LES TROIS CHARGES de Commentaire sur La Passion de Mel Gibson font irrésistiblement penser à la critique des films de Claude Sautet par les cinéphiles des années 70, qui boudait son plaisir, depuis reconnu, en brodant autour du thème alors inépuisable des " concessions au cinéma commercial ".

Le thème rebondit ici sous le vocable de concession à la grossièreté de la sensibilité contemporaine : un film religieux qui chercherait à toucher les foules, mon Dieu quelle horreur ! Un film chrétien adapté à nos mœurs et pour notre temps : apostolat du vulgum pecus ? Mel Gibson ferait mieux de cultiver la faveur des esthètes homologues de ceux des Cahiers du cinéma qui encensaient en leur temps les films façon India song de Marguerite Duras (où il est vrai qu'on ne s'ennuie quand même pas tout le temps avec beaucoup de bonne volonté).

Reprenons dans l'ordre nos raisons pour mieux faire comprendre notre étonnement face à une critique convergente, bien que distincte dans les modalités de l'approche et la gravité des reproches. On notera en passant que la plus virulente est celle du prêtre, notre ami le père Jean-Miguel Garrigues, qui, malgré des efforts louables pour trouver liminairement quelque mérite à ce film, cloue très rapidement Mel Gibson au pilori pour les fidèles lecteurs de Commentaire, de l'Âme désarmée d'Allan Bloom et qui, pour faire bonne mesure, disqualifie le film comme collection " d'images d'Épinal ", commettant ici d'ailleurs un " pas de clerc " avec un argument de trop car l'agressivité du spectateur n'est pas la caractéristique la plus propre des images d'Épinal. Avouons aussi d'emblée que la critique de Serge David nous dépasse un peu, sauf le venenum in cauda, qui a le mérite de clarifier soudainement un texte un peu touffu.

 

La Passion du Christ comme " divine surprise "

 

Un regard de chrétien un peu plus " grossier " sur l'événement, avant même d'aborder le fond des choses, pourrait se contenter d'un certain nombre de faits de " premier ordre ", avant d'en découdre sur l'interprétation, ses lacunes ou ses éventuelles exagérations, tous faits de " second ordre ".

Voici la première super-production anglo-saxonne sur la vie du Christ depuis les débuts de l'histoire du cinéma (sauf erreur) et le premier grand film mondial sur ce thème tourné depuis vingt-cinq ans. Ne faut-il pas se réjouir non plus qu'une des plus grandes vedettes de ce temps, l'acteur-producteur Mel Gibson, l'auteur de l'épique Braveheart, l'acteur de Mad Max, soit un fervent catholique suffisamment convaincu pour se lancer dans le projet fou de tourner un film centré sur La Passion du Christ (et pourquoi pas, puisque cela n'a jamais été fait comme tel) dans la langue du Messie historique qu'est l'araméen pour les autochtones, et le latin pour les Romains de surcroît ? Cela ne manque tout de même pas d'allure et d'originalité par rapport au Jésus-Christ Super Star avec un splendide accent américain qui nous guettait normalement, quand on tient à voir en Mel Gibson une parfaite incarnation de l'hollywoodisme plutôt que le militant peu conformiste qu'il est plus vraisemblablement.

Dans ce contexte, après un débat bien apaisé aux États-Unis (mais revenu comme en quarante en France, avec le décalage habituel et en repartant de zéro ), ce film est enfin vu par des millions de spectateurs dans le monde entier et parle ainsi du sens de la Passion du Seigneur à un tas de gens qui n'ont peut-être pas d'autre occasion d'en entendre parler que celle-là... Nous pensons que, face à une telle accumulation de bonheurs improbables, il y a matière à faire mieux que la fine bouche de prime abord, ne serait-ce que saisir l'occasion de prendre un peu de recul par rapport à ses propres réactions esthétiques, même compréhensibles.

En ce sens, je sais gré à Alain Besançon de sa critique équilibrée dans l'ensemble (" on reconnaîtra à ce film, dit-il avec justesse, le mérite qu'il réclame en particulier : d'être " édifiant ") avant qu'il en vienne à l'accusation plus ou moins directe d'antisémitisme qui fait évidemment basculer la résultante de son propos, que le titre de son article, " Une faute théologique ", souligne à point nommé.

Un film a-t-il pourtant, mieux que celui-là, rendu plus palpable, par les allers et retours entre le passé de la veille et le présent de la marche vers le calvaire, le lien entre le mystère eucharistique du sacrement de la Cène du jeudi et le sacrifice effectif du Christ le lendemain ? Notre cœur n'était-il pas transpercé lorsque Jésus défiguré dit à Marie sur son chemin de croix : " Voilà que je fais toutes choses nouvelles " ? N'est-ce pas là que nous pouvons réellement " sentir " (oui sentir) et percevoir l'inimaginable de cette mission divine consistant à assurer le salut de l'humanité grâce à l'acte de persécution suprême par cette humanité même, dans sa " figure " juive et romaine ? Entr'apercevoir l'abyssale dimension du pardon creusée devant nous ? Et n'est-ce pas théologiquement " fort " que de faire éprouver au spectateur la Passion comme l'acte d'une volonté supérieure de résistance extrême au mal par-delà la détresse absolue de la chair et la révolte devant l'inacceptable injustice, au point de transformer cette persécution en source suprême du bien ?

N'est-ce pas théologiquement " fort " que de faire vibrer le pécheur devant ce retournement résolu du mal par le bien, devant cette victime que ses propres bourreaux n'arrivent pas à décourager de vouloir faire leur salut ? N'est-ce pas théologiquement fort que de nous faire assister au seul véritable " renversement des valeurs " du monde qui vaille au feu d'une volonté absolument bonne, et auquel, pas à moins, nous sommes à notre tour invités par celui qui montre ici la " voie " (qui résume au fond, de la Corse au Proche-Orient en passant par l'Irlande et les Balkans, tout le " programme politique et social ", de brûlante actualité, du christianisme) ?

 

Gibson et Emmerich : violence complaisante et antisémitisme larvé ?

 

Venons-en maintenant aux reproches de fond sur la " modernité et la gratuité " de la violence excessive du film, typique " de l'esthétique de la plupart des films américains de ces dernières années " et sur son antisémitisme supposé, qui forment l'essentiel du propos du père Garrigues et, au fond, de celui d'Alain Besançon et de Serge David.

Sur le premier point, il faudrait passer au sondage, car les réactions sont très différentes selon les spectateurs . Une femme habituellement impressionnable ne trouvera pas nécessairement " insoutenable " selon l'expression de Jean-Miguel Garrigues la scène de la flagellation, peut-être à cause de son réalisme même... mais il est vain de vouloir généraliser des réactions individuelles trop diverses. Ce qui est incontestable en revanche, c'est que la source d'inspiration de Mel Gibson pour ce film, est loin d'être gore ou trash, puisqu'il s'agit des " visions " de la mystique allemande du début du XIXe siècle Anne-Catherine Emmerich , auxquelles le père Garrigues ne fait allusion de manière ponctuelle que pour les déprécier, à notre avis, injustement .

De deux choses l'une, d'ailleurs : soit Mel Gibson est coupable, par modernisme cinématographique, de suivre ses propres fantasmes en pur produit de l'ambiance culturelle contemporaine — et alors on peut le critiquer de suivre sa propension hyperréaliste à la complaisance dans la souffrance et à l'excès d'hémoglobine, mais alors on ne peut lui reprocher de s'inspirer de révélations privées d'une mystique du siècle précédent ; soit l'on reconnaît que Mel Gibson s'est inspiré de ces Visions, comme il l'a dit lui-même et comme le lecteur d'Anne-Catherine Emmerich peut le vérifier, et alors on ne peut plus dire que son réalisme est spécifiquement moderne et hollywoodien.

Son réalisme est en fait d'origine mystique par choix délibéré et indifférence à la mode et tant mieux si ce choix ou la manière dont il est exprimé " consonne " bien avec la sensibilité contemporaine (pour l'emmener ailleurs que là où on la laisse généralement). Une des grandes forces de ce film, contrairement à l'imputation du cardinal Lustiger le premier et ici d'Alain Besançon et Jean-Miguel Garrigues, c'est que la violence représentée n'est pas le fruit de la fantaisie du producteur contemporain Mel Gibson, conseillé d'ailleurs comme le générique le révèle par un théologien jésuite romain, mais résulte en fait du choix fait de suivre les " visions " dix-neuviémistes d'Anne-Catherine Emmerich, ce qui change tout. Bien sûr, ces " révélations privées " comme leur nom même l'indique, ne sont pas " parole d'Évangile ", en tout cas elle ne sont pas des rêveries fumeuses d'un contemporain " délirant ", à la manière de l'auteur de la Dernière Tentation du Christ dont la liberté artistique a été cependant généralement respectée.

À soi seul ce fait mérite le respect du spectateur et devrait valoir une honnête information du critique, surtout depuis que Rome a décidé de béatifier Anne-Catherine Emmerich, plaçant ainsi une fois de plus la fine pointe du clergé français, pourtant guéri de son progressisme " soixante-huitard ", en situation anecdotiquement significative de flagrant délit " gallican ". (Le gallicanisme, traditionnaliste ou moderniste, est au fond la version " théologique " de l'exception française).

Que faut-il penser de ces " visions " ? Essentiellement, comme pour le film La Passion, qu'il vaut mieux les lire d'abord avant de les disqualifier a priori. Je ne sais si cela est le cas ici, mais j'invite tout critique du film de Mel Gibson qui souhaite en savoir plus sur ce point à les lire par curiosité ou par honnêteté intellectuelle. Il est alors frappant de voir qu'elles ne sont nullement contradictoires avec les textes de l'Évangile et qu'au contraire elles apportent, grâce à une foule de détails, une connaissance complémentaire bien souvent explicative ou clarificatrice, comme celle que peut apporter quelqu'un qui a mystiquement vécu, non seulement d'ailleurs la Passion du Christ, mais aussi toute sa vie publique et cachée.

On peut comprendre qu'un cinéaste, laïc et chrétien, sur le point de traiter un tel sujet soit à la recherche de lignes directrices pour " contraindre " sa liberté artistique et qu'il se soit précipité sur une source de cette nature, qui permet de remplir bien des espaces laissés en friche par les récits évangéliques, sans pour autant éliminer sa marge d'inspiration propre (comme on le voit lors de la scène de l'arrestation de Jésus au Jardin des Oliviers où les soldats ne tombent pas alors qu'Anne-Catherine, elle, les voit tomber deux fois). On y trouve des justifications crédibles à ce que le film nous montre. Sur la violence de la flagellation en particulier, un passage permet de comprendre les raisons d'un acharnement, dont le film nous montre clairement, en introduisant ainsi de la nuance dans un tableau présenté à tort comme caricatural, qu'il n'est pas demandé par les chefs :

 

Les exécuteurs vinrent avec des fouets, des verges et des cordes, qu'ils jetèrent au pied de la colonne... C'étaient des malfaiteurs des frontières de l'Égypte, condamnés pour leurs crimes à travailler aux canaux et aux édifices publics, et dont les plus méchants et les plus ignobles remplissaient les fonctions d'exécuteurs dans le prétoire. Ces hommes cruels avaient déjà attaché à cette même colonne et fouettés jusqu'à la mort de pauvres condamnés. Ils ressemblaient à des bêtes sauvages et à des démons, et paraissaient à moitié ivres...

 

Alors commence " l'horrible flagellation de près de trois quarts d'heure " indique la mystique, que le film retranscrit en près de dix éprouvantes minutes, qui permettent de mesurer dans le concret d'un " ressenti " certes indirect, mais marquant, ce que le Christ a humainement enduré pour notre salut. Mel Gibson n'en rajoute donc pas. L'analyse du Saint-Suaire le confirme.

Il en va de même pour bien des scènes " excessives " dont le cinéaste nous rend le témoin : étirements des bras et distension des jambes jusqu'à la dislocation de la poitrine, jaillissement du sang des mains lors de la pénétration des clous, retournement de la Croix , enfoncement de la Croix dans son socle : aucune horreur " montrée " par le film n'est gratuite ou disproportionnée par rapport à l'horreur du texte (seul l'épisode hitchcockien du percement de l'œil du second larron par un rapace semble appartenir à la liberté artistique du metteur en scène lors de la crucifixion elle-même). Une tapisserie Renaissance de la Passion du Christ comme celle du logis royal du château d'Angers, pour prendre comme témoin extérieur une source d'une époque plus vénérable que le XIXe siècle, n'est nullement en retrait, si l'on veut bien la détailler, de la description d'A.-C. Emmerich en matière de malignité des bourreaux. Et c'est — le prêtre s'en offusque comme nous nous en étonnons — parce que la mystique est témoin du déchirement du manteau et de la robe (tunique sans couture) du Christ, contrairement aux Écritures sur ce point, que le film de Mel Gibson reprend à son compte cette version des faits.

Si on laisse de côté l'aspect incompréhensible de ces visions, ce " zoom " sur la flagellation " réelle " a pour effet, à rebours de ce que soutient le père Garrigues, à mes yeux du moins, de sortir la Passion de sa version " pasteurisée " et (trop ?) intellectualisée pour nous en présenter le choc direct. Mais pourquoi au fait, et au nom de quelle foi diluée et exsangue, voudrait-on épargner aux chrétiens, aux juifs, aux musulmans et aux légions de païens de ce temps, ce choc des images d'une Passion, dont la violence devrait alors être, c'est à le supposer, réservée à sa victime et ses témoins historiques et rester pour nous bien enrubannée dans sa gangue sulpicienne ou symbolique ? C'est bien cette doctrine sous-jacente d'un apostolat sublimé et élitaire, qui sous-tend la critique d'une représentation " brute " de la Passion, qui nous choque et nous gêne — comme s'il n'y avait plus de place aujourd'hui pour un apostolat des foules, comme si l'on pouvait se permettre de " snober " les médias de masses lorsque s'y glisse un produit " détonnant " en version vraiment " originale ", et comme s'il n'y avait rien de plus urgent pour des chrétiens que de critiquer " l'ostension " du sang réellement versé par l'Agneau pascal, lorsqu'une star du cinéma se mêle d'enseigner les nations par l'image !

 

Juifs ou pécheurs, la " foule des ennemis"

 

Quant à l'antisémitisme supposé du film, il n'est pas plus avéré que celui d'Anne-Catherine Emmerich. Ses visions permettent de comprendre la force de la haine dont Jésus a été l'objet , sans pour autant tomber le moins du monde dans une forme quelconque d'antisémitisme générique à l'égard du Peuple juif et même de l'ensemble des " Princes des Prêtres ". La haine qu'on lui voue est suffisamment " évangélique " pour ne pas être contestée à des fins d'accommodation à la sensibilité contemporaine (les Évangiles ne sont d'ailleurs pas " politiquement corrects " et les Actes des Apôtres encore moins, il faut l'avouer et aussi reconnaître qu'ils ne le seront jamais ; leur marque de fabrication divine le veut : ils " dérangent ").

Pour Anne-Catherine, la " Passion du Christ " fait converger au premier rang autour du Christ ses ennemis d'hier et d'aujourd'hui. Elle est organisée par eux, alors que ses partisans sont atterrés et ses sympathisants muets d'horreur et impuissants :

 

Comme les Pharisiens, les Sadducéens et les Hérodiens de toutes les parties du pays étaient venus pour la fête... ceux qui avaient le plus de haine contre le Sauveur furent convoqués, avec l'ordre d'apporter, au moment du témoignage, tout ce qu'ils pourraient trouver de preuves et de témoignages contre Jésus... Toute la masse des ennemis de Jésus se rendait donc au tribunal de Caïphe, guidée par les orgueilleux Pharisiens, les Scribes et leurs affidés (les Évangiles montrent en effet qu'ils ne sont pas épargnés par celui qui est désormais à portée de main) de Jérusalem, parmi lesquels se trouvaient bien des marchands chassés du Temple par le Sauveur, bien des docteurs vaniteux auxquels il avait fermé la bouche devant le peuple, peut-être même quelques-uns qui ne pouvaient lui pardonner de les avoir convaincus d'erreur et couverts de confusion, lorsqu'à l'âge de douze ans il avait fait sa première instruction au Temple. Parmi cette foule d'ennemis se trouvaient encore des pécheurs impénitents qu'il n'avait pas voulu guérir ; des pécheurs retombés qui étaient redevenus malades ; des jeunes gens vaniteux dont il n'avait pas voulu pour disciples ; des chercheurs de successions, furieux de ce qu'il avait fait donner aux pauvres des biens sur lesquels ils comptaient ou parce qu'il avait guéri ceux dont ils voulaient hériter ; des débauchés dont il avait converti les camarades ; des adultères dont il avait ramené les complices à la vertu ; beaucoup de gens flatteurs de tout cela, beaucoup d'autres instruments de Satan tout pleins de rage intérieure contre toute sainteté et par conséquent contre le Saint des saints ...

 

On peut avoir envie de critiquer ce texte de tonalité peu flatteuse à des oreilles contemporaines, mais il permet de comprendre pourquoi " une sorte de malignité personnelle est prêtée " à certains " acteurs juifs et romains " (il vaudrait mieux dire " personnages ") d'un film qui suit de près Anne-Catherine Emmerich, sans commettre " de faute théologique grave ". Aucun Évangile au demeurant ne porte la trace d'une aménité particulière de la part de ceux qui ont tout mis en œuvre pour obtenir cette condamnation capitale et infamante. La question était de savoir si Anne-Catherine et Mel Gibson prêtaient le flan à une généralisation coupable. La longue citation de la visionnaire permet d'écarter cette conclusion et il semble que l'honnêteté soit de reconnaître que le film ne le fait pas non plus.

 

Qui est Anne Catherine Emmerich ?

 

À ce stade de notre commentaire, on peut s'interroger un instant sur cette incroyable visionnaire qu'était Anne-Catherine Emmerich (1774-1824). Comme le dit son éditeur français de 1995 (Téqui), " un auteur, prodigieusement instruit des personnages et des mœurs du temps, n'aurait pu que rapporter une infime partie de ce que nous dévoile l'ignorante Catherine. Aussi le miracle de ce livre réside-t-il dans le fait qu'en dépit des siècles écoulés, il place le lecteur dans la situation privilégiée d'un contemporain du Christ ". Le frère Joseph-Alvare Duley, ordonnateur du texte des Visions et préfacier de l'édition française originale de 1864 écrivait quant à lui :

 

Nous ne prétendons pas donner à ces visions une valeur historique certaine. Tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'elles portent un cachet de simplicité, de convenance, de vraisemblance, dont on ne peut s'empêcher d'être frappé. Il semble que Dieu ait voulu réfuter d'avance et convaincre de folie les élucubrations orgueilleuses du rationalisme contemporain sur la vie de Jésus-Christ (il fait manifestement allusion à la Vie de Jésus de Renan), en donnant à cette humble paysanne une fermeté de pinceau, une vérité de couleur, une puissance si prodigieuse des détails topographiques, des vues si constamment exactes sur l'histoire des temps, qu'elle peut défier nos prétendus savants .

 

La vie d'Anne-Catherine, publiée en tête de ses Visions nous apprend la précocité de son " don " de vision et la particularité de sa vocation restée célèbre. En 1798, quatre ans avant d'entrer au couvent, elle voit son " fiancé céleste sortir du tabernacle...

 

Il tenait dans sa main gauche une couronne de fleurs et dans sa main droite une couronne d'épines, et il m'offrit à choisir entre l'une et l'autre. Je demandai la couronne d'épines, qu'il me mit lui-même sur la tête, et que j'enfonçai de mes deux mains sur mon front.

 

Elle fut aussitôt prise de douleur et marquée de " piqûres d'épines qui rendaient du sang ". Le 29 décembre 1812, alors qu'elle repose " sur sa couche les bras étendus en forme de croix, immobile ravie en extase, et le visage en feu ", elle voit Jésus-Christ crucifié avec ses cinq plaies resplendissantes comme des soleils et elle est alors, définitivement, marquée elle-même des stigmates sacrés . Sa béatification tardive le dimanche 3 octobre 2004 par la très prudente Église catholique en ces matières, alors que son procès de béatification a été introduit dès 1892, est une autre indication du jugement ecclésial authentique sur ces " révélation privées ".

Quant à nous, qui n'avons aucune qualité particulière pour refuser ou décerner un quelconque brevet à ces Visions, nous nous contentons de goûter la profondeur des méditations auxquelles son expérience répétée de la Passion nous donne accès, comme celle de ce moment d'abandon universel du Christ en croix.

 

Lorsque l'obscurité s'accrut et que l'inquiétude, remuant toutes les consciences, répandit sur le peuple un sombre silence, je vis Jésus seul et sans consolateur... Ce fut alors que Jésus nous obtint la force de résister aux plus extrêmes terreurs du délaissement... Nous ne pouvons sortir victorieux de cette épreuve qu'en unissant notre délaissement aux mérites de son délaissement sur la croix. Il conquit pour nous les mérites de la persévérance dans la lutte suprême du délaissement absolu. Il offrit pour nous sa misère, sa pauvreté, sa souffrance, son abandon : aussi l'homme uni à Jésus dans le sein de l'Église ne doit-il jamais désespérer à l'heure suprême, quand tout s'obscurcit, que toute lumière et toute consolation disparaissent. Nous n'avons plus à descendre seuls et sans protection dans le désert de la nuit intérieure. Jésus a jeté dans cet abîme du délaissement son propre délaissement intérieur et extérieur sur la croix et ainsi il n'a pas laissé les chrétiens isolés, dans le délaissement de la mort, dans l'obscurcissement de toute consolation .

 

On peut comprendre que Mel Gibson, découvrant le témoignage mystérieux d'Anne-Catherine Emmerich, ait cédé à la tentation de le suivre. S'agit-il vraiment là d'un péché ? Ou ne suffit-il pas de " recaler son regard " pour lui accorder l'absolution — à défaut d'empoigner l'encensoir ou de lui demander pardon ? Plût à Dieu, de notre point de vue, que se multiplient les cinéastes contemporains célèbres décidant de s'inspirer des grands mystiques de l'ère (encore) chrétienne !

 

B. CH.