moins fait sien — l'auteur de ces lignes compris. Qui aurait seulement l'idée de s'interroger sur l'étonnant réflexe qui conduit, chaque fois que l'on compare les deux rives de l'Atlantique, à opposer " le système français où il y a une bonne protection sociale mais beaucoup de chômage, au système américain où il y a peu de protection sociale mais peu de chômage " ? À bien y réfléchir, l'opposition est pourtant simpliste.
La providence libérale
C'est ce qui a amené Christian Gerondeau, spécialiste de dossiers comme les transports et l'énergie, à se lancer dans une enquête de terrain. Investi d'une mission officielle par le ministre des Transports et de l'Équipement, il a bénéficié, pour ses recherches dans les pays concernés, de l'appui des organismes les plus compétents. Armé de solides références statistiques et d'un vrai bon sens, il vient de publier dans un ouvrage les résultats de son travail. Ils font littéralement voler en éclats la vision manichéenne et mensongère qui avait cours jusqu'à présent : non seulement l'Angleterre et les États-Unis n'ont rien à nous envier sur le plan social, mais leur formidable prospérité économique se complète de mécanismes de redistribution et de gestion des services publics qui devraient servir d'exemples à notre présumé " modèle ".
On ne résiste pas au plaisir de citer, telles quelles et sans plus de commentaires, quelques-unes des vérités énoncées par l'auteur :
– Là où nous avons quatre emplois, les États-Unis en comptent cinq. Si nous avions le même taux d'emplois que les États-Unis, la France en recenserait à l'heure actuelle 6 millions de plus qu'aujourd'hui.
– À population en âge de travailler identique — 38 millions de personnes —, le Royaume-Uni offre aujourd'hui plus de 4 millions d'emplois de plus que la France. Si l'on prend en compte les seuls emplois privés non aidés, on arrive à une différence incroyable de près de 8 millions...
– Les emplois à temps partiel qui existent au Royaume-Uni sont de vrais emplois. Une bonne partie des nôtres correspond à une répartition artificielle de la pénurie, organisée pour réduire les statistiques officielles du chômage. Il y a donc usurpation à employer le même terme dans les deux cas.
– Les " petits boulots ", qui permettent d'abord l'accès des jeunes et des personnes non qualifiées au monde du travail, sont minoritaires au sein des emplois créés aux États-Unis. C'est ce qu'a reconnu Lionel Jospin lors de son voyage de juin 1998 [...]. Les emplois sont beaucoup plus stables qu'on ne le croit : le risque d'être licencié est de 3,8 %, soit une fois tous les vingt-six ans. Le problème principal des employeurs américains est aujourd'hui non pas de licencier, mais de conserver leurs employés et d'en trouver de nouveaux... Des recruteurs spécialisés vont dans les collèges, les lycées, et plus généralement partout où se rassemblent les jeunes : boîtes de nuit, concerts, plages... Certains vont même dans les prisons pour tenter de recruter les futurs libérés !
– Le chômage de longue durée est pratiquement inconnu aux États-Unis : à population égale, il y en a dix fois moins qu'en France.
– L'éventail des salaires est identique des deux côtés de la Manche.
– Ceux que l'on appelle outre-Atlantique les " travailleurs pauvres " (working poors), qui ont donné lieu à une littérature très abondante, sont des salariés qui gagnent entre 1 et 1,4 fois le SMIC français. Près du tiers des travailleurs français seraient déclarés " pauvres " si l'on adoptait la définition américaine du terme.
– Les États-Unis sont plus égalitaires pour la distribution des revenus du travail que les pays d'Europe, parce qu'ils ont créé beaucoup plus d'emplois et ont beaucoup moins de chômeurs.
– En parité de pouvoir d'achat, le revenu moyen par habitant s'élève aujourd'hui à 28500 dollars par an contre 21800 en France, soit près d'un tiers de plus outre-Atlantique.
– Les dépenses annuelles globales de protection sociale représentent en parité de pouvoir d'achat 7000 dollars par habitant aux États-Unis, contre 6000 en moyenne en Europe de l'Ouest.
– Comme le PIB par habitant est supérieur d'un tiers aux États-Unis, les dépenses publiques de santé par habitant sont en moyenne supérieures en valeur absolue à ce qu'elles sont en France.
– Financièrement, la santé est de plus en plus " collectivisée " aux États-Unis et de moins en moins en France. La part des dépenses de santé non remboursées (out-of-pocket expenses) est maintenant supérieure chez nous à ce qu'elle est outre-Atlantique.
– Le système de santé américain a d'indéniables faiblesses. Mais elles ne concernent ni les plus pauvres (couverts par le Medicaid) ni les plus âgés (couverts par le Medicare), ni même la grande majorité des salariés et de leurs familles — qui bénéficient d'assurances privées souscrites par leurs employeurs. Le problème est celui de l'absence d'universalité : une petite minorité d'Américains — le plus souvent par choix — ne bénéficient d'aucune couverture.
– La base du système américain de retraite est un système public par répartition.
– Il y a moins d'écoles privées aux États-Unis qu'en France, et autant d'enseignants.
– Rapportés à la population totale, il y a autant de fonctionnaires outre-Atlantique qu'en France. La différence essentielle réside dans le nombre d'emplois privés : c'est parce que nous n'en avons pas suffisamment que le poids de notre fonction publique nous est devenu insupportable.
– Le Royaume-Uni est aujourd'hui de très loin, parmi les pays développés, celui qui a fait le plus évoluer son dispositif de retraites. C'est le seul qui puisse envisager l'avenir de leur financement sans aucun souci réel, puisque les versements par répartition y sont de plus en plus minoritaires.
– En matière de privatisations, la Grande-Bretagne est désormais une référence mondiale, tant par l'ampleur de l'action accomplie que par les résultats obtenus, aussi bien pour les clients que pour les finances publiques.
On pourrait allonger encore la liste, tant la somme des faits exposés est éloquente. Ils prouvent que la création de millions d'emplois ne se fait pas nécessairement au prix de la cohésion sociale, bien au contraire. Mais le plus intéressant est peut-être ailleurs : d'où vient notre méconnaissance de la réalité sociale anglo-saxonne ? Au-delà du vieux fonds anti-américain toujours présent chez nos compatriotes (et qui, il faut le dire, est sur bien des plans justifié), Christian Gerondeau avance des raisons à la fois politiques, idéologiques et statistiques. La désinformation vient d'abord des intéressés eux-mêmes : ni les républicains américains, ni les tories britanniques n'ont jugé utile (on comprend pourquoi) de dévoiler la dérive des dépenses sociales qui s'est produite sous leurs gouvernements respectifs. Une dérive qui a, par exemple, été plus forte en Grande-Bretagne qu'en France... Incapables de tailler dans les programmes sociaux, ils ont pourtant été battus aux élections sur ce thème, Bill Clinton et Tony Blair s'empressant, une fois au pouvoir, de favoriser le passage du Welfare au Workfare. L'union de l'ensemble de la classe politique autour du mythe de la paupérisation a permis à certains (comme Robert Reich, le ministre du Travail du premier gouvernement Clinton) de dénigrer pendant des années leur pays sans être jamais sérieusement contredits. Aussi une large partie de l'opinion publique, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, a-t-elle été longtemps persuadée que la misère et les inégalités ne cessaient d'augmenter, sur la foi de statistiques confuses auxquelles on a, comme toujours, fait dire un peu n'importe quoi.
Quant aux responsables politiques français, ils ont trouvé dans cette fable le moyen de s'épargner toute remise en question : on avait tout essayé contre le chômage, du moins tout ce qu'on pouvait essayer sans toucher à notre protection sociale... Pourtant, si l'on veut bien reconnaître le sérieux du travail de Gerondeau, " il n'y a pas à choisir entre efficacité économique et protection sociale. L'exemple des grands pays anglo-saxons est là pour le prouver ". Il n'y a pas de troisième voie, ou plutôt elle existe déjà : c'est celle qui a permis à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, qui la suivent depuis vingt ans, de creuser des écarts considérables avec l'Europe continentale.
Un État mondial pour Georges Soros
George Soros partage-t-il cette vision des choses ? À lire son dernier livre, il est permis d'en douter. Ce n'est pas lui qui contesterait l'extraordinaire réussite économique des États-Unis, qui sont devenus grâce à elle — et à l'effondrement de l'Union soviétique — " la seule superpuissance " de la planète. Mais le célèbre spéculateur voit plus loin, et plus haut : selon lui, c'est l'ensemble du système économique mondial qui est aujourd'hui menacé... par les forces du marché. Le péril communiste effacé, c'est du péril capitaliste qu'il faut désormais se garder. On croit rêver : le gérant du Quantum Fund (le meilleur fonds d'investissement au monde), modèle des raiders et oracle de la finance internationale, alertant l'opinion mondiale contre " l'intégrisme des marchés " !
L'homme qui a bâti sa fortune sur la déstabilisation des monnaies et des économies aurait-il des états d'âme ? C'est un peu l'impression que l'on a en lisant cet ouvrage, qui s'apparente davantage à un traité de philosophie politique qu'à un livre d'économie. Le propos de Soros n'a rien de foncièrement original : la crise du capitalisme mondial résulte de la confiance aveugle qui est faite aux forces du marché, lesquelles transmettent peu à peu leur mode de fonctionnement à l'ensemble de la vie sociale. C'est le règne du laisser-faire, expression du XIXe siècle qu'il rebaptise " intégrisme du marché ". Une situation selon lui lourde de menaces pour la démocratie, ou " société ouverte ". Théorisée par le philosophe autrichien Karl Popper, la société ouverte désignait une société consciente de sa propre faillibilité et désireuse de se transformer et de s'améliorer, par opposition à une société totalitaire ou fermée. Revue et corrigée par Soros, c'est une " zone intermédiaire précaire " entre totalitarisme et capitalisme . Aujourd'hui les marchés financiers, parce qu'ils dominent le capitalisme mondial, lui communiquent leur instabilité naturelle. Demain, cette instabilité sera celle de la société si on l'abandonne à son tour à la discipline du marché : " On parle beaucoup d'imposer aux sociétés la discipline du marché. Si imposer cette discipline revient à imposer l'instabilité, quel degré d'instabilité la société est-elle capable de supporter ? "
Que faire pour éviter que l'intégrisme du marché, " qui représente une menace plus redoutable pour la société ouverte que l'idéologie totalitaire ", ne conduise " au chaos et à la chute du système capitaliste mondial " ? Autant le tableau brossé par Soros (même s'il n'est pas le premier à le faire) emporte la conviction, autant les solutions qu'il propose apparaissent très incertaines. Avant tout, il réclame un contrôle accru sur les marchés financiers. Les pouvoirs publics devraient se fixer comme objectif le maintien de la stabilité des places financières. Ce qui implique, selon Soros, un renforcement des institutions internationales. Elles seules seraient capables de faire appliquer une réglementation de façon universelle, alors que laisser chaque pays veiller à ses propres intérêts conduirait à un accroissement du contrôle des mouvements de capitaux et à un blocage du système. C'est là que le bât blesse : l'auteur souhaite plus de supranationalité, mais sans dépasser le cadre de l'État-nation. " Nous avons une économie mondiale, mais sommes privés d'une société du même nom [...]. Une société mondiale n'implique absolument pas un État mondial. Abolir l'existence des États n'est ni concevable, ni souhaitable. Mais dans la mesure où il existe des intérêts collectifs qui transcendent les frontières, la souveraineté des États devrait être subordonnée aux lois et aux institutions internationales . " Qu'est-ce donc qu'une souveraineté subordonnée ? Et une société mondiale sans État mondial ? On rejoint là l'utopie de la construction européenne : quelle autorité possède des lois et institutions internationales appelées à décider, le cas échéant, contre la volonté des États ? Les crises récentes — de la Commission, de la PAC, du financement de l'Union, des fonds structurels... — ont montré que la logique nationale finit toujours par reprendre le dessus : démocratiquement constitués, les États représentent des peuples ; lorsqu'elles ne restent pas sous le contrôle strict des États, les organisations internationales ne représentent qu'elles-mêmes. Et perdent rapidement le contact avec la réalité. Ce n'est que par une coopération renforcée entre nations libres et souveraines qu'une surveillance efficace pourra s'exercer sur les marchés financiers. Et que l'on pourra s'attaquer au problème de la place excessive que tient aujourd'hui la gestion collective de l'épargne dans le fonctionnement des économies .
o. d.