Jacques Dufresne a publié en 1999, un bref recueil d'écrits de Thomas More dans la collection " L'expérience de Dieu ", aux éditions Fides (Québec). Il a fait précéder son choix d'une présentation où apparaît la personnalité en tout point exceptionnelle de saint Thomas More, béatifié par Léon XIII, canonisé par Pie XI, proposé comme saint patron aux responsables politiques par Jean Paul II.
Il a autorisé Liberté politique à en reproduire les principaux passages. X.W.
Tout dans la vie de Thomas More, comme dans celle de Socrate, s'ordonne autour d'une mort à laquelle l'un et l'autre auraient pu facilement échapper s'ils avaient attaché moins d'importance à la voix de leur conscience. Cette voix les a incités à marcher vers la mort, incompris même de leurs proches. La mort du philosophe grec fut la condamnation du tribunal démocratique d'Athènes ; la mort de l'humaniste anglais mit le protestantisme naissant en contradiction avec lui-même.
La figure humaine la plus achevée qui fût
Le premier et le plus grand des protestants anglais, ce fut en effet le catholique Thomas More. Celui qui poussa le plus loin le respect de sa conscience face au pouvoir spirituel du moment, ce fut le catholique Thomas More. L'homme le plus moderne de son temps, celui qui souhaita la plus haute et la plus libérale éducation pour les femmes et qui l'offrit à ses propres filles, ce fut aussi le catholique Thomas More.
Né en 1478, More a vécu à une époque charnière du second millénaire. Il en est à la fois le milieu, en ce sens qu'il en réunit les contraires, et le sommet, en ce qu'il s'élève au-dessus d'eux pour dessiner la figure humaine la plus achevée qui fût, entre l'an mil et l'an deux mille de la chrétienté. À côté d'Henri VIII qui convoitait le trône de France avant même de s'emparer de l'autorité pontificale sur l'Angleterre, comme à côté des autres rois de cette époque d'excès, Charles-Quint et François Ier, More apparaît plutôt comme l'homme de la retenue dans l'action que comme l'homme d'action représentatif de son temps. C'est par là qu'il fut l'homme d'action accompli, si l'on entend par l'action tout ce qui sert l'apparition de la paix et de la liberté dans le monde. Homme d'action, il le fut en ce sens jusque par sa mort. Son martyre fut sa suprême retenue. Car si l'homme religieux avait des raisons dictées par sa conscience de résister au despotisme de son roi, l'homme politique avait des vues pénétrantes sur les conséquences pour l'unité de l'Europe, de l'éclatement de quinze cents ans de catholicisme.
Union des contraires aussi dans la manière dont More fut contemplatif : jusqu'à la prière perpétuelle, jusqu'à la foi la plus entière et la plus inconditionnelle, non par faute de maîtriser la dialectique apprise des Anciens, mais parce que, comme Pic de la Mirandole, il croyait qu'il ne fallait pas chercher Dieu par la spéculation mais le posséder par l'amour. Par cette manière originale d'être contemplatif, More nous apparaît comme le lieu de synthèse entre les deux versants du millénaire. En lui s'unissent le Moyen Âge et la modernité. Non pas le Moyen Âge finissant et sa scolastique décadente dont il s'est éloigné pour se tourner vers la Grèce antique, mais le Moyen Âge de saint Bernard. Non pas la modernité naissante – qui fera de la force et de la machine la clé de la vision du monde et de la vie –, mais une modernité lointaine, encore utopique, non advenue, caractérisée par l'accès des femmes à l'éducation libérale – qu'il ne faut surtout pas confondre avec la formation universitaire d'aujourd'hui – et par un sens de la mesure, de la limite, de la communauté dont l'humanité a un besoin urgent et si manifeste en ce moment. Tout dans More et d'abord son sens de la justice, qui est proportion, évoque l'église romane, en équilibre et en harmonie autour de son puits de lumière.
Inspiré par le sommet divin de son être
Bon vivant et pourtant ascète, pacificateur mais ardent et courageux dans sa manière de l'être, ici encore les contraires s'unissent en More. Il a connu les douceurs de l'esthétique et la rigueur de l'éthique, oscillé entre la simple et chaleureuse vie de famille et celle, prestigieuse, de la Cour où il occupera les plus hautes fonctions sans se laisser corrompre. Juge, philosophe, diplomate, théologien, auteur renommé de son vivant, qui, plus que personne en son temps, mérite de prononcer les mots de Térence : " Homo sum : humani nihil a me alienum puto. "
Si humain, et pourtant si divin, car il portait sur tout ce qui n'est qu'humain un regard reflétant cet ailleurs d'où l'on est venu et où l'on retournera... C'est depuis cet ailleurs que More jugera les prétentions de son roi et refusera de les cautionner en prêtant le serment qu'il exigeait de lui. Et toutes les explications de ce geste, dont les conséquences trop aisément prévisibles, ne pouvaient qu'être, au mieux l'emprisonnement, au pire les supplices et la mort, se trouvent dans la vie intérieure de More et s'abîment dans l'unique source de cette vie : l'amour du Christ. Nous n'aurons rien compris de More si, au lieu de le voir soutenu et inspiré par le sommet divin de son être, nous interprétons son humanisme comme une volonté de faire de l'homme la mesure de toute chose et la source de toute lumière.
Né à la fin du xve siècle, Thomas More appartient donc encore à ce Moyen Âge que les maîtres du soupçon contemporains associent avec tant de mépris à l'obscurantisme. Il a cette fraîcheur de la foi qui adhère sans condition aux enseignements de l'Évangile et de l'Église. Thomas More était le fils d'un juge connu et redouté pour sa verve spirituelle. Orphelin de mère, il fut placé très jeune, selon la coutume de l'époque, comme page chez l'archevêque de Cantorbéry, John Morton, également chancelier d'Angleterre. C'était une sorte d'école que cet apprentissage chez un homme lettré dont More tirera un grand bénéfice intellectuel et moral. Clairvoyant, en accord avec le père de Thomas, Morton enverra cet enfant brillant faire ses études au Canterbury Hall de l'université d'Oxford. Tout semblait donc le destiner à une carrière d'érudit, de professeur et d'écrivain. Mais après deux ans à Oxford, il se pliera à la volonté de son père et entrera à Lincoln's Inn, école de droit renommée à Londres où il sera par la suite maître de conférences. Études brillantes, voilà pour le côté humain de More. Mais études faites à travers une forme de vie contemplative. Nul doute qu'il ait songé à la vie monastique. Érasme, lors d'une de ses visites à More, sera frappé par la gravité avec laquelle son ami priait. " Il s'appliquait tout entier à des exercices de piété, méditant sur la question de la prêtrise, veillant, jeûnant, priant et se soumettant à d'autres pratiques austères. "
More et Érasme
Thomas More a été le pater familias caractéristique de l'Ancien Régime. On a de nombreux témoignages de la vie familiale de More dans la grande maison de Chelsea, sur les repas présidés avec gaîté et esprit par le maître de maison, entouré de nombreux convives. Entre autres choses qui nous rendent More si familier, il y a sa conception de l'éducation des filles. Érasme sera impressionné par l'érudition des filles de More : " Dans cette maison, on ne voit point de paresseux ; nulle fille n'est occupée à des tâches frivoles. Tite-Live est sans cesse entre leurs mains. " More n'a que vingt-deux ans lorsqu'il rencontre Érasme pour la première fois. Leur amitié évoque celle de Montaigne et de La Boétie. Pourquoi deviennent-ils amis ? Montaigne a, par son célèbre commentaire " parce que c'était lui, parce que c'était moi ", découragé toute forme d'introspection !
Dans le cas de More et d'Érasme, il n'y a toutefois qu'à regarder les portraits des deux amis pour que saute aux yeux une ressemblance qui est plus encore celle des âmes que des visages. Une lettre adressée par Érasme à son ami Richard Whitford donne la mesure de l'admiration d'Érasme, lui-même susceptible d'être admiré, pour son ami : " Son éloquence est telle qu'il pourrait l'emporter même devant un juge qui lui serait ennemi. Il m'est si cher cet homme que je lui obéirais sans discussion, quand il me commanderait de danser. Joignez à cela une aisance dans la conversation qui est à la mesure de son extraordinaire génie, une allure empreinte de la plus fraîche liberté, un esprit pétillant, mais qui ne cesse d'être aimable. " More a l'extraordinaire polyvalence des érudits de son époque : " Il semble qu'il n'existe aucune connaissance dont il soit totalement privé ", disait de lui son ami Richard Pace. Ses connaissances portent autant sur la théologie que sur le droit, la philosophie, les lettres, la politique et la zoologie.
Par sa profession d'avocat, par ses fonctions de juge, il sera plongé dans la vie du petit peuple de Londres ; par les divers postes qu'il occupera à la cour, il sera mêlé à la vie politique de l'Europe de son époque, et en particulier aux ambitions territoriales de trois rois : Henri VIII, François Ier et Charles Quint. Comme théologien, il s'opposera aux idées de Luther qui commençaient à envahir l'Angleterre et qui contribueront à l'éclatement de son union religieuse avec Rome. Il laissera aussi une œuvre écrite importante dont la fameuse Utopie, et un livre écrit durant les quinze mois qu'il passera en prison : Dialogue du réconfort dans les tribulations.
Thomas More fut attaché à sa première carrière, celle de sous-shérif puis de juge, au point de refuser à maintes reprises les hautes fonctions que lui offrait Henri VIII. Comme sous-shérif de la ville de Londres, il exerçait la justice auprès des citoyens souvent les plus démunis. Lorsqu'il y eut à Londres la révolte des marchands contre les artisans étrangers, français et flamands, révolte qui avait été provoquée par un incident créé de toutes pièces, son intervention apaisa les émeutiers. Il chevaucha à la rencontre des compagnons, fort de sa réputation d'homme juste et qui pouvait compter sur la déférence des émeutiers...
L'ami du Roi
Toute sa carrière est la preuve qu'il était aimé du roi ! Homme complexe et lui-même extrêmement doué par la nature, Henri VIII avait été élevé par son précepteur dans le culte de More qui était déjà célèbre. Henri arrive au pouvoir en 1509, à l'âge de dix-huit ans. " Sa Majesté est le prince le plus charmant que nos yeux aient jamais vu. " Ce jugement de l'ambassadeur de Venise en 1510 n'est pas qu'inspiré par la diplomatie. Lorsqu'en 1518, le roi exigera que More entre à son service, ce sera pour lui confier la désinfection d'Oxford, après la peste. Lors de la rencontre à Londres de Charles Quint avec Henri VIII, en 1522, c'est More qui prononce le discours d'accueil. Les honneurs pleuvent sur More : il est nommé High Steward de l'université d'oxford, puis de celle de Cambridge. Il devient successivement chancelier du duché de Lancastre, puis grand chancelier d'Angleterre... Notons la date : 1529. Il y a alors deux ans déjà que le roi s'est épris d'Anne Boleyn, et quatre ans qu'il a reçu du pape le titre de " défenseur de la foi ", pour s'être opposé à Luther.
Anne Boleyn, Luther, ces deux personnages qui ne se rencontreront jamais, forment, chacun à sa manière, le noyau des événements qui amèneront progressivement le roi à rompre avec Rome et à exiger que ses serviteurs et son peuple le reconnaissent comme chef suprême de l'Église d'Angleterre. Sur fond de luthéranisme s'infiltrant lentement, mais sûrement en Angleterre, tous les éléments sont en place pour achever le divorce du roi d'avec l'Église de Rome. Le 10 mai 1532, Henri VIII imposa brutalement à l'acceptation du clergé la déclaration suivante : " À l'avenir, aucune loi ou constitution (ecclésiastique) ne pourra être faite, promulguée ou exécutée sans l'autorisation royale. " Ce même jour, Thomas More donna sa démission des fonctions de chancelier, en prétextant des problèmes de santé. Mais ni le roi ni personne n'est dupe.
Lors du couronnement d'Anne Boleyn en 1533, il s'abstiendra de participer à la cérémonie. Quelques mois plus tard, en avril 1534, convoqué à Lambeth Palace, il refuse, et il est le seul à le faire dans l'entourage du roi, de signer le serment légitimant la suprématie d'Henri VIII sur l'Église d'Angleterre et il est enfermé dans la prison de la Tour. Par ce refus Thomas More s'engage dans le dédale judiciaire qui le conduira à l'échafaud.
On se demande rétrospectivement comment il se fait que, dans tout le royaume d'Angleterre, le clergé et les évêques aient montré si peu de résistance à la prestation de ce serment. Seul un petit noyau de Chartreux s'y opposa : ils furent torturés et mis à mort. Un évêque ami de More, John Fisher, fut aussi exécuté . Une répression sanglante se poursuivit dans les années suivantes à l'égard des catholiques qui osèrent s'opposer aux lois de plus en plus oppressives du roi. En s'attribuant le pouvoir ecclésiastique, Henri VIII avait signé la fin de l'universalité de l'Église. Ce qui est tout à fait étonnant pour les observateurs que nous sommes, c'est que plusieurs évêques renommés et le roi lui-même s'étaient d'abord concertés pour réfuter les idées luthériennes. En 1521, Henri VIII publia son Traité sur les sept sacrements contre Luther, et More, sous le pseudonyme de G. Rosseus fit paraître sa réfutation des thèses de Luther. More s'y attaquait au point central de la doctrine de Luther : le salut par la seule foi. More considérait que les changements apportés par Luther à la doctrine mettaient en péril non seulement le salut individuel mais aussi la sauvegarde de toute la société ici-bas. À la question " Est-il charitable de faire violence aux hérétiques ? ", More répond que " les princes et le pouvoir temporel dans l'intérêt de la société temporelle, étaient obligés de faire violence aux hérétiques eux-mêmes fauteurs de violence ; s'ils agissaient autrement, l'anarchie et le sacrilège ravageraient toute la chrétienté. " Il est connu d'ailleurs qu'en dépit de cette position ferme, lorsque More eut à traiter avec des hérétiques, il n'appliqua cette violence qu'en tout dernier recours.
Utopia
More est célèbre pour son Utopie, " ce premier évangile de l'idée moderne de tolérance ". À l'inverse des utopistes modernes, Huxley et Wells, qui extrapolent à partir d'un régime politique existant pour en montrer les néfastes conséquences ultimes, dans son île imaginaire More décrit les conditions grâce auxquelles les humains pourraient vivre heureux. En philosophe imprégné de culture grecque et latine, il va de soi que pour lui le bonheur est lié à un climat de liberté, à l'équilibre entre le travail et les loisirs et l'absence de volonté de puissance chez les dirigeants. " Le roi Utopus, ayant trouvé son île déchirée par les factions religieuses, avait mis fin au désordre en proclamant une absolue liberté de conscience, [...] n'est-il pas impertinent et absurde d'entendre inspirer à autrui par menaces et par force sa manière de voir ? " Suit cette pensée : même au cas où une seule religion serait vraie, la force naturelle de la vérité briserait peu à peu les obstacles, et la lumière resplendirait bientôt, de son propre éclat, aux yeux des hommes bienveillants et libres de préjugés. Citons More lui-même :
L'âme est immortelle ; la bonté de Dieu l'a destinée au bonheur. Une récompense est réservée à nos vertus et à nos bonnes actions, des châtiments à nos méfaits. Ces vérités sont assurément du domaine de la religion ; [les Utopiens] estiment néanmoins que la raison est capable de les connaître et de les admettre. Ces principes une fois abolis, déclarent-ils sans hésitation, personne ne serait assez aveugle pour ne pas s'aviser qu'il faut rechercher le plaisir à n'importe quel prix, pourvu seulement qu'un moindre plaisir ne fasse pas obstacle à un plus grand, et qu'aucune souffrance ne doive faire expier celui qu'on aura poursuivi. Car suivre la vertu par une route escarpée, difficile, répudier toute douceur de vivre, supporter délibérément la douleur sans en espérer aucun fruit – quel fruit aurait-elle si après la mort rien n'attend celui qui a traversé la présente vie en en refusant les douceurs, en n'en connaissant que les misères ? — ce serait là, disent-ils, folie.
Vu sous cette lumière très socratique, le puritanisme apparaît comme une haine du plaisir inspirée par une obsession narcissique de la pureté. More y oppose cette évidence : " La nature te recommande d'être bon pour ton prochain ; elle ne t'ordonne pas d'être cruel et impitoyable envers toi-même. La nature elle-même, disent les Utopiens, nous prescrit une vie heureuse, c'est-à-dire le plaisir, comme la fin de toutes nos actions. Ils définissent même la vertu comme une vie orientée d'après ce principe. "
Grâce à la pitié et à la puissance de Dieu
Une vie orientée vers la vertu qui procure le bonheur ! C'est celle même de More. Et c'est ce qui rend son opposition au roi si impressionnante. On ne peut soupçonner cet homme comblé par la nature d'aimer et de rechercher la souffrance. C'est en s'élevant vers un autre ordre qu'on peut tenter de comprendre l'incompréhensible : pourquoi cet homme s'est-il seul opposé aux projets royaux, en courant le risque d'être jugé et condamné aux pires supplices comme traître ? La réponse qui demeure empreinte de mystère, est dans sa conscience, dans sa vie intérieure. Dans ses conversations avec sa fille Margaret, il a tenu à ce sujet les propos les plus clairs :
Bien sûr, Meg, tu ne peux avoir un plus faible, un plus frêle cœur que ton père [...] et, en vérité, ma chère fille, c'est là ma grande force que bien que ma nature répugne si fort à la souffrance qu'une chiquenaude me fait presque trembler, pourtant, dans toutes les agonies que j'ai souffertes, grâce à la pitié et à la puissance de Dieu, je n'ai jamais pensé à consentir à quoi que ce fût contre la conscience. [...] Et en pesant toutes ces choses, ma chère fille, j'avais le cœur bien lourd. Néanmoins je remercie Dieu, parce que, malgré tout, je n'ai jamais songé à revenir en arrière, et la dernières des choses qui puisse m'arriver par hasard, c'est que ma frayeur prenne le dessus.
En deçà de ses raisons religieuses, More avait des raisons humaines et politiques d'être terrifié par la démission des clercs et des évêques devant les prétentions du roi. Le fait grave pour lui, c'était que le pouvoir temporel occupait une place qui n'était pas la sienne ; le pouvoir spirituel avait été avili ; il l'avait été d'une manière qui ne pouvait qu'être désagréable à Dieu et si grosse de conséquences qu'il entrevoyait en tremblant qu'elles entraîneraient la ruine de la civilisation. La transformation de l'Église anglaise en une sorte d'Église nationale, More en était convaincu, conduirait à la dislocation de cette unité chrétienne qui seule maintenait l'universalité du pouvoir spirituel. More attachait une telle importance à cette unité chrétienne qu'il était convaincu, et l'avenir lui donnera raison, qu'il ne fallait s'attendre qu'à des guerres de plus en plus fréquentes, et à la permanence des divisons. En tant que témoin privilégié des événements de son époque, More redoutait les conséquences pour l'Angleterre, mais aussi pour l'ensemble de l'Europe, de l'éclatement de l'universalité du pouvoir spirituel de Rome.
Nous terminerons cette trop courte présentation d'une vie aux vastes ramifications par le récit des derniers moments de More, tels que reproduits d'après la biographie de son gendre Roper, le mari de Margaret. De grand matin, le 6 juillet, sir Thomas Pope, un des bons amis de More, envoyé par le roi et le conseil, vint avertir le condamné que l'exécution aurait lieu ce matin même avant neuf heures. Sir Thomas, comme quelqu'un qui a été invité à un banquet solennel, mit son plus beau costume, une superbe robe de soie que son parfait ami M. Antoine Bonvisi, de Lucques, lui avait envoyée pour la circonstance. Il est calme et il va à la mort comme à une formalité indifférente, anglais jusqu'au bout, sans essayer de certains élans qui ne sont pas dans sa nature, sans chercher de grandes paroles. S'il plaisante en disant adieu à sir Thomas Pope et tout le long de la route funèbre et sur l'échafaud, c'est que chez lui l'humour est de tous les instants. Il ne songe ni à se raidir contre la peur ni, encore moins, à faire étalage d'héroïsme. Tout au plus veut-il dérider les compagnons désolés de sa dernière promenade.
Sur son trajet, il est harcelé par d'anciens accusés probablement poussés à le faire par ses ennemis. Des gens du peuple qui l'aimaient lui manifestent leur sympathie. Une femme lui offre une coupe de vin, qu'il refuse aimablement en lui disant que le Christ n'avait eu à boire que du vinaigre sur la Croix. Le voilà arrivé à l'endroit du supplice. Alors, il commença à parler au peuple qui était en foule pour le voir et l'entendre, mais le shérif l'interrompit. Il se contenta donc de leur demander en peu de mots de prier pour lui et de lui rendre ce témoignage qu'il mourait dans et pour la sainte Église catholique, serviteur fidèle et de Dieu et du roi. Il reçut le coup fatal allègrement et avec une grande joie spirituelle, ainsi qu'il l'avait dit " pour son indicible bien et son bonheur éternel ".
j. d.
Pour en savoir plus :
Jacques Dufresne, Thomas More. Une sélection des écrits les plus significatifs du saint. Fides, " L'Expérience de Dieu ", 2000, 140 pages, 65 F (61,75 F)