" Comment pourrons-nous promouvoir les droits de l'homme si la définition de l'homme est scientifiquement en question ? Comment conjurerons-nous les crimes contre l'humanité si la définition de l'humanité elle-même devient problématique ? "
J.
-Cl. Guillebaud, le Principe d'humanité
I- ETHIQUE DU MOINDRE MAL ET PROCEDURALISATION : LES GRANDES APORIES
1/ Un premier non-dit : l'oubli de la violence dans l'Histoire
2/ Un deuxième non-dit : la question d'une typologie des limites des sciences
3/ Un premier présupposé : la croyance positiviste en un progrès indéfini des sciences de la nature
4/ Un deuxième présupposé : la prétendue neutralité des sciences de la nature
II- LA QUESTION DU STATUT DE L'EMBRYON
1/ Les cellules-souches : introduction à la problématique biologique
2/ Le mode d'obtention des cellules-souches embryonnaires humaines
3/ Le statut ontologique de la cellule-souche embryonnaire
III- L'ALTERNATIVE DES CELLULES-SOUCHES ADULTES
IV- EN CONCLUSION : AU SERVICE DE L'HOMME OU DE TOUT ETRE HUMAIN ?
LA QUESTION DU STATUT ONTOLOGIQUE de l'embryon est un des nœuds essentiels de la problématique bioéthique. L'œuf humain fécondé, le blastomère isolé, la cellule-souche embryonnaire, le clone constituent autant d'organisations biologiques que la raison métaphysique qualifie d'individus, avec le corrélat qu'ils sont des personnes en acte premier de subsistence. Dans la perspective que nous soutenons, ces entités sont le stade le plus précoce, c'est-à-dire aussi le plus fragile et le plus vulnérable de notre humanité. Or, cette humanité de l'embryon est niée par plusieurs courants de pensée. Un tel déni peut paraître paradoxal. En réalité, il s'inscrit dans la logique d'un certain dynamisme ambiant. La reconnaissance ontologique, juridique, et plus largement sociale, d'un statut de personne à ces cellules mettrait clairement de nombreux programmes de recherche, fortement médiatisés, en porte-à-faux éthique probablement intenable. Il est infiniment plus confortable de ne les considérer que comme des amas de cellules.
Dans le champ bioéthique, deux modes de pensée concourent à son occultation : sur le plan moral, le développement de " l'éthique du moindre mal " ; et sur le plan juridique, l'influence croissante du paradigme de la procéduralisation dans les législations en bioéthique. Ce mode de pensée, plutôt que de s'atteler à la détermination d'un statut juridique cohérent de l'embryon, s'attache aux procédures, par exemple, celles qui concourent à sa production. C'est ainsi que, dans le cadre des discussions relatives aux lois bioéthiques françaises de 1994, la procédure visant à obtenir des embryons surnuméraires à l'occasion d'une FIVETE pratiquée au sein d'un couple stable et stérile, sera admise sur le plan juridique. En revanche, la production d'embryons à des seules fins de recherche sera proscrite .
Cette communication procédera en trois étapes. Dans la première partie, nous présenterons les principales apories de l'" éthique du moindre mal " et de la procéduralisation pour dégager un concept de structuration du mal, que peu d'auteurs ont pris en compte. Le point de vue critique vis-à-vis de ces démarches que nous adopterons dans ce texte sera celui d'une inscription dans certaines composantes de l'Histoire moderne, dont le spectaculaire développement des sciences et des technologies durant le XXe siècle n'est qu'une composante. Nous évoquerons successivement l'oubli de l'importance et du rôle de la violence dans l'Histoire ; le présupposé d'un progrès continu des sciences, progrès thématisé comme générateur quasi automatique de bien-être, de santé et de bonheur ; la question d'une typologie des limites des sciences ; la prétendue neutralité des sciences de la nature et le dégagement d'un concept d'organisation structurale du mal.
Nous sommes conscients que cette première partie est programmatique. Elle s'inscrit dans le cadre général de nos travaux en bioéthique, cadre que nous avons précisé dans un article paru en 1999 .
Dans la deuxième, nous rappellerons que les obstacles dressés sur le chemin d'une définition ontologique claire et compatible avec toutes les données expérimentales peuvent être levés sans grande difficulté. Ils relèvent en effet d'une lecture partielle (partiale ?) — et cette partialité est à géométrie variable — de la réalité. En fait, la raison métaphysique peut en toute légitimité reconnaître un statut ontologique à l'œuf humain fécondé. Nous établirons ce constat à partir du cas le plus limite qui nous soit proposé parmi les plus récentes orientations de la recherche, celui du statut ontologique des cellules-souches et des clones embryonnaires. Cette deuxième section mettra en œuvre des analyses et des concepts que nous avons proposés antérieurement et que nous continuons à affiner par ailleurs .
Dans la troisième, nous discuterons la question des choix de stratégies de recherche en fonction de critères éthiques, reposant eux-mêmes sur des analyses ontologiques fines. L'alternative des cellules-souches adultes par rapport aux cellules-souches embryonnaires est un remarquable exemple de ce type d'enjeux.
I- " ETHIQUE DU MOINDRE MAL " ET PROCEDURALISATION DU DROIT : LES GRANDES APORIES
La maîtrise croissante de la reproduction humaine est l'une des avancées des sciences biomédicales dont les répercussions sur les mœurs sont les plus profondes. Amorcée au XIXe siècle par les premiers essais de fécondation artificielle , elle se poursuit au XXe par la découverte de techniques de plus en plus performantes de stérilisation , par la mise au point de méthodes efficaces de prévention des naissances — que celles-ci soient naturelles ou non , allant dans ce dernier cas jusqu'à la mise au point des contraceptions du lendemain . À partir de 1978, les diverses techniques de fécondation extracorporelle occupent le devant de la scène. En un mot, ce contrôle — dont les limites et les échecs techniques n'ont jamais été systématiquement investigués — est sans doute l'un des phénomènes socio-médicaux les plus marquants de notre temps.
Le développement des fécondations extracorporelles devait à son tour permettre la mise en place d'avancées plus interpellantes encore. Parmi ces dernières, citons tout particulièrement le diagnostic préimplantatoire, la perspective du clonage et la possible utilisation des cellules-souches embryonnaires. Ces questions sont aujourd'hui les plus en pointe dans le domaine de la reproduction humaine. Elles sont aussi les plus controversées. Il est significatif que les pouvoirs publics aient toujours envisagé ces perspectives avec la plus grande prudence. L'adoption du Protocole additionnel à la Convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain portant interdiction du clonage d'êtres humains, proposé par le Conseil des ministres en novembre 1997, est un signe manifeste de cet état d'esprit. Cependant, tous les pays de l'Union n'ont pas signé ce protocole additionnel. Le 16 août 2000, le gouvernement britannique s'est déclaré favorable à une expérimentation en vue de mettre au point le clonage thérapeutique . C'est cependant une équipe américaine, appartenant à une firme privée, qui a annoncé ce 25 novembre 2001 la réussite d'un premier clonage d'embryon .
Ces questions soulèvent deux types de problèmes. Le premier est ontologique. Il s'agit de décider si la raison humaine, en se plaçant dans l'expérience du logos, peut légitimement reconnaître à l'œuf humain fécondé, au blastomère et aux cellules-souches embryonnaires un statut d'individu ontologique. Le second est social. Chacune des techniques évoquées ci-dessus a fait (et fait toujours) l'objet de débats acharnés qui se déroulent simultanément sur les plans éthique, juridique et politique.
Sur le plan éthique, le principe du moindre mal est un lieu de cristallisation de nombreuses tendances. Dans cette approche, l'expérience éthique est décrite à partir d'alternatives de vie dont chacune des branches peut être caractérisée comme un mal. Un exemple classique est celui d'un couple confronté à la naissance d'un enfant dont le diagnostic prénatal a révélé qu'il était porteur d'un handicap grave. Dans la logique du " moindre mal ", le couple se trouve placé devant deux maux : souffrir et faire souffrir la fratrie en acceptant cet embryon, ou au contraire l'avorter.
En somme, chacun est invité à faire son " choix de Sophie " . Certes, le roman de Styron pousse à l'extrême cette logique du moindre mal en situant le lieu du choix dans l'opacité sans rémission du cauchemar des camps d'extermination. Mais sa perspective est en quelque sorte phénoménologique. Devenu l'intime de Sophie, Stingo, un jeune écrivain sudiste monté à New York pour faire carrière, découvre progressivement à travers les confidences et les désordres psychologiques de la jeune polonaise l'atrocité du choix auquel elle fut un jour confrontée : choisir sur la rampe d'accès à Auschwitz lequel de ses deux enfants serait gazé. Sophie ne se remettra jamais de ce dilemme. Il y a une vérité humaine pathétique dans ce personnage, confirmée par certains travaux de pointe en psychiatrie, lesquels mettent à nu les conséquences psychologiques durables, y compris " transgénérationnelles " de l'expérience des camps . Même si la culpabilité subjective de Sophie est nulle — qui oserait lui jeter la première pierre ? — , la blessure subie conduira, des années plus tard, la jeune femme au suicide aux côtés de son amant juif devenu fou à force de se droguer aux amphétamines.
Certes, la mise en scène romanesque n'est pas l'analyse philosophique. Leurs perspectives sont différentes. Elles se rejoignent cependant dans la perception de la vérité du cœur humain. Sans que les théoriciens du moindre mal en soient vraiment conscients — leurs écrits témoignent d'une grande indigence dans la perception des êtres —, il y a chez eux une véritable logique de l'enfermement. Nous reviendrons brièvement sur ce point en évoquant la question de l'organisation structurale du mal. Chez Jean-François Malherbe, qui a donné une des définitions les plus achevées de cette perspective, le principe du moindre mal est sous-tendu par une ontologie d'inspiration kantienne, en vertu de laquelle l'œuf humain fécondé est inconnaissable . Cette perspective est confortable. Dans des situations existentielles douloureuses où se posent les questions de la FIVETE, du diagnostic prénatal, de l'avortement, etc., une des alternatives, celle de l'embryon, se trouve relativisée sur le plan ontologique puisque tout discours sur l'œuf humain fécondé ne peut que tourner à vide.
Sur le plan juridique, l'embryon n'est ni personne, ni chose, que ce soit dans les instruments internationaux ou dans les ordres internes des États souverains. Il occupe un statut inconfortable et incohérent entre ces deux catégories fondamentales du droit . Disons-le tout de suite : l'approche procédurale ne se prononce pas sur le plan théorique — il n'est nulle part question de conférer à l'œuf humain fécondé un statut juridique cohérent. Prenant acte de ce que la solution à cette question nous échappe, elle s'attache aux pratiques et s'efforce de discerner ce qui peut être admis — en pratique, les procédures expérimentales qui recueillent l'adhésion du plus grand nombre — et ce qui doit rester interdit. Du point de vue des références éthiques, la procéduralisation du droit entretient des connexions intimes avec l'éthique de la discussion proposée par l'école de Francfort (Habermas, Abel). On en trouve un exemple remarquable dans la " Convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine ", adoptée par le Conseil de l'Europe le 19 novembre 1996 .
L'article 18 précise ce qui suit :
Article 18 — (Recherches sur l'embryon in vitro.) 1. Lorsque la recherche sur les embryons in vitro est admise par la loi, celle-ci assure une protection adéquate de l'embryon.
2. La constitution d'embryons humains aux fins de recherche est interdite.
Cette distinction fut critiquée entre autres par de nombreux juristes , qui la taxèrent à juste titre d'hypocrisie. D'une part en effet, la recherche sur l'embryon est autorisée, à condition que ce dernier ait été produit au cours d'une FIVETE dans un pays où celle-ci est encadrée par un dispositif législatif (condition légale). D'autre part, cette même recherche n'est pas autorisée sur des embryons ayant été produits à des seules fins expérimentales. La contradiction est flagrante et presque caricaturale. Le point de vue adopté par le Conseil se défend toutefois dans la perspective de la procéduralisation. La distinction de l'article 18 porte exclusivement sur des procédures, sans aborder la question de fond du statut. Sur le plan pratique, cet article aboutit à entériner une situation de fait. Les dizaines de milliers d'embryons surnuméraires conservés dans les congélateurs des laboratoires peuvent être utilisés par les chercheurs, et ce d'autant plus facilement que les techniques de congélation et de décongélation de ces embryons sont relativement bien contrôlées .
La mise entre parenthèses de la question du statut ontologique de l'œuf humain fécondé constitue un point de convergence entre l'éthique du moindre mal et la procéduralisation du droit . Cette occultation révèle la faiblesse de ces deux approches. Certes, il ne nous est pas possible de discuter ces deux points de vue jusqu'aux moindres détails dans le cadre de cet article dont nous rappelons le caractère programmatique. Cependant, nous évoquerons les deux principaux non-dits et les deux principaux présupposés de ces approches.
1/ Un premier non-dit : l'oubli de la violence dans l'Histoire
De manière très curieuse, ces approches de l'" éthique du moindre mal " et de la procéduralisation ne perçoivent pas toutes les composantes du dynamisme du logos à l'œuvre dans la civilisation occidentale, dont l'essor scientifique et technologique n'est qu'une facette . Cette non-prise en compte de l'Histoire — d'autant plus surprenante qu'Habermas provient du marxisme, alors que les prises de position d'Abel s'enracinent dans la phénoménologie heideggerienne — interpelle dans la conjoncture actuelle. Nul ne doute en effet que l'Occident ne se projette pas de nouveau dans l'avenir à partir d'un projet d'intensification du commerce à l'échelle mondiale, avec ce que cela comporte comme part d'ombres, de guerres, de luttes intestines, de conquêtes de marché, de mise en place de rapports de force, de violence financière, sociale et économique, de criminalité. À titre d'exemple, l'ouverture à l'Est s'accompagne d'un développement sans précédent, et dans une violence rarement atteinte, de la réduction à la prostitution de dizaines de milliers de filles de l'Est .
Tant l'éthique du moindre mal que la procéduralisation du droit se déploient sans tenir compte de ces réalités. L'" éthique du moindre mal " se calfeutre dans l'espace douillet de la conscience individuelle aux prises à des conflits qui le plus souvent, et d'une manière ou d'une autre, sont générés par une médecine de riches. Cette polarisation médicale s'explique par le contexte de la genèse de cette perspective. L'" éthique du moindre mal " est née dans certains milieux catholiques dans le cadre des débats bioéthiques qui ont caractérisé les années quatre-vingt. L'idée dominante était de ne pas se couper du monde, quitte à rompre avec la sagesse d'une tradition deux fois millénaire, mais jugée obsolète . Elle contient cependant en elle les germes d'une généralisation à l'ensemble des problématiques éthiques. Sur le fond, l'" éthique du moindre mal " s'est voulue une réponse au pragmatisme anglo-saxon. La préoccupation était louable, les résultats obtenus l'étaient nettement moins. Indépendamment de ces précisions historiques, les deux maux sont présentés de manière aseptisée, dégagés de la gangue d'intérêts, de volonté de puissance, d'enjeux scientifiques qui les sous-tend au sein du complexe médico-biologique contemporain. De son côté, la procéduralisation du droit se développe dans la conviction naïve que tous les points de vue pourront s'exprimer d'une manière équivalente, dans les différentes enceintes de parole, postulat dérisoire pour qui connaît un tant soit peu la réalité des débats. Elle pratique une mise entre parenthèses de la violence à l'œuvre dans toute discussion, quelle que soient par ailleurs les formes que cette violence puisse prendre.
Un exemple, emprunté à une prise de conscience encore inchoative des enjeux psychologiques dans le secteur du diagnostic prénatal, permet d'illustrer ce point. Les rares publications sur la manière dont les différents protagonistes d'un avortement pour raison de malformation se situent les uns par rapport aux autres (parents, techniciens, gynécologues, pédiatres, médecins pratiquant des avortements, infirmières, psychologues, administratifs, etc.) révèlent la mise en place de subtils rapports de force, d'un accompagnement temporaire des parents (tant que les services hospitaliers sont concernés), d'un abandon de ces derniers à leurs remords ou à leurs désespoirs tardifs, etc. Le monde clos du diagnostic prénatal semble déjà bien être un lieu où les discussions sont moins neutres qu'il ne paraît à première vue, et ce malgré toutes les législations et les recommandations des comités d'éthique .
Que dire alors des débats pour lesquels les enjeux financiers se chiffrent en milliards de dollars ?
2/ Un deuxième non-dit : la question d'une typologie des limites des sciences
L'histoire des sciences au XXe siècle peut être divisée en deux grandes périodes.
Avant 1945, la révolution de la physique, qui modifie de fond en comble notre conception de la matière, impose cette discipline sur le devant de la scène. La philosophie moderne des sciences se constitue globalement autour d'elle. Karl Popper, Rudolph Carnap, Hans Reichenbach, Jean Ladrière, Mario Bunge, Thomas Kuhn entre autres réfléchissent à partir des grandes étapes de la physique (l'avènement de la relativité restreinte, de la relativité générale, de la mécanique quantique, de la théorie ondulatoire de la matière, etc.). En contrepartie, l'épistémologie de la biologie est le parent pauvre de la discipline. Georges Canguilhem et Henry Bergson font figure d'exceptions, brillantes certes, mais isolées. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir les travées d'une bibliothèque universitaire. Les travaux de logique et de philosophie de la physique — principalement sur les deux relativités et la mécanique quantique — se taillent la part du lion.
Dans la perspective qui est la nôtre, deux points sont à retenir.
Tout d'abord, la philosophie des sciences qui se développe dans le monde académique reste très formelle. La question-clé des rapports entre les théories physiques les plus fondamentales et l'ontologie n'est pas abordée, hormis par quelques auteurs isolés . Elle est cependant au cœur de la réflexion sur la physique fondamentale par plusieurs physiciens, parmi les plus prestigieux (Einstein, Heisenberg, de Broglie, Dirac, Prygogine, ...).
Ensuite, la connaissance des grandes lois physiques s'est accompagnée d'une révolution technologique qui a bouleversé de fond en comble la vie des hommes dans toutes ses dimensions, depuis l'art de la guerre — la Seconde Guerre mondiale a joué un rôle déterminant dans le renforcement de liens très étroits entre la science théorique, l'industrie et l'armée — jusqu'aux facilités de communication , l'avènement de l'internet constituant la dernière innovation dans ce domaine.
Après 1945, la biologie et la médecine occupent progressivement le devant de la scène. Fleming reçoit le prix Nobel en 1945 pour sa découverte de la pénicilline, Watson, Crick et Wilkins en 1962 pour leur élucidation de la structure bihélicoïdale de l'ADN et leurs recherches sur l'expression des gènes. Les antibiotiques et les gènes : deux des concepts les plus médiatiques des sciences biomédicales sont désormais en place. Il est évidemment hors de question d'évoquer ici l'enchaînement vertigineux des connaissances qui s'en est suivi. Ce travail est partiellement réalisé pour certains secteurs, la génétique moléculaire et l'immunologie . Nous nous contenterons d'évoquer la manifestation d'un phénomène qui, depuis, n'a fait que s'amplifier. Les médecins chargés d'administrer la pénicilline se sont vite rendu compte que certains germes devenaient après un certain temps résistants à l'antibiotique. On avait beau administrer ce dernier, l'infection ne se développait pas moins. Pour résoudre ce problème, les biologistes et les chimistes ont mis au point des variantes de la molécule de base, les pénicillines semi-synthétiques, chacune d'entre elles ayant un spectre d'action bien défini .
Il en va de même pour toutes les classes d'antibiotiques qui furent découvertes peu après. Autrement dit, l'usage des antibiotiques a entraîné les chercheurs dans une spirale, consistant à sans cesse mettre au point de nouvelles générations de molécules, selon une course toujours d'actualité. Le cas du SIDA est exemplaire. On dispose actuellement de trois classes de molécules contre ce virus. Celles-ci sont associées (en ce sens que l'on combine un médicament de la classe I avec un médicament de la classe II et un médicament de la classe III), ce qui permet une plus grande efficacité palliative, le VIH n'étant jamais éradiqué : c'est ce que l'on appelle une trithérapie. Seulement, les cliniciens observent l'apparition, rapide dans certains cas, de résistances du virus à une molécule, ou à une classe de molécules, ou à plusieurs molécules. Il faut dans ces cas adapter le traitement.
Ce qui se révèle à travers ces données, c'est une remarquable adaptabilité du vivant. Si l'on veut exprimer ce phénomène dans une formule frappante, les bactéries, les virus, les champignons résistent. Nous nous trouvons ici devant une différence fondamentale entre le monde organique et le monde inorganique. La maîtrise acquise par l'homme sur le monde physico-chimique se maintient inchangée, quels que soient les événements. Il n'en va pas de même dans le cas des organismes biologiques. Leur maîtrise est toujours tributaire des mutations spontanées qui surviennent de manière aléatoire dans leur génome et qui se soldent pas des modifications de comportement.
Cette adaptabilité du vivant se manifestera-t-elle dans le domaine des manipulations génétiques ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Certains auteurs n'hésitent pas à établir un parallélisme entre les conséquences possibles d'une application excessive des techniques du génie génétique au monde vivant et les désastres écologiques liés à une industrialisation sauvage. De ce fait, ils proposent d'appliquer le principe juridique de précaution , défini à partir de la problématique écologique, au développement des biotechnologies .
L'un des thèmes majeurs qui se dégage de cette histoire des sciences au XXe siècle, est celui des limites. Encore faut-il remarquer que ces dernières n'ont jamais été investiguées de manière systématique. Quelles sont les limites ontologiques, technologiques, scientifiques, militaires, éthiques des sciences modernes de la nature ? Le cas de la bombe atomique est exemplaire de la mise en œuvre des limites militaires et politiques de l'exploitation des découvertes scientifiques. Dès le début des hostilités (c'est-à-dire en septembre 1939, avec l'invasion de la Pologne), la physique nucléaire joue dans le conflit le rôle que jouait la chimie durant la Grande Guerre , lorsqu'il fut demandé à cette discipline de mettre des gaz de combat au point. La construction de la bombe a nécessité la mise en place d'un complexe scientifico-militaro-industriel sans précédent. Les bombardements d'Hiroshima et de Nagazaki sont restés sans lendemain. À ce jour, aucune organisation — ou aucun gouvernement, à l'exception de celui de Trumann —, n'a recouru à l'arme nucléaire. La raison fondamentale en est simple : la bombe entraînerait de telles destructions que l'idée même des représailles rend son utilisation inimaginable . L'on se trouve ici devant une rupture entre connaissance théorique et exploitation, entre savoir et pouvoir, qui constitue sans doute l'une des grandes interrogations du siècle écoulé. L'exemple est facile, il permet en tout cas de situer la problématique.
Il va de soi que les différents types de limites évoqués plus haut ne se situent pas sur le même niveau ontologique. Certaines sont de nature épistémologique, d'autres ressortent du déploiement de la raison pratique. Force est de constater qu'une telle analyse systématique du dynamisme scientifique moderne n'a jamais été rigoureusement établi, de sorte que nous ne disposons pas d'une typologie des confins de la science.
Nous avons commencé à proposer cette lecture des sciences modernes en montrant à partir d'un exemple que l'immunogénétique moderne est incapable de définir par elle-même son concept le plus fondamental, celui d'individu. Une analyse épistémologique rigoureuse de cette discipline montre que la définition de ce concept d'individu est de nature métaphysique. Avant nous, quelques physiciens et épistémologues avaient montré que les notions fondamentales de la physique étaient aussi de nature métaphysique. Ces analyses ne sont pas sans signification pour la compréhension des sciences modernes de la nature. Ces dernières se développent à partir d'idées basiques dont la compréhension engage une véritable métaphysique. Prenant appui sur ces données, nous avions jeté les bases d'une herméneutique entre la raison métaphysique et la raison scientifique, la dynamique des apories .
Cependant, les analyses que nous venons de rappeler brièvement avaient une portée exclusivement noétique. Elles engageaient une question fondamentale : quelle est la nature de la connaissance scientifique ? Il nous semble urgent de développer une herméneutique du même type, entre la raison scientifique et la raison pratique cette fois. Faute d'une pensée des limites, l'histoire des sciences modernes continuera à être lue, vécue, pensée et planifiée selon le schème d'un progrès in(dé)fini que rien ne justifie, hormis une certaine foi. Cet état d'esprit favorise une suspension de la question éthique — ce que réalise le relativisme moral — ou l'organisation des transgressions des interdits, c'est-à-dire des limites — ce à quoi se réduit en définitive l'éthique du moindre mal.
C'est dans le contexte de cette question décisive qu'il faut situer les progrès des sciences biomédicales. Les retombées médicales de celles-ci ne sont que la partie la plus visible, parce que la plus médiatisée, de leur essor. La violence des émeutes contre la mondialisation et les récents événements qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 ont commencé à nous familiariser avec les questions des organismes génétiquement modifiés (OGM) et des arsenaux biologiques. Ces deux budgets pèsent actuellement sans doute beaucoup plus lourd que celui des retombées médicales. Ces deux dynamiques ont par ailleurs une histoire. À titre d'exemple, les premières expérimentations biologiques à caractère militaire ont été opérées par des unités spéciales japonaises en Chine à partir de 1937. Leur potentiel militaire et scientifique fut recueilli par les États-Unis en 1945 en échange de l'impunité pour ses auteurs . Depuis lors, le potentiel militaire biologique des deux ex-Grands est immense. Du point de vue d'une doctrine militaire, on pourrait sans peine imaginer un équilibre de la terreur basé sur l'emploi des armes biologiques. Le problème le plus aigu qui continue à se poser est celui de sa non-diffusion dans des régimes (en majorité islamiques) dits instables .
Quant à la mainmise de l'industrie agroalimentaire sur l'agriculture, elle a déjà généré des campagnes d'exaction particulièrement violentes. L'agressivité commerciale de la firme Monsanto est régulièrement prise à partie. Deux types de produit biologique sont au centre de la tourmente. Il y a tout d'abord les semences modifiées par le gène Terminator, qui stérilise les futurs grains et oblige les cultivateurs à acheter chaque année la totalité de leur stock de grains. Ensuite, les semences rendues résistantes au Roundup, un herbicide puissant commercialisé par Monsanto elle-même, posent également question. La firme vend ce produit en interdisant contractuellement à l'agriculteur de conserver une partie de son grain récolté comme semence pour l'année suivante . Un des axes des débats entre agriculture biologique et agriculture industrielle est le renforcement du pouvoir de domination de l'Occident riche sur d'autres régions de la planète .
3/ Un premier présupposé : la croyance positiviste en un progrès indéfini des sciences de la nature
Sans en être toujours lucidement conscientes, l'éthique du moindre mal et la procéduralisation du droit épousent la conception positiviste du progrès indéfini des sciences, proposée par Auguste Comte à la fin du XXe siècle. Dans cette perspective, les découvertes scientifiques ne peuvent que rapprocher l'humanité souffrante d'un mieux-être. Nous verrons plus loin que cette conception n'accorde aucun droit de cité à la problématique des limites.
Avant d'aborder ce point, nous voudrions évoquer le lien étroit entre cette compréhension de l'histoire des sciences et la pensée utopique, celle-ci se définissant comme la projection d'un idéal de justice et de perfection dans un espace-temps imaginaire. La philosophie politique de la Renaissance a privilégié ce type d'expression. Que l'on songe à la Nouvelle Atlantide, de Francis Bacon , à la Cité du soleil, de Campanella et à l'Utopie, de Thomas More . Mais ces projections s'appuyaient sur une analyse critique impitoyable des mœurs de leur temps. La satire de l'Angleterre, que l'on trouve dans la première partie de l'Utopie, est d'une férocité redoutable. Il existe cependant une différence foncière entre les utopies de la Renaissance et celles développées par le monde moderne à partir du XXe siècle. Dans l'esprit des humanistes, les utopies se définissaient sur la toile de fond d'une suspension délibérée de l'Histoire . Bacon, Campanella et More entendaient proposer une société idéale dont la perfection influencerait les centres de pouvoir sur le mode de la séduction, à la manière d'une cause finale, c'est-à-dire par attraction. L'utopie doit jouer un rôle éducateur auprès des hommes politiques, des banquiers, des évêques, bref, des puissants. On observera à ce propos que le lieu et le temps de l'utopie restent indéterminés. Nul ne peut dire où se trouve exactement l'île d'Utopia. Sa localisation reste aussi énigmatique que celle de l'île où échoua Robinson Crusoé ou l'archipel visité par Gulliver .
À partir du XXe siècle, le statut de la pensée utopique change en profondeur. Quel que soit son objet, la protection contre la dégénérescence de la race (et nous savons que cette obsession est à l'origine, dès la seconde moitié du XIXe siècle, de l'eugénisme moderne), le progrès scientifique ou la réalisation d'une société sans classe, l'utopie pénètre au cœur de l'Histoire. Elle devient le projet sociopolitique d'une classe d'individus, d'un parti, d'un État ou d'une communauté d'États (l'Internationale marxiste, par exemple). L'idéal de justice et de perfection est imposé au prix souvent d'une violence inouïe, générant des millions de victimes. De par sa face sombre — et celle-ci pèse des dizaines de millions de morts —, le XXe siècle aura été le temps de l'expérimentation et de l'échec historiques des grandes utopies célébrant la santé ou la justice .
L'entreprise biomédicale contemporaine a subi une mutation radicale au cours des années soixante-dix/quatre-vingt. Le thème est à la mode. Encore faut-il s'entendre sur ce terme de mutation. Ce dernier ne vise en définitive que certains noyaux de la médecine, fortement médiatisés par ailleurs et accaparant de ce fait l'attention de chacun. Deux pôles nous semblent structurer cette évolution de certains secteurs de la médecine et de la biologie. L'eugénisme tout d'abord, et plus précisément, sa nouvelle déclinaison, celle du gène parfait. L'aveuglement ensuite. À en croire les médias, les éditoriaux de revues scientifiques parfois prestigieuses, les P.D.-G. de firmes de biotechnologie, nous sommes en passe d'entrer dans l'ère des triomphes de la médecine régénérative. Nous ne doutons pas que des progrès en thérapeutique découlent finalement de cette voie, notamment dans les perspectives ouvertes par les cellules-souches adultes (voir plus loin). Mais cette stratégie est destinée à ne devenir, dans le meilleur des cas, qu'une arme dans l'arsenal thérapeutique, de surcroît utile dans certains secteurs seulement. Faute de tenir compte de ces facteurs, l'éthique du moindre mal et la procéduralisation du droit cautionnent inconsciemment la dernière grande utopie héritée du XIXe siècle, celle de la santé parfaite .
4/ Un second présupposé : la prétendue neutralité des sciences de la nature
Il nous faut maintenant examiner un état d'esprit couramment répandu en philosophie des sciences et dans les milieux scientifiques, selon lequel le savant — et la science, d'une manière générale — est neutre du point de vue éthique. Seules, les utilisations ou les applications des sciences peuvent être qualifiées de bonnes ou de mauvaises. Ce qui est proposé ici, c'est une indépendance entre la science et l'éthique. Mais nous nous trouvons à nouveau devant une vue de l'esprit. Comme tout un chacun, le savant est engagé, même lorsqu'il se voue à la recherche la plus fondamentale ou la plus théorique, dans la réalité et dans l'histoire des hommes . Il appartient lui aussi, aussi éminent soit-il, à cet inextricable réseau humain, au sein duquel il exerce, en tant qu'être humain, ce que Lévinas appelait une responsabilité infinie envers autrui, situé à la fois en-deçà et au-delà de tout présent, de toute représentation, de toute essence . Il est illusoire de vouloir décharger les scientifiques de leur responsabilité éthique sous prétexte d'une distinction entre vie professionnelle — en l'occurrence la recherche — et vie privée. L'éthique n'est pas restreinte à la sphère privée, ce à quoi elle se réduit dans la perspective du " moindre mal ", elle étend aussi ses exigences sur les sociétés humaines, considérées comme des totalités organiques.
Ce thème de la responsabilité infinie, qui exprime la solidarité de facto entre les êtres humains dans les catégories du devoir moral, est corrélatif d'une autre notion qui n'apparaît pas explicitement dans la philosophie de Lévinas, et qui est l'organisation structurelle du mal. Les métaphysiques grecque, patristique et médiévale définissent le mal comme une privation d'être . Avec Hobbes, le mal (défini comme un état de conflit permanent) caractérise l'état originel des sociétés . Kant décrit un penchant au mal inscrit originairement dans la nature humaine, en-deçà même de l'activité de la liberté . Hegel mène à son terme extrême la dé-figuration du mal et montre comment il est en définitive dépassé au terme de l'autodéploiement du concept . En ce sens, le XXe siècle pourrait se définir comme le temps qui a donné au mal certaines de ses figures les plus effrayantes : les camps d'extermination, les cohortes de réfugiés, les enfants mourant de malnutrition, les embryons avortés sont autant de figures concrètes de cette négation de l'autre comme visage qui caractérise aussi le mal. Ce dernier a acquis une consistance dans l'histoire des hommes. Ce qui se donne à penser ici, c'est une nouvelle perspective sur le mal, à savoir son organisation structurelle dans les sociétés humaines et dans l'Histoire. Il existe des structures de domination, de violence, d'injustice, bref de tout ce qui porte atteinte à la dignité de l'homme, entendue non seulement en un sens individuel, mais aussi en cet autre sens selon lequel tout être humain, par le simple fait qu'il appartient à l'espèce humaine, porte en lui la dignité de l'humanité tout entière.
La méconnaissance de cette organisation structurelle du mal constitue à nos yeux l'aporie la plus profonde aussi bien de l'éthique du moindre mal que de la procéduralisation du droit. Sur le fond, les deux démarches procèdent par abstraction. Dans le cas de l'éthique du moindre mal, la conscience personnelle est certes vue comme étant fondamentalement en situation. Elle est pensée dans ce moment de souffrance où il faut trancher entre deux maux, présentés comme inéluctables. C'est, répétons-le, son " choix de Sophie ". Mais précisément, l'éthique du moindre mal ne reconnaît pas à la situation d'impasse existentielle sa fonction d'interpellation pour la conscience. Au contraire, elle favorise une fuite en avant, privant l'homme ou la femme de la possibilité de suspendre leur course pour faire retour sur eux-mêmes et s'interroger sur la mise en place progressive de cette impasse dans leur existence. Dans le cas classique de l'avortement d'un embryon malformé, les théoriciens du " moindre mal " se gardent soigneusement de mettre dans la balance des phénomènes comme la connaissance de plus en plus précise que nous avons des séquelles psychiatriques et spirituelles graves en cas d'avortement ou encore le développement de stratégies de prise en charge des personnes handicapées depuis leur naissance de plus en plus performantes (même si des progrès doivent encore être réalisés). Les mêmes théoriciens n'interpellent jamais non plus les équipes du diagnostic prénatal pour attirer leur attention sur la pression (parfois à leur insu) qu'elles peuvent exercer auprès des parents, brusquement confrontés à un choc émotionnel particulièrement fort et par conséquent fragilisés. Comme nous l'avons noté plus haut, ces questions commencent à se faire jour dans ce milieu. Autre question juridico-médico-psychologique que ces théoriciens ne posent jamais, celle du devenir des corps des embryons avortés. L'imbroglio juridique est ici total et la question de la dignité de ces corps humains est clairement perçue par quelques équipes médicales de pointe .
À travers ces quelques remarques, on pressent que l'" éthique du moindre mal " procède par abstraction. Elle construit un discours théorique séduisant, apparemment fonctionnel, d'une grande simplicité. Le revers de la médaille est tragique. En traversant le miroir alléchant de sa formulation, on aperçoit que cette " éthique " procède en réalité par une véritable mutilation du réel. Les situations sont infiniment plus complexes, et surtout, les enjeux des choix possibles sont beaucoup plus fins que ce à quoi on les réduit dans ce type de discours. Les conséquences de cette simplification (pour ne pas dire simplisme) peuvent être redoutables. En organisant la transgression des interdits, l'éthique du moindre mal consacre un enfermement de la conscience dans une logique de vie où elle est acculée à choisir des maux, eux-mêmes générateurs d'autres maux. Elle n'éveille pas la conscience — au sens de la maïeutique socratique — à une prise de conscience de ce qui se noue, se conditionne, se catalyse dans l'existence .
La procéduralisation aboutit à un résultat semblable. En se substituant à une définition juridique à la fois claire et cohérente du statut de l'œuf humain fécondé, elle prive de facto le droit de sa possibilité d'interpeller les logiques à l'œuvre dans le dynamisme médico-biologique au nom d'une valeur forte. Ce faisant, le droit se condamne à demeurer à la remorque des innovations technologiques pour finir par les légitimer a posteriori — quoi qu'il dise pour s'en défendre.
II- LA QUESTION DU STATUT DE L'EMBRYON
On le sait, les questions posées par les sciences biomédicales sont nombreuses : que l'on songe notamment aux transplantations d'organes, aux greffes de cellules embryonnaires dans certains noyaux cérébraux, aux perspectives escomptées de clonage de mammifères. Nous avons choisi, pour nous limiter, de les évoquer à travers une question d'apparition récente, celle de l'utilisation des cellules-souches embryonnaires. Cette problématique est exemplaire à deux niveaux. Elle renvoie tout d'abord à la question toujours débattue du statut de l'embryon. D'autre part, elle constitue un remarquable paradigme pour juger de la force ou de l'inanité des critères éthiques dans les grands choix en matière de recherche fondamentale. En effet, une autre alternative, à la fois plus prometteuse sur le plan biologique et parfaitement justifiable sur le plan éthique s'est développée depuis trois ans : il s'agit du recours au répertoire de différenciation des cellules-souches adultes.
1/ Les cellules-souches : introduction à la problématique biologique
Pour des raisons de facilité, nous suivons ici les distinctions établies par le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (France), dans son avis n° 53, Avis sur la constitution de collections de cellules embryonnaires humaines et leur utilisation à des fins thérapeutiques ou scientifiques. Nous sommes conscients de ce que la notion demanderait des développements complémentaires. Toutefois, les enjeux éthiques se focalisent autour de l'alternative cellules-souches embryonnaires/cellules-souches adultes, de sorte que nous nous limiterons à une présentation de ces deux notions.
Le terme de cellule-souche est générique. Il désigne des cellules capables d'engendrer plusieurs types cellulaires différents. En d'autres termes, une cellule-souche possède un répertoire de différenciation qui la caractérise.
Tous les systèmes et tous les tissus — y compris la peau, semble-t-il d'après des indices récents —, possèdent des précurseurs des différentes populations cellulaires qui les constituent. Celles-ci peuvent être utilisées pour reconstituer le tissu si ce dernier est endommagé suite à une lésion ou à une maladie. Ce sont les cellules-souches adultes. Elles sont pluripotentes, en ce sens qu'elles peuvent donner lieu à plusieurs types de cellules. Leur répertoire de différenciation est restreint aux types de populations cellulaires dont le tissu en question est constitué. C'est ainsi qu'une cellule-souche hématopoïétique, capable de donner naissance aux cellules des trois lignées sanguines (plaquettes, globules rouges, globules blancs), est incapable de produire les différentes cellules constitutives du tissu nerveux. Du moins était-ce ce que l'on croyait jusqu'il y a peu (voir point III).
Chez l'embryon, on trouve également des cellules-souches (ou embryonic stem cells, ou cellules ES). Elles sont localisées dans la masse interne des blastocystes. À ce stade (4e-6e jour), l'embryon est constitué de deux types de cellules, aisément reconnaissables sur la base de critères morphologiques : les cellules externes, aplaties, et qui vont se différencier dans les enveloppes externes de l'embryon, et les cellules internes d'où vont dériver les trois feuillets embryonnaires et, à partir d'eux, la totalité des tissus de l'organisme. Ce sont les cellules-souches embryonnaires.
Chez la souris, dont les cellules-souches ont été étudiées de manière particulièrement intensive, l'établissement en culture de lignées de ces cellules est aujourd'hui une technique bien rôdée. Leur totipotence est bien attestée par des expériences de transfert in vivo : si on les injecte à une morula ou à un blastocyste de souris, elles sont capables de se différencier dans toutes les cellules de l'adulte. Il est possible de contrôler in vitro leur différenciation, dans une certaine mesure. Ces cellules ont par ailleurs permis la réalisation de modèles très pointus en génétique moléculaire, les souris " knock out ".
Cependant, selon l'avis n° 53, ces cellules sont incapables d'avoir par elles-mêmes une " évolution coordonnée vers un embryon multicellulaire ou un fœtus normaux " , ce qui pose une question. Sans intervention humaine, c'est-à-dire durant un développement embryonnaire naturel, des jumeaux peuvent apparaître. Il faut donc imaginer que, dans ces conditions, les cellules-souches embryonnaires sont capables de se développer par elles-mêmes en un fœtus parfaitement constitué. Les raisons de la perte de cette faculté d'autodéveloppement en dehors du corps maternel sont énigmatiques. Cette précision est cependant décisive pour préciser leur statut ontologique.
Dans l'espèce humaine, les recherches sont nettement moins avancées. Il a en effet fallu attendre l'année 1998 pour voir l'établissement des premières lignées de ce type cellulaire . Un article fait état d'un relatif contrôle de certaines phases précoces du développement . Depuis, les recherches se sont intensifiées, au point de déclencher une polémique violente aux États-Unis . L'horizon de ces recherches est ultimement thérapeutique. L'espoir est de contrôler le développement des ES vers un type cellulaire adulte bien déterminé (cellules nerveuses, cellules pancréatiques, etc.) en vue de les injecter à un individu malade et ainsi de régénérer un organe déficient. Il s'agit en somme d'un perfectionnement des techniques relativement anciennes d'injection de cellules embryonnaires dans les structures cérébrales de malades atteints d'une maladie neurologique en phase terminale (Parkinson, etc.)
2/ Le mode d'obtention des cellules-souches embryonnaires
Ce point est également de première importance quand il s'agit de se prononcer sur la licéité éthique de ces recherches. Nous suivrons ici également la synthèse opérée par les membres du Comité consultatif français. Dans son rapport scientifique accompagnant l'avis n° 53, le Comité distingue deux types de sources possibles pour les cellules-souches embryonnaires :
a/ Les embryons conçus in vitro avant leur transfert in utero. C'est la doctrine française. On sait que toute fécondation in vitro s'accompagne de la congélation d'un certain nombre d'embryons sur lesquels existe, du moins théoriquement, un projet parental. Dès lors que ce projet s'estomperait, les embryons congelés deviendraient disponibles pour la recherche.
b/ Les embryons ou fœtus morts expulsés après l'implantation. Ces expulsions peuvent être soit naturelles, soit provoquées (dans le cadre des lois nationales sur l'interruption de grossesse). Dans ce dernier cas, les critères de mort de l'embryon, tels qu'ils ont été définis par la recommandation 1100 de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, sont importants.
Une troisième source potentielle d'obtention des cellules ES est la production de clones. Jusqu'il y a peu, aucun biologiste ne croyait à cette éventualité. Mais la naissance de Dolly a brisé un dogme de la biologie, selon lequel un noyau de cellule somatique est incapable de donner lieu à un développement embryonnaire.
Si la plupart des spécialistes est opposée au clonage reproductif, il n'en va pas de même pour le clonage dit thérapeutique. Par clonage thérapeutique, on entend la production d'un œuf constitué du cytoplasme de l'ovule d'une femme et du noyau d'une cellule somatique d'un individu X. D'un point de vue génétique, le procédé fait l'économie de l'individualisation des gamètes durant la méiose . L'idée est d'orienter le développement des cellules-souches embryonnaires de ce clone vers la production d'un type déterminé de cellules, par exemple des cellules nerveuses. En sacrifiant le clone, il serait alors possible de récupérer les cellules nerveuses et de les injecter dans le cerveau de l'individu d'origine, pour soigner par exemple sa maladie de Parkinson. L'avantage de cette technique est de court-circuiter les réactions de rejet du greffon liées à des incompatibilités tissulaires. En effet, les cellules dérivées d'un clone possèdent le même génome et expriment les mêmes antigènes d'histocompatibilité que l'individu dont il est produit.
L'annonce par la firme privée américaine Advanced Cell Technology (ACT) le 25 novembre 2001 de la production d'embryons humains par voie de clonage constitue une première étape dans la réalisation de ce protocole.
Les chercheurs américains se sont en réalité livrés à deux types d'expérience.
Tout d'abord, ils sont parvenus à induire le développement parthénogénétique d'ovules (c'est-à-dire d'ovules non fécondés par des spermatozoïdes) jusqu'au stade de blastocystes (5 à 10 jours). Sur la plan biologique, ce volet constitue sans doute l'innovation biologique la plus profonde. La parthénogenèse expérimentale a fait l'objet de nombreuses études depuis les années 1890. Jacques Loeb réussit à provoquer une parthénogenèse chez les oursins en 1915 et Eugène Bataillon chez la grenouille en 1919. Deux types de développement étaient obtenus par ce dernier biologiste. Ou bien, l'aiguille perforait la membrane ovulaire sans l'introduction fortuite d'une autre cellule et, dans ce cas, l'ovule expulsait le second globule polaire et entrait des cycles monoastériens dont il ne pouvait sortir par ses seules ressources. Ou bien, la perforation de la membrane ovulaire s'accompagne de l'injection fortuite d'un noyau (par exemple provenant du sang qui a souillé les oeufs durant leur prélèvement) et dans ce cas, le développement conduit à la formation d'un embryon normal . En appliquant cette technique à l'espèce humaine, et en obtenant un début de développement (jusqu'au stade de blastocyste), l'équipe d'Advanced Cell Technology réussit une percée.
Ensuite, ils ont obtenu des embryons en transférant le noyau de cellules de peau prélevées sur des adultes donneurs dans le cytoplasme d'un ovule préalablement énucléé. Dix-neuf embryons humains ont ainsi été reconstitués, dont trois seulement ont poursuivi leur développement jusqu'à trois jours .
Le résultat est moins surprenant qu'on ne le pense. En 1979 déjà, un gynécologue américain, L.-B. Shettles, avait publié la production par clonage de trois embryons humains selon une procédure expérimentale très proche de celle qui sera ultérieurement utilisée pour Dolly .
Quoi qu'il en soit, la fabrication de clones embryonnaires constitue un nouveau pas dans l'instrumentalisation de l'humain, situation inacceptable d'un point de vue éthique. Cette escalade a fait l'objet d'un texte très dense de Mireille Delmas-Marty, une juriste française contemporaine, qui s'exprimait à propos de l'éventualité du clonage humain . L'originalité de l'approche juridique développée par cet auteur est très grande. L'idée de base est celle d'une compréhension du concept de dignité humaine, selon laquelle celle-ci n'est pas seulement celle de la personne, mais également celle de l'humanité tout entière. Cette conception n'est pas sous-jacente à tous les instruments juridiques internationaux. Elle n'apparaît pas expressément dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (10 décembre 1948) ni dans les deux pactes de 1966. En revanche, le préambule de la Convention du Conseil de l'Europe sur les droits de l'homme et la biomédecine de 1996 affirme " la nécessité de respecter l'être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l'espèce humaine ".
Le clonage est envisagé sous un double point de vue, celui des droits de l'homme tout d'abord (en ce premier sens, il constitue une atteinte à la dignité de la personne individuelle) et celui du crime contre l'humanité ensuite (en ce second sens, le clonage constitue une atteinte à la dignité de l'humanité, car ce qui caractérise le crime contre l'humanité, " c'est l'identité de la victime, l'Humanité ". Du point de vue des droits individuels, Mireille Delmas-Marty suggère de faire entrer l'interdiction du clonage dans le noyau dur des droits de l'homme. Ce dernier ne souffre aucune limitation, même temporaire, comme c'est le cas pour l'interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme ). Dans cette perspective, le clonage pourrait être considéré comme un traitement inhumain et dégradant.
Du point de vue du crime contre l'humanité, dont l'auteur souligne avec force qu'il ne fait encore l'objet d'aucune définition rigoureuse , c'est l'humanité en tant que telle qui est réduite au niveau d'un matériau de laboratoire. C'est une des particularités du crime contre l'humanité. Ce n'est pas d'abord l'atteinte aux droits imprescriptibles de la personne individuelle qui est visée à travers ce concept, mais la violation de la dignité de l'humanité en tant que cette dernière est présente et s'exprime à travers chaque personne singulière, dans le mystère de son histoire et de sa destinée. En effet, comme le remarque Delmas-Marty, dans le cas des crimes contre l'humanité, dont on ne connaît que des listes énumératives, " la valeur protégée a d'emblée une dimension collective. Et c'est sans doute là le point commun aux divers interdits énumérés comme crimes contre l'humanité ".
Ceci dit, le résultat obtenu par Advanced Cell Technology n'est qu'un premier pas. La courte expérience que nous avons du clonage des mammifères montre que cette technique demeure très aléatoire. L'obtention d'un clone nécessite de nombreux essais, dont le nombre est variable selon les espèces. Les résultats annoncés par le laboratoire américain ne modifient guère la donne. Nous sommes probablement loin d'une maîtrise de cette technologie qui puisse aboutir à une pratique routinière. À supposer que les chercheurs arrivent un jour à ce premier résultat, ils ne seront pas encore au bout de leurs peines. Le clonage thérapeutique passe par une maîtrise des processus de différenciation précoces de l'embryon. Or ces derniers restent une profonde énigme. Les travaux les plus pointus ont été réalisés sur des cellules-souches embryonnaires de souris syngéniques. Près de dix ans après les premières expérimentations, ces cellules demeurent toujours des boîtes noires pour les biologistes moléculaires et le contrôle de leur différenciation est encore très rudimentaire . Enfin, on voudrait disposer d'une revue complète des résultats effectifs, allant jusqu'à la recension des effets secondaires, de l'injection de cellules embryonnaires dans les noyaux cérébraux de malades atteints de maladies dégénératives graves, comme l'Alzheimer, la chorée de Huntington ou le Parkinson, pour ne citer que celles-là.
Rappelons un épisode de l'histoire de l'immunologie du cancer. Dans les années quatre-vingt, les médecins et les biologistes fondaient de grands espoirs sur une molécule nouvellement découverte, l'interféron. Cette substance naturelle exerce in vivo une activité antivirale remarquable. À cette époque, on espérait qu'elle jouerait un rôle important dans la guérison des cancers, sujet qui à l'époque passionnait l'opinion publique, au même titre que les manipulations génétiques aujourd'hui. Malgré les sommes astronomiques mises en jeu, l'efficacité de cette substance dans les stratégies antitumorales fut décevante. En revanche, elle a trouvé une application clinique importante dans le traitement des hépatites virales chroniques . Les progrès scientifiques sont beaucoup plus tâtonnants qu'une certaine presse, qu'un certain milieu scientifique ou qu'une certaine bioéthique veulent bien le reconnaître. Ils épousent souvent des voies inédites, procèdent par changements de caps imprévisibles. Les protocoles théoriques les plus solidement établis peuvent se heurter à la résistance du vivant, alors que le travail révèle souvent également des voies d'approche originales auxquelles personne n'avait vraiment songé. La pesanteur de l'histoire des sciences est l'un des facteurs les plus oubliés dans la majorité des débats bioéthiques actuels .
Revenons aux cellules-souches embryonnaires. D'un point de vue éthique, la seule source d'obtention des cellules ES qui ne pose pas de problème est le cas des avortements spontanés. Malheureusement, cette source est aussi la moins intéressante sur le plan biologique. En effet, dans l'immense majorité des cas, ces fausses-couches sont liées à des anomalies chromosomiques non viables.
Dans les trois autres situations, qui sont également les seules qui présentent un intérêt pour la recherche, la question éthique se pose. Dans le clonage dit thérapeutique, la production du clone et le contrôle hypothétique de sa différenciation sont orientés vers la production de tissus au bénéfice d'un tiers. L'utilisation des embryons surnuméraires à des fins de recherche pose aussi la question de la réduction de ces morulas ou de ces blastocystes au rang de moyen pour l'entreprise biomédicale. L'obtention des cellules ES à partir de produits d'avortement provoqué soulève la problématique éthique de l'interruption volontaire de grossesse.
3/ Le statut ontologique de la cellule-souche embryonnaire
La question du statut de l'œuf fécondé se réduit aujourd'hui à cette simple interrogation : est-il un individu ? C'est un point sur lequel tout le monde est d'accord, hormis certains cercles néothomistes qui persistent à poser le problème dans le cadre aristotélicien de la préparation de la matière à la réception de la forme . L'équation est assez simple : si l'œuf humain est un individu, il est une personne (en acte premier de subsistance) ; s'il n'est pas un individu, il n'est pas une personne.
La question se ramène donc à celle-ci : qu'entend-on par individu ? Un courant dominant, qui s'inspire principalement de la littérature anglo-saxonne, retient comme critère d'individuation la non-divisibilité. Est individu ce qui ne peut se diviser. Par conséquent, l'œuf fécondé n'est pas un individu, puisqu'il peut se diviser en jumeaux. Cette approche présente la faiblesse de ne tenir aucunement compte de plusieurs données biologiques fondamentales, comme la singularité du génome, les mécanismes très fins de la fécondation, qui révèlent que dès le contact entre les gamètes l'œuf se comporte comme un organisme, l'expression avant la nidation des molécules HLA-G, qui bloqueront le conflit immunitaire entre la mère et le fœtus, ...
En somme, le critère anglo-axon d'individuation est tout à fait insatisfaisant sur le plan biologique. À y regarder de plus près, il n'est rien d'autre qu'un recopiage de la définition leibnizienne de l'individu. Dans son Discours de métaphysique, publié en 1686, Leibniz écrit " qu'on ne divise pas une substance en deux, ni qu'on ne fait pas de deux une " (paragraphe IX). Or, pour Leibniz, la substance ou l'individu — chez lui, les deux termes sont interchangeables — dont il est question est une réalité immatérielle, la monade. Disons les choses autrement : en appliquant ce critère d'individuation aux phénomènes et aux réalités biologiques, les bioéthiciens anglo-saxons commettent un contre-sens.
Il reste que la définition d'un principe d'individuation n'est pas du ressort de la raison scientifique. La biologie travaille sur des organismes individuels en utilisant une méthodologie propre, elle ne définit pas ce qu'est un individu. Ce travail est du ressort de la métaphysique. La difficulté n'est donc pas de recourir à la métaphysique pour définir un principe d'individuation, elle est de le faire avec rigueur et en pleine connaissance de cause.
Conscients de ces impasses, nous avons proposé de formuler autrement le principe métaphysique d'individuation en tirant parti d'une particularité de la définition médiévale de l'individu. Selon cette approche, l'individu se définit par deux propriétés transcendantales de l'esse, l'unum qui exprime son unité ontologique et l'aliquid par lequel il est distinct de tout autre. Ce principe est pleinement suffisant pour penser l'individualité de l'œuf fécondé, quelle que soit son espèce biologique.
Ces préliminaires étant rappelés, nous pouvons revenir à la question du statut ontologique de la cellule-souche embryonnaire : cette cellule est-elle un individu ?
Pour répondre à cette question, la seule considération des deux propriétés transcendantales de l'esse ne suffit pas. Si l'on s'en tenait à ces seuls critères, un blastomère, un œuf fécondé, un lymphocyte immortalisé en culture, un neurone seraient des individus. Or, il existe un point de vue sous lequel ces cellules sont fondamentalement différentes. Certaines d'entre elles sont capables de donner naissance au tout de l'organisme parfaitement constitué, alors que d'autres en sont incapables. Ces indications suggèrent qu'un troisième élément doit être introduit pour penser l'individualité du vivant d'une manière tout à fait adéquate, à savoir la relation au tout.
En tant qu'elle est une cellule constitutive du blastocyste, la cellule-souche embryonnaire n'est pas un individu au sens strict. Elle est une partie dépourvue d'autonomie par rapport à ce tout qu'est l'embryon à ce stade. C'est le blastocyste et non le blastomère qui est en puissance active du tout. En d'autres termes, l'unité du blastomère est relative en ce sens qu'elle est tributaire de celle de l'embryon. C'est ce qui se manifeste lors d'un avortement spontané de l'embryon précoce : ses blastomères meurent.
En revanche, en tant qu'elle est séparée du blastocyste — comme c'est le cas dans le diagnostic préimplantatoire ou dans le processus de gémellisation —, la cellule-souche embryonnaire est un individu au sens strict. Son unité est absolue — elle est unum –, sa différence est réelle (même si elle se réduit dans les premiers moments à une localisation autonome) — elle est un aliquid — et elle est en puissance active du tout, en ce sens qu'elle peut donner naissance à l'organisme dans son intégralité (c'est sa totipotence).
Par contraste, les cellules mises en culture, comme par exemple les lymphocytes immortalisés (par mutagenèse, irradiation, exposition à des agents chimiques, etc.) ne sont pas des individus. En effet, si elles sont à la fois unae et distinctae, elles ne sont pas en puissance passives du tout. On pourrait les qualifier d'indiscernables .
Résumons-nous : l'œuf fécondé, la cellule-souche embryonnaire isolée de son blastocyste d'origine et le clone type Dolly, quelle que soit sa finalité, reproductive ou thérapeutique, sont des individus. Dans l'espèce humaine, ils doivent donc être considérés, d'un point de vue métaphysique, comme des personnes en acte premier de subsistance.
III- L'ALTERNATIVE DES CELLULES-SOUCHES ADULTES
Le recours aux cellules-souches embryonnaires soulèvent des problèmes éthiques qui font l'objet de débats passionnés aux États-Unis. Les débats sont devenus d'autant plus virulents qu'une alternative beaucoup plus réalisable sur le plan biologique s'est récemment dégagée. Depuis 1999 en effet, plusieurs publications ont révélé que les cellules-souches adultes possèdent un répertoire de différenciation plus large qu'on ne l'avait imaginé. En d'autres termes, elles se révèlent capables in vivo et in vitro de se différencier dans des types cellulaires très éloignés de leur répertoire habituel. C'est ainsi que des cellules nerveuses peuvent se transformer en cellules sanguines, etc. Plusieurs expériences illustrent ce phénomène. Il serait regrettable que les intérêts financiers de certains laboratoires privés, qui se sont lancés dans une course au clonage, n'occultent cette voie en plein essor dans les débats publics. Nous allons rapidement passer ces expériences en revue avant de dégager une première vue synthétique sur ces perspectives, dans lesquelles la question éthique ne se pose pas.
a/ Expérience de Bjornson and al. (janvier 1999) : Des cellules-souches de cerveau d'une race de souris A, porteuses de marqueurs génétiques facilement identifiables, ont été injectées à des souris d'une race B préalablement irradiées. L'irradiation des animaux récepteurs a pour effet de tuer chez eux certaines populations cellulaires, en particulier les cellules-souches hématopoïétiques. Les cellules-souches nerveuses injectées ont été capables de recoloniser aussi la moelle osseuse des souris irradiées et de générer les trois types de cellules sanguines .
b/ Expérience de Kopen and al. (septembre 1999) : l'injection de cellules-souches de stroma médullaire dans le ventricule latéral de souriceaux est suivie par leur migration dans l'ensemble du cerveau et par leur différenciation en douze jours en astrocytes .
c/ Expérience de Jackson and al. (décembre 1999) : des cellules-souches musculaires de souris adultes peuvent donner naissance en six à douze semaines à toutes les cellules des trois lignées sanguines après avoir été injectées à des souris préalablement irradiées .
d/ Expérience de Clarke and al. (juin 2000) : Cette équipe a travaillé sur des cellules-souches nerveuses de souris in vitro (culture en présence de matériel embryonnaire) et in vivo (injection de ces cellules dans la cavité amniotique d'embryons de poulet avant la gastrulation ou dans des blastocystes de souris, réalisant ainsi des animaux chimériques). In vitro, les cellules-souches nerveuses se différencient en cellules musculaires. In vivo, le répertoire de différenciation est plus large. L'exemple le plus frappant est la formation de cœurs normaux, constitués en majorité à partir de cellules souches nerveuses . Il s'agit à ce jour de l'expérience la plus impressionnante. On remarquera toutefois que les auteurs n'ont observé une contribution au système hématopoïétique dans aucun de leurs systèmes.
e/ Expérience de Galli (octobre 2000) : des cellules-souches nerveuses adultes humaines et murines peuvent se différencier en fibroblastes, lorsqu'elles sont cocultivées in vitro avec des myoblastes ou lorsqu'elles sont injectées in vivo dans un muscle .
f/ Expérience de Menasché and al. : l'injection de cellules-souches musculaires humaines dans un myocarde infarci a permis la restauration en cinq mois d'une fonction cardiaque satisfaisante . Il faut accepter ces résultats avec une certaine réserve si on les prend dans la perspective de la différenciation des cellules-souches adultes. On reste en effet à l'intérieur du tissu musculaire. L'originalité de ce résultat est de montrer que des cellules souches musculaires striées peuvent se différencier en cellules musculaires lisses.
g/ Le 10 avril 2001, une équipe de l'UCLAF School of Medicine rapportait avoir réussi à obtenir des cellules osseuses, musculaires, cartilagineuses et graisseuses en mettant en culture des cellules-souches graisseuses obtenues par liposuccion .
h/ Enfin, la revue Cell publiait en date du 3 mai 2001 les résultats d'une équipe américaine montrant que les cellules souches de la moelle osseuse de souris adultes peuvent s'autorenouveler et se différencier in vivo en cellules épithéliales du foie, du poumon, du tube digestif et de la peau .
On remarquera que la plupart des travaux a été effectuée sur la souris. Il est cependant vraisemblable que les cellules-souches adultes humaines se comportent comme leurs consœurs murines (ce que semblent indiquer les publications de Galli, de Menasché et de l'équipe de l'UCLAF School of Medecine). D'autre part, à l'heure actuelle, nous ne disposons que d'indices convergents. Chez la souris, il semble que les cellules-souches nerveuses puissent se différencier en cellules sanguines (Bjornson, curieusement non reproduit par Clarke and al.). Inversement, des cellules de stroma médullaire peuvent donner des astrocytes (Kopen). Enfin, des cellules musculaires peuvent donner lieu aux cellules sanguines des trois lignées. Il est beaucoup trop tôt pour que l'on puisse mesurer l'extension et les limites éventuelles des capacités de différenciation des cellules-souches adultes de la souris. En tout état de cause, l'affirmation de l'existence d'une cellule circulante humaine totipotente paraît prématurée et ne repose jusqu'à présent sur aucun faisceau de preuves expérimentales entraînant l'adhésion .
À supposer que les recherches sur les cellules-souches adultes humaines confortent les résultats obtenus chez leurs consœurs murines et qu'elles aboutissent à une médecine de la régénération (et dans quelle mesure ?), les avantages du recours à cette voie seraient biologiques et éthiques.
Sur le plan biologique tout d'abord, les cellules-souches adultes sont d'obtention bien plus faciles que les cellules-souches embryonnaires. Elles sont disponibles chez tout individu et leur réimplantation après manipulation n'entraînerait par conséquent aucune réaction de rejet. Ensuite, les expériences et les observations se multiplient sur leur répertoire réel de différenciation. Elles sont probablement totipotentes. Enfin, il semble relativement aisé de contrôler leur différenciation, du moins selon les premiers rapports.
Sur le plan éthique, les cellules-souches adultes ne peuvent pas être considérées comme des individus au même titre que les cellules-souches embryonnaires. Elles ne sont pas en puissance du tout, elles en sont au contraire une partie. Isolées en culture, elles devraient être considérées comme des indiscernables.
EN CONCLUSION : AU SERVICE DE L'HOMME OU DE TOUT ETRE HUMAIN ?
Deux lignes de force se dégagent de ces brèves analyses.
Tout d'abord, les milieux gravitant autour des problèmes bioéthiques ne mesurent pas à quel point le clonage des mammifères est problématique. L'enthousiasme qui a salué la naissance de Dolly a fait oublier un peu vite que la production de cette brebis avait nécessité de nombreux essais infructueux. Nombreux furent ceux qui crurent que cette technique allait s'imposer aussi rapidement et aussi facilement que la FIVETE. La naissance de Louise Brown fut précédée d'au moins une décennie de recherches intensives. Depuis, les techniques de fécondation extracorporelle font partie du paysage quotidien. Elles ont trouvé une nouvelle indication chez les couples où l'un des deux conjoints est séropositif . Il semble toutefois que dans le cas du clonage, les choses ne soient pas si simples. En septembre 2000, la revue La Recherche publiait un article de synthèse sur les difficultés éprouvées par toutes les équipes pour fiabiliser l'expérience Dolly chez de nombreuses espèces. En particulier, tous les essais de clonage chez les primates ont échoué en raison d'anomalies chromosomiques graves et systématiques . Dans ce contexte, les possibilités que semblent offrir — du moins d'après les premières observations chez la souris — les cellules-souches adultes tombent à pic, et ce d'autant plus que leur utilisation ne soulève aucun problème éthique.
Sur le plan éthique, la différence entre la stratégie de l'emploi des cellules-souches embryonnaires et celle du recours aux cellules-souches adultes est considérable. D'un point de vue strictement métaphysique, et en sortant des clivages et des partis-pris des différentes familles d'esprit, il est possible de montrer que la cellule-souche embryonnaire est une personne, ce que n'est pas la cellule-souche adulte . Le recours à des cellules-souches embryonnaires issues de clones fabriqués pour la circonstance revient donc à utiliser un être humain comme moyen pour améliorer la santé d'un autre, ce qui reste fort inacceptable sur le plan éthique.
Cette distinction renvoie à la finalité de la recherche biomédicale. La question — et le critère — académique " est-elle au service de l'homme ? " cache mal la véritable question, " est-elle au service de tout être humain ? ".
Ce qui nous renvoie au problème du statut de l'embryon. Laissée en suspens dans la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, cette question fait aujourd'hui l'objet d'une approche procédurale, ce dont témoigne l'article 18 de la Convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine. Or cette approche laisse sans statut réel une part de notre humanité. Durant nos premiers jours, nous ne sommes ni personne, ni chose, ou plutôt, nous sommes assimilés soit à des personnes, soit à des choses, en fonction de la manière dont nous avons été produits ou des protocoles auxquels nous sommes destinés. Qu'une telle situation soit en contradiction avec les intentions profondes de la Convention de sauvegarde, adoptée sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, est une quasi évidence, que plusieurs juristes, éthiciens et penseurs ont rappelée à de nombreuses reprises dans les tribunes internationales .
Mais cette lacune est également profondément insatisfaisante en regard du code de déontologie de Nuremberg, promulgué à la suite du procès des médecins criminels nazis, et dont l'omission est une des plus curieuses particularités des grands meetings internationaux consacrés à l'expérimentation sur l'embryon. Son article 5 précise en effet que " l'expérience ne doit pas être tentée lorsqu'il y a une raison a priori de croire qu'elle entraînera la mort ou l'invalidité du sujet. "
Les progrès des sciences biologiques, facteurs de connaissances, de retombées thérapeutiques et de développements économiques, doivent cependant et impérativement s'accompagner d'un approfondissement des principes éthiques fondamentaux qui les rende effectifs et non pas seulement déclamatifs.
Dans les questions soulevées par la génétique, deux de ces principes sont particulièrement impliqués : 1/ La non-exclusion d'une catégorie d'êtres humains de l'humanité, principe consacré notamment par l'article 13 de la Convention de sauvegarde, devenu l'article 21 de la Charte. 2/ L'interdiction de considérer un être humain seulement comme moyen, et non pas comme fin, que partage la très grande majorité des éthiques de la tradition philosophique occidentale.
Au fond, ce à quoi nous assistons aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une nouvelle configuration de la dialectique séculaire entre le savoir et le pouvoir. En vertu de son patrimoine culturel, couvrant presque trois millénaires, il revient à l'Europe de faire entendre, dans le concert international des discussions bioéthiques, la voix de la recherche effective, et non pas seulement rhétorique, d'une consonance mesurée entre science et éthique, entre liberté de la recherche et respect de l'inaliénable dignité de tout être humain, handicapé ou non, embryon ou déjà né.
Le choix entre deux voies pour commencer à donner corps à une médecine régénérative — celle des clones thérapeutiques producteurs de cellules-souches embryonnaires et de tissus de même typage HLA d'une part, celle des cellules-souches somatiques d'autre part — constitue un paradigme remarquable pour tester la véracité des discours des décideurs politiques européens lorsqu'ils déclarent vouloir entendre la voix de la société civile dans le choix d'une politique scientifique entre des programmes dont on ne peut nier qu'ils sont pour la plupart, mais pas tous, supportés financièrement par des entreprises obéissant à la logique du marché. D'un côté en effet, nous nous trouvons devant une perspective fortement médiatisée mais qui appartiendra peut-être — ou sans doute ? — au musée des idées certes brillantes, cependant irréalisables, dont l'histoire des sciences, et de la biologie en particulier, est riche. De l'autre côté, semble s'ouvrir une autre voie, laquelle de mois en mois se voit confortée par des articles publiés dans les plus prestigieuses revues scientifiques et qui, remettant en cause certaines des notions les plus solidement ancrées [la rigidité du répertoire des cellules-souches adultes notamment], ouvre sans doute les véritables perspectives de la médecine régénérative. D'un côté, le franchissement d'une barrière éthique que l'on voudrait inaliénable (l'utilisation d'un être humain comme pur moyen), de l'autre une absence de réserves éthiques. D'un côté un dilemme [liberté de la recherche - respect des normes éthiques], de l'autre une consonance [compétitivité scientifique, médicale et économique - respect de la dignité humaine].
PH. C.